L’histoire n’a jamais été aussi proche de nous. L’histoire contemporaine est devenue le chapitre majeur de la discipline, celui par lequel on devient célèbre. Certes, notre historien moderne va manquer de recul, aucune archive ne lui sera ouverte, mais cela ne le retiendra pas de porter en série jugements et oracles. A la vérité, il se rapproche du journaliste et les deux écrivants, selon le substantif saisissant dans sa neutralité qu’inventa jadis Régis Debray, finissent par ne plus faire qu’un seul personnage, le maître envié de la communication. Priés d’éclairer les masses, et de maintenir le moral de gens éberlués par les soubresauts incessants d’une politique erratique, ils se dépassent sans cesse et élèvent toujours davantage le débat en confondant volontairement la ligne du présent avec le sort que lui réservera un avenir improbable ; ils sont ainsi passés champions dans l’art d’ordonner à l’avance les moments historiques à venir de notre époque.
A s’en tenir au mois de mai dernier, on est largement servi puisque deux dates sont déjà retenues pour l’agenda de nos lointains descendants. Un mois historique donc, et même doublement historique, la création d’un Fonds européen pour la stabilité de l’euro le 9 mai étant, à soixante années de distance, d’une importance comparable pour l’avenir du continent, à celle de la Déclaration Schuman, l’accord signé par le Brésil et la Turquie le 17 mai avec l’Iran, marquant l’entrée des pays émergents sur la scène de la grande diplomatie, un signe avant-coureur des temps nouveaux.
L’incertitude demeure en Europe
S’agissant de l’Euroland, l’hyperbole cadre mal avec la tristesse du paysage. Le Fonds européen de soutien à l’euro n’a été créé qu’à titre provisoire, sous la pression des événements et il n’a nullement mis fin aux réserves allemandes devant le fonctionnement déréglé de la zone monétaire et, si dans le contexte de la lutte contre la spéculation, ses partenaires reprochent à Angela Merkel d’avoir interdit unilatéralement la vente à découvert, on oublie qu’elle avait, à maintes reprises dans les semaines précédentes, fait des propositions en ce sens sans obtenir de réponse.
Quant à l’autre décision historique (le Monde) de la Banque Centrale Européenne de racheter la dette publique des pays en difficulté de la zone, elle n’a été prise le 10 mai qu’à la majorité par l’autorité monétaire, contrairement à son habituel consensus, et cette décision inutile aux yeux des Allemands, fruit d’un complot français, « ne fait que soutenir artificiellement les cours » et, selon l’hebdomadaire Der Spiegel, « permettre aux banques françaises de se défaire de leurs titres à bon compte », alors que les banques allemandes se sont engagées à conserver leurs emprunts grecs jusqu’en 2013… C’est l’indépendance de la Banque européenne qui semble mise en cause aux yeux de Berlin et, sur ce point, le gouvernement fédéral préférerait la mort de l’euro plutôt qu’un échec.
Les esprits étaient moins échauffés en 1950 et, personne ne semble s’en souvenir, c’est dans une certaine discrétion qu’avait été annoncée la création d’un Haute Autorité du charbon et de l’acier. Il en avait été de même le 1er janvier 1958 lorsqu’étaient entrés en vigueur les Traités de Rome alors pourtant que le Marché Commun allait devenir progressivement une réalité. La construction européenne est une tâche de longue haleine, comme disait Robert Schuman, elle passe par des réalisations concrètes, et les Trompettes de la renommée, sans cesse embouchées, lui conviennent fort mal. En l’occurrence, l’enjeu est simple et ne deviendra historique un jour que s’il est relevé, ou bien l’euro sera géré comme le fut naguère le mark, la préoccupation fondamentale de la Banque européenne étant de lutter contre l’inflation, ou bien l’euro échouera, ce qu’à Dieu ne plaise.
Une initiative controversée
Quant au 17 mai 2010, je doute fort qu’il devienne un repère pour les historiens de demain, s’il y en a encore. L’initiative du Brésil et de la Turquie en Iran n’avait rien d’inattendu. Le président iranien Ahmadinejad est beaucoup moins isolé sur le plan international qu’on ne le croit souvent en Occident. S’étant déjà rendu à Brasilia et à Ankara, il a aussi reçu la visite aussi bien du président irakien Talabani que de Mr Karzaï, le leader afghan, l’un et l’autre tenant à montrer leur autonomie par rapport aux Etats-Unis. La portée de l’accord conclu avec Téhéran a d’ailleurs fait l’objet de commentaires contradictoires, la plupart des Occidentaux le jugeant très insuffisant, voir dangereux pour les Israéliens, Nicolas Sarkozy, espérant bien vendre ses 32 rafales au Brésil, jugeant pour sa part que ce fut « un pas dans la bonne direction ».
Encore faudrait-il un peu de hauteur pour interpréter vraiment l’événement. Pour ma part, je doute fort que la démarche du président Lula et du premier ministre Erdogan ait eu lieu en catimini. Je suis convaincu que, par un canal ou par un autre, ils avaient prévenu Barack Obama, pour qui elle était loin d’être une mauvaise nouvelle.
Décidé à obtenir que s’engage vraiment sous son premier mandat le règlement d’ensemble du Conflit du Moyen-Orient qu’il appelle de ses vœux, le président américain est tenu à une prudence de Sioux dans un environnement inconditionnellement pro-israélien à Washington, en particulier au Congrès. Or l’inquiétude subsiste à propos d’une attaque de Tel Aviv contre les sites nucléaires iraniens. C’est même devenu une spécialité chez nombre d’observateurs d’en souligner le caractère inéluctable, comme s’il s’agissait à l’avance d’y préparer l’opinion, tel est ainsi en France le travail de propagande conduit par des auteurs par ailleurs qualifiés, François Heisbourg ou Thérèse Delpech, pour ne pas les citer.
Les objections techniques qui ont justifié jusqu’à la publication de vastes dossiers dans la presse, comment conduire une pareille opération sans courir de grands risques, surtout si elle n’avait pas l’appui de l’armée américaine, ont conduit le discours à évoluer : l’attaque ne sera pas menée par des avions classiques, mais par des drones ou encore au moyen de missiles, sans que soient évalués les dégâts collatéraux. Les différents aspects de l’opération sont détaillés – de combien d’années retarderait-elle le programme iranien ? – mais bien entendu, c’est le silence sur ses conséquences politiques : renforcement du pouvoir actuel en Iran, vague de protestation dans le monde, risque de déstabilisation des régimes musulmans « modérés ».
Cette politique est aux antipodes de celle d’Obama et, en ce sens, l’initiative surprenante à première vue de deux pays que rien jusqu’à présent n’avaient rapproché, sert directement les intérêts de l’hôte de la Maison Blanche. Elle rend beaucoup plus difficile une agression israélienne en Iran qui, de toute façon, risquerait de porter un coup fatal aux relations de Tel Aviv avec Ankara, déjà fort mises à mal après l’arraisonnement en haute mer d’une flottille humanitaire ces derniers jours, sans parler du Brésil où vit une importante communauté juive très forte économiquement. Cela n’arrêterait pas nécessairement le projet de l’attaque si celle-ci était considérée à Jérusalem comme pouvant mettre pour longtemps un terme aux velléités pacifiques des Américains.
Les Israéliens donnent aujourd’hui l’impression d’attendre le départ d’Obama pour avoir à Washington un interlocuteur plus bienveillant à leur endroit. A cet égard, c’est déjà l’éventualité d’un second mandat du président qui est en jeu, un échec au Moyen-Orient pouvant le conduire à un autre échec dans les urnes. Devant une évolution aussi spectaculaire de la relation du gouvernement israélien avec la présidence américaine, on peut peut-être s’interroger sur le devenir de la gouvernance israélienne elle-même.
Les dérives de la gouvernance israélienne
D’échec en fiasco, l’armée israélienne, désormais beaucoup plus religieuse qu’autrefois, semble à tout moment ronger son frein : échec de son attaque contre le Liban et le Hezbollah, ce dernier étant de nouveau aujourd’hui un parti de gouvernement à Beyrouth, échec de son attaque contre la Bande de Gaza, le Hamas n’ayant pas reculé d’un pouce, « fiasco » (le Monde) de son attaque contre une flottille humanitaire dont on ne peut encore discerner toutes les conséquences. Certains vont jusqu’à se demander, le journal israélien Haaretz par exemple, si l’armée obéirait encore sans murmurer à un ordre de démantèlement des colonies de peuplement en Cisjordanie, « illégales » ou pas, on ne fait désormais plus la différence.
On peut aller plus loin et s’interroger sur le mode de gouvernement israélien, notamment sur les rapports du politique et du militaire, à une heure où une majorité composite et divisée affaiblit considérablement le pouvoir exécutif. Sur le front libanais, nombre d’initiatives n’avaient relevé que de l’armée et il en fut de même à Gaza ; sur le « front humanitaire », on peut aujourd’hui se poser beaucoup de questions. Il y avait plusieurs modes de gestion de cette tentative pacifique de briser le blocus de Gaza, la pire a été choisie : arraisonnement en haute mer, totalement dénué de bases légales, conduit par des commandos spécialisés dans la lutte contre le terrorisme. On peut douter que le gouvernement, et même le cabinet de sécurité réduit à 7 ministres, ait pris lui-même cette décision dans le détail. On peut d’autant plus en douter que le premier ministre, Benjamin Netanyahu était ce jour là en visite au Canada, qu’il devait le lendemain se rendre à la Maison Blanche et que, pour un rendez-vous qui s’annonçait sous de meilleurs auspices que le précédent, il s’apprêtait sans doute à faire quelques concessions pour faciliter les efforts du président américain, en particulier sur Jérusalem où la colonisation pourrait être arrêtée de facto. Pour l’heure, l’intéressé a annulé son rendez-vous et il est rentré en urgence en Israël. Le temps viendra-t-il un jour où, murée dans ses propres fortifications, enfermée dans son complexe originaire de Massada, l’armée israélienne sortira du bois ?