Lorsque le TNP a été conclu, en 1968, l’idée que des groupes non étatiques pourraient disposer de l’arme nucléaire, ou au minimum de matières fissiles utilisables de façon hostile n’a pas été ignorée, mais elle a été considérée comme une hypothèse qui n’était pas d’actualité. La prolifération nucléaire était envisagée comme une entreprise qui, à terme prévisible, ne pouvait provenir que d’Etats, en raison des investissements humains, technologiques, industriels qu’elle mobilisait, en raison également des objectifs qu’elle pouvait poursuivre, et qui relevaient de défenses nationales ou d’affirmations politiques. En même temps, les problèmes soulevés par les risques de prolifération appelaient également des réponses interétatiques, dans la mesure où seuls les Etats pouvaient, juridiquement et pratiquement, accepter, exécuter et appliquer des mesures de non prolifération nucléaire.
C’est ce à quoi correspond le régime de non prolifération issu du TNP complété par les instances et instruments qui l’ont suivi. Intergouvernementalisme, égalité, dissymétrie sont trois de ses caractéristiques juridiques essentielles. Intergouvernementalisme, parce que ce sont les gouvernements qui s’engagent et qui assument sur le plan international la responsabilité de ces engagements, sans que l’on s’ingère davantage dans la boîte noire des institutions internes. Egalité, dans la mesure où Etats dotés d’armes nucléaires et Etats non dotés consentent également, et où l’objectif ultime du Traité est le désarmement nucléaire général, abolissant ainsi à terme la distinction entre Etats dotés et non dotés. Dissymétrie, précisément dans la mesure où une différence juridique est reconnue de façon durable entre Etats dotés et non dotés, et que leurs obligations sont différentes, même si tous ont l’obligation commune de ne pas concourir à la prolifération.
Le régime de non prolifération ainsi institué n’était pas sans limites et insuffisances, mais il satisfaisait les principaux acteurs étatiques, parties ou non au TNP. La situation a radicalement changé, en ce domaine comme dans les autres, au tournant de la décennie 90 du précédent siècle, avec la dislocation du camp socialiste puis de l’URSS et avec l’intervention en Iraq de 1991 qui a conduit à constater que ce pays avait entrepris de proliférer clandestinement. Les essais nucléaires indiens et pakistanais, non parties au TNP, les activités suspectes de la Corée du Nord et de l’Iran, parties au TNP, ont aussi changé la donne. Non seulement le TNP faisait l’objet de contournements plus ou moins ostensibles par certains Etats, mais le risque de prolifération était accru par l’intrusion d’acteurs non étatiques, et ceci de trois façons différentes : un commerce de technologies et produits d’acteurs privés au profit d’Etats ; un transfert entre Etats couvert par des voies privées ; le risque que des groupes terroristes acquièrent par l’un des chemins précédents des matières fissiles dangereuses propices à leurs activités criminelles.
Dès lors, le régime du TNP est apparu insuffisant. Il est devenu inadapté aux conditions et dangers de la prolifération issus du nouveau cours des relations internationales. Non pas que la norme de non prolifération soit abandonnée, bien au contraire. Mais comment la renforcer et l’élargir ? D’un côté l’intervention du Conseil de sécurité lui a donné de nouvelles bases, institutionnelles et coercitives, de l’autre la nécessité d’atteindre des individus ou groupes a conduit à internationaliser la criminalisation de certaines activités privées et à dépasser ainsi le régime purement intergouvernemental de la non prolifération.
La norme de non prolifération nucléaire est aujourd’hui l’une des plus importantes et probablement aussi l’une des plus consensuelles de la société internationale. Les plus importantes : Le TNP est l’un des traités les plus proches de l’universalité, et un pilier de la sécurité internationale. Chaque perspective de prolifération, Iraq, Corée du Nord, Iran a appelé des réactions internationales fortes et prolongées, même si chacune de ces situations a été traitée différemment, militairement ou diplomatiquement. Une fois réalisée cependant, comme pour Israël, l’Inde et le Pakistan, la prolifération rentre dans les faits et les Etats dotés de fait, sans être reconnus de droit, sont invités à ne pas encourager les autres. Les plus consensuelles : officiellement, personne ne la conteste, et peu nombreux sont les experts qui considèrent que la prolifération serait utile à la sécurité internationale.
Les limites de la norme juridique de non prolifération
Même ceux des Etats qui prolifèrent ouvertement ou possiblement affirment ne pas encourager la prolifération d’autrui, posture que l’on n’est pas pour autant obligé de prendre pour argent comptant – et c’est notamment là que surgit le problème des acteurs non étatiques. La duplicité des Etats est au demeurant inscrite dans le TNP lui-même, puisqu’il protège la situation des Etats dotés avant le 1er janvier 1967. La CIJ en outre, dans son avis sur l’emploi des armes nucléaires du 8 juillet 1996 n’a pas exclu que le recours à cette arme soit un moyen légal ultime de légitime défense dans une hypothèse extrême où la survie même de l’Etat serait en cause, ce qui n’est pas nécessairement décourager la prolifération en cas de conflit ouvert. Plus largement, en droit positif, la norme de non prolifération reste incomplète à de nombreux égards, et ne saisit son objet que par des angles partiels.
Donnons en seulement quelques exemples : le TNP n’est pas universel, et les Etats non parties sont nucléaires de fait ; il ne comporte pas de mécanisme efficace de vérification ; il ne concerne ni l’accroissement du nombre des armes nucléaires ni leur perfectionnement technique par les Etats qui en sont dotés ; il n’interdit pas l’enrichissement des matières fissiles, qui permet la production d’armes nucléaires ; il ne vise pas, on l’a dit, les acteurs non étatiques. Les instruments internationaux qui visent à le compléter sont encore moins assurés. Le CTBT n’est pas en vigueur, même si les nombreux Etats signataires ont l’obligation positive de ne pas reprendre les essais afin de ne pas porter atteinte à son objet et à son but ; la conclusion du CTBT a au demeurant précipité la prolifération ouverte de l’Inde et du Pakistan. Au-delà de cette prolifération étatique, c’est la découverte du réseau Khan, du nom du scientifique pakistanais considéré comme l’artisan de l’arme nucléaire du pays, et de ses activités privées, qui est à l’origine d’une relance et d’un élargissement de la norme de non prolifération.
Avant cette découverte, ou peut-être avant qu’elle ne soit rendue publique, la norme de non prolifération était réaffirmée, mais aussi bien sa nature que les moyens de la faire respecter étaient en cause. Le Conseil de sécurité avait bien affirmé le 31 janvier 1992, par la voix de son président – c’est à dire sans aller jusqu’à une résolution formelle – que la prolifération des armes de destruction massive était une menace à la paix et à la sécurité internationale, déclaration à portée universelle. Mais au-delà ? Aux Etats-Unis notamment, nombre d’experts autorisés considéraient inefficace et coûteuse la non prolifération juridique, préventive et consensuelle de type TNP, horizontale en quelque sorte. Ils entendaient lui substituer une contre prolifération politique, coercitive et militaire, garantie par la puissance américaine, imposée et verticale. Le message aux Etats était : faites ce que vous voulez, mais sachez que si vous entreprenez de proliférer, vous risquez des mesures militaires directes à votre encontre.
La non prolifération, une norme politique universelle
C’est un changement de portage de la non prolifération qui était ainsi envisagé, une norme juridique quasi universelle qui devenait une norme politique universelle, imposée et diffusée. Elle visait tous les Etats, non pas seulement les parties au TNP, elle était répressive et non préventive, elle demandait aux Etats de s’autodiscipliner et entendait les placer sous le contrôle d’un gendarme autodésigné de la prolifération, les Etats-Unis. L’intervention militaire en Iraq de 2003, sans autorisation du Conseil de sécurité, peut ainsi être considérée comme un exemple de contre prolifération. L’obligation politique de non prolifération se trouvait en outre élargie, puisqu’elle pouvait aussi concerner l’enrichissement de l’uranium, et viser aussi bien des activités publiques que privées. L’initiative de sécurité contre la prolifération (PSI), initiative unilatérale américaine consolidée par des concours étatiques sélectionnés, prévoit des mesures d’ordre naval contre le transport de matériaux pouvant servir à la prolifération, notamment afin d’entraver l’assistance couverte à la prolifération, d’origine étatique ou non.
Le TNP n’est pas pour autant abandonné et demeure la base d’obligations générales ou particulières pour les parties. Mais il n’est pas envisageable, ou plus, de l’amender pour l’adapter aux nouveaux risques de la prolifération. Sa prorogation indéfinie décidée en 1995 en a fait une sorte d’icône intangible, peut-être à tort, parce qu’y toucher désormais pourrait le briser. Dès lors on ne peut plus dans son cadre définir un statut acceptable par tous des Etats dotés de fait, Israël, Inde, Pakistan. Ils sont condamnés à rester à sa porte. Les conférences quinquennales d’examen servent surtout aux Etats non dotés à faire le procès des Etats dotés pour non respect des engagements de son article 6 en matière de désarmement nucléaire. Si donc l’on veut, dans l’esprit du TNP et en conformité avec son objet et ses buts, renforcer juridiquement la norme de non prolifération, il faut utiliser d’autres techniques. C’est dans ce contexte qu’intervient la résolution 1540 du Conseil de sécurité, adoptée le 28 avril 2004 après une longue et difficile négociation entre les membres, et base d’un nouveau régime de non prolifération, aussi ambigu qu’indirect.
Adoptée le 28 avril 2004, la résolution 1540 du Conseil de sécurité marque, après les fractures provoquées par l’intervention en Iraq de la coalition animée par les Etats-Unis au nom de la lutte contre la prolifération, le retour des Etats-Unis au Conseil de sécurité. Ce dernier avait auparavant été déclaré « irrelevant » parce qu’il avait refusé de se plier à la volonté américaine. Les Etats-Unis n’en ont pas moins considéré qu’il demeurait une « boîte à outils » (tool box) utile et qu’il était préférable de ne pas se priver de l’instrument. Ce sont les Etats-Unis qui ont souhaité l’adoption de cette résolution. Au passage, cela souligne leur conception purement utilitaire du Conseil, non pas comme source de légitimité et de légalité internationales, mais comme instance facilitant le concours ou la sujétion des autres Etats et comme matrice de techniques juridiques obligatoires pour tous les Etats membres. Cette vision utilitariste met à profit la flexibilité et la créativité des outils juridiques du Conseil.
Une double cible : Etats et acteurs non étatiques
On s’attachera ici surtout à ce qui concerne la question de la prolifération nucléaire par des acteurs non étatiques, sans oublier que la résolution, et c’est là un élément de son ambiguïté, traite aussi bien de la prolifération étatique, même de façon dissimulée. Formellement, elle concerne également la prolifération des autres armes de destruction massive, armes chimiques ou biologiques, et de leurs vecteurs. Mais sa pointe est bien destinée à la prolifération nucléaire. On sait que la catégorie des « armes de destruction massive » est artificielle et que les armes nucléaires ont un statut à part, ne serait-ce qu’en raison de leurs effets massifs avérés et du fait qu’elles ne sont pas interdites par des traités internationaux, à la différence des deux autres. La résolution au surplus ne vise pas que les armes mais plus largement les matériaux fissiles et autres éléments indispensables d’un côté à la fabrication de ces armes et dangereux par eux-mêmes d’un autre côté. Elle apparaît ainsi avoir plusieurs objets, tentant d’une part d’universaliser le TNP à l’égard des Etats, et d’autre part d’en élargir les interdictions à l’égard des acteurs non étatiques.
On ne peut ainsi faire l’économie des Etats dans ce qui officiellement concerne les acteurs non étatiques. Pour des raisons conjoncturelles d’abord : on l’a dit, la résolution 1540 est liée à la découverte du réseau Khan, suspecté d’encourager de façon privée, ou avec le consentement du Pakistan, une prolifération clandestine d’autres Etats. Or les Etats-Unis ne souhaitaient pas faire le procès du Pakistan, non partie au TNP et allié indispensable en Afghanistan. Il était dès lors habile de noyer la question particulière dans une réglementation générale. Pour des raisons juridiques ensuite : le Conseil ne peut atteindre directement les individus ou les groupes, qui ne sont pas des sujets de droit international et relèvent avant tout de la juridiction des Etats membres. Pour y parvenir, il faudrait ériger la prolifération en crime international et créer une juridiction internationale pénale spécifique, comme pour les crimes de guerre ou contre l’humanité. La Charte conduit donc le Conseil à atteindre les acteurs non étatiques visés par l’entremise des Etats membres, d’imposer à ces Etats des obligations à l’encontre desdits acteurs.
Au passage, les Etats se trouvent aussi impliqués dans des mesures qui contraignent également leurs compétences, soit de façon négative, leur interdisant certains comportements, soit de façon positive, les obligeant à prendre certaines dispositions. Les dispositions de la résolution sont donc à double détente. Si leur cible finale est bien les acteurs non étatiques, groupes terroristes ou autres, les Etats deviennent ainsi l’outil d’action du Conseil. Celui-ci ne prend en effet pas de mesures opérationnelles, il demande aux Etats membres d’agir, en modifiant et en adaptant leur législation de façon à interdire à leurs ressortissants et aux personnes sous sa juridiction les comportements qui concourent à la prolifération, spécialement nucléaire. Le Conseil pénètre alors dans leur ordre juridique interne, non directement, mais en leur imposant les ajustements internes, législatifs, administratifs, financiers, judiciaires qui s’appliqueront aux individus relevant de leur ressort. Il ne dispose pas d’un pouvoir de substitution, mais il institue un Comité de suivi des mesures prises par les Etats membres, qui doivent lui faire rapport dans un délai de six mois.
Comme tous les Etats sont visés, les Etats non partie au TNP sont également soumis à ces obligations, ce qui est une manière indirecte d’universaliser la norme de non prolifération des armes nucléaires. Ils l’ont parfaitement compris, et cela n’a pas sans soulever des difficultés et des retards, notamment du côté du Pakistan. Cet Etat faisait valoir que le Conseil s’arrogeait une fonction législative internationale et se substituait à la Conférence du désarmement, seule instance multilatérale compétente. Ce faisant, il contournait la voie conventionnelle, celle de la négociation de traités reposant sur le consentement individuel des Etats parties, pour imposer une voie unilatérale et coercitive. La résolution a beau rappeler les traités en vigueur et inciter à leur respect, c’est pour mieux les dépasser. Les Etats-Unis ont du peser de tout leur poids auprès des non membres permanents du Conseil, notamment Allemagne, Brésil et Pakistan, pour vaincre ces réticences. Ce concours du Conseil à la non prolifération, la prolifération étant considérée comme une menace structurelle à la paix et à la sécurité internationale contribue à l’universalisation de la non prolifération comme norme politique. Une métamorphose normative : de la coopération conventionnelle à la coopération imposée
Mesurons bien en effet la métamorphose normative de la non prolifération nucléaire, certes obtenue par des techniques juridiques renforcées et élargies, mais dans un contexte politique et sécuritaire général qui en change l’esprit. Elle en change l’esprit non pas quant à l’objet non prolifération, mais quant à la conception d’ensemble de la société internationale. Le TNP repose sur le consentement individuel et égal des Etats parties, il se propose d’aboutir au désarmement nucléaire complet, il est intergouvernemental et repose sur la confiance mutuelle que les parties ont les unes dans les autres, il est déclaratoire dans ses engagements et ne comporte pas de mécanisme propre de vérification, simplement des accords de garantie qui ne concernent que les installations civiles. Il établit un régime préventif dont l’efficacité est soumise à l’examen quinquennal des conférences des parties. A ce régime, même complété par des contraintes principalement maîtrisées par les Etats dotés, la méthode de la résolution s’oppose presque terme à terme.
C’est en effet un unilatéralisme institutionnel, hiérarchique et donc inégalitaire, qui est mis en œuvre. Les membres permanents – qui sont en même temps les cinq Etats dotés d’armes nucléaires au sens du TNP – ont entendu rétablir de la hiérarchie dans la société internationale, et derrière l’unanimité des membres, on trouve leurs pressions. Sans doute la résolution 1540 ne va pas aussi loin que la résolution 1373 du 28 septembre 2001 qui, après les attentats du 11 Septembre, adoptait un programme complet de lutte contre le terrorisme. Le Comité de suivi n’est ainsi établi que pour deux ans, et ses pouvoirs sont plus restreints que ceux du Comité de surveillance de la résolution 1973. Mais elle relève du Chapitre VII et établit donc des obligations à l’égard de tous les membres des Nations Unies. Il s’agit de mesures coercitives, dirigées vers des individus ou des groupes, mais qui atteignent aussi les Etats. Ces mesures ne sont pas seulement déclaratoires et intergouvernementales, mais opérationnelles et intrusives puisqu’elles imposent aux Etats membres de modifier et de compléter leur législation dans des registres qui relèvent de leur organisation juridique interne.
Ajoutons que le ressort de la résolution n’est pas tant la confiance mutuelle que la méfiance à l’égard de certains Etats qui pourraient être laxistes, voire complices de proliférations conduites par des acteurs non étatiques. Pour ceux-ci, la logique est autant répressive que préventive. Quant à la PSI et à la CSI, ou initiative de sécurité des conteneurs qui concerne la surveillance des ports et complète la première, elles proviennent des Etats-Unis et associent divers Etats, mais elles ne sont pas mentionnées par la résolution, dans la mesure où la PSI surtout conduit à reconnaître aux Etats-Unis une prééminence navale et une absence de réciprocité qu’elle ne pouvait pas consacrer juridiquement. Résolution 1540, PSI et CSI, avec des techniques différentes relèvent cependant de la même logique, qui renforce le TNP par d’autres moyens. La résolution comporte en outre sa propre dynamique. Elle appelle à une coopération internationale, non seulement entre gouvernements mais aussi entre administrations internes, et l’on peut à cet égard prendre l’exemple des mesures adoptées sur le plan de la coopération policière par Interpol.
L’Organisation Internationale de Police Criminelle (Interpol) n’est en principe pas concernée par la Résolution 1540. Celle-ci ne mentionne que l’AIEA pour la prolifération nucléaire et l’OIAC pour les armes chimiques, en invitant tous les Etats à coopérer dans leur cadre et conformément à leurs objets. Interpol a été ainsi introduit par ses Etats membres dans le cadre de la coopération générale demandée aux Etats. Interpol s’estime particulièrement qualifiée par rapport aux nouvelles menaces émanant des acteurs non étatiques. L’approche pragmatique introduite par des initiatives et coalitions étatiques multiples, couronnée par l’adoption de la résolution du conseil de sécurité 1540, conduit à dépasser les barrières et à surmonter les carences juridiques et bureaucratiques qui marquaient le régime classique de non-prolifération autour du TNP. Elle est également moins politiquement sensible que l’AIEA par exemple, très exposée depuis les affaires iraquiennes et iraniennes notamment.
Pourquoi Interpol
Barrières juridiques puisque le régime du TNP est un outil établi par les États pour contrarier le phénomène de prolifération nucléaire dit horizontal et se limite ainsi aux programmes étatiques ou gouvernementaux. Il est clair qu’un tel régime se retrouve inadapté face à des risques de prolifération nucléaire dont les acteurs principaux sont non étatiques, même si les bénéficiaires de la prolifération éventuelle peuvent en définitive être étatiques. Les processus de transfert de technologies, de matériaux et les flux financiers ne sont plus exclusivement gérés par des gouvernements. Les processus en cause peuvent leur être étrangers, ou alors ils sont soigneusement dissimulés lorsque l’instigateur est étatique – ainsi l’Iraq avant 1990. On ne peut même exclure, comme dans le cas du réseau Khan, qu’à l’origine des transferts et des flux agissent des Etats de façon couverte. Mais la crainte de tels trafics a surgi d’abord après la dislocation de l’URSS et les risques de mise sur des marchés clandestins d’éléments de son immense stock d’armes et matériaux nucléaires.
Carences bureaucratiques, dans la mesure où l’outil principal du mécanisme universel de non prolifération nucléaire, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) n’est guère adaptée au suivi des menaces des acteurs non étatiques en la matière. Nombreuses sont les critiques qui concernent son activité, et elle-même se plaint souvent de moyens. On lui reproche notamment la lourdeur et la rigidité de ses procédures. Dans le cadre de la prolifération iraquienne, elle a été impliquée à son corps défendant puisqu’elle est en principe cantonnée au nucléaire civil. Or des missions d’inspection lui ont été confiées par le Conseil de sécurité, avec la Résolution 687 du 3 avril 1991 et l’UNSCOM chargée de réaliser et vérifier le désarmement nucléaire de l’Iraq, puis de la COCOVINU, enfin sur la base de la Résolution 1441 qui a précédé l’intervention militaire américaine en 2003. Elle s’est acquittée de ces missions opérationnelles mais s’est trouvée fâcheusement impliquée dans des controverses politiques.
L’exposition politique de l’AIEA a été forte au cours des récentes décennies, et les Etats-Unis n’ont pas manqué de critiquer l’indépendance effective de l’Agence, garantie par ses directeurs généraux. Elle est en vertu d’un accord soumise aux directives du Conseil de sécurité dans le cadre du Chapitre VII de la Charte, tout en conservant son indépendance. Alors son rôle a été critiqué par les Etats-Unis qui ne l’ont pas estimée assez docile lors de la crise iraquienne de 2002-2003, parce qu’elle refusait de voir des armes de destruction massive qui n’existaient pas là où les responsables américains affirmaient, de bonne ou mauvaise foi, que l’on finirait bien par les trouver. En intervenant militairement en 2003, les Etats-Unis ont mis brutalement de côté l’Agence qui exécutait sa mission. Celle-ci n’est guère désireuse d’être davantage impliquée dans des situations qui dépassent sa compétence. A cet égard Interpol, dont l’expérience dans la coopération policière est sans égal, et qui bénéficie d’une relative invisibilité, qui est en dessous du seuil de visibilité politique, présente de grands avantages.
Les initiatives d’Interpol
Depuis 2004, Interpol jouait un rôle significatif dans la formation des instances d’application des règles en matière de prévention du terrorisme biologique dans le monde. Elle apparaissait dès lors comme l’outil le plus adéquat pour la mise en œuvre de cette approche dynamique, opérationnelle et pragmatique de prévention de la prolifération non étatique dans les domaines nucléaires et radiologiques. Son rôle dans la lutte le trafic illicite de technologies et matériaux nucléaires et radiologiques apparaissait dès lors tout tracé. Il a cependant attendre la fin 2010 pour qu’Interpol décide d’élargir le champ de ses missions de la simple prévention du bio-terrorisme au spectre complet du terrorisme nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Un programme de prévention du terrorisme NRBC a été alors établi, avec la mission de faire de l’organisation un partenaire indispensable dans la nouvelle équation globale de prévention de la prolifération non étatique.
Rappelons à cet égard que si Interpol est appelée à agir sur le terrain de la sécurité globale, l’article 3 de son statut lui interdit explicitement de s’engager en toute affaire de nature politique, militaire, religieuse ou raciale. Et l’on sait que le concept de non prolifération est politiquement chargé, de sorte qu’il peut mettre cet article 3 au défi. C’est pourquoi la référence de type policier au « trafic illicite des matières radiologiques et nucléaires » souligne que seuls sont visés les acteurs non étatiques, et que l’illicéité en question relève aussi bien de la Résolution 1540 que des législations nationales des Etats en cause. Faisant ainsi de cette résolution sa référence juridique, du Sommet de sûreté nucléaire (NSS) et de l’Initiative Globale pour le combat contre le Terrorisme Nucléaire (GICNT) sa couverture politique et diplomatique, et de l’AIEA son partenaire/expert technique, Interpol est parvenu à s’assurer une place primordiale au sein du nouveau régime de non-prolifération, en se présentant comme l’outil opérationnel le plus adapté à la lutte contre les réseaux de prolifération non étatiques.
Au cours du Sommet de sûreté nucléaire qui s’est tenu à Séoul en 2012, Interpol a lancé sa propre initiative baptisée « Opération Failsafe », en tant que pilier de sa stratégie de lutte contre le trafique illicite de matières radiologiques et nucléaires. L’organisation met en œuvre l’un de ses outils classiques de lutte contre la criminalité transnationale, la « notice verte ». Elle est un moyen opérationnel, pratique et sécurisé et pratique permettant d’alerter les 190 pays membres sur l’existence et les activités des trafiquants et réseaux illicites de matériaux radiologiques et nucléaires. Cette initiative s’est fondée en grande partie sur la capacité de renseignement détenue par l’organisation en la matière depuis la création en 2004 de sa base de données dénommée « Geiger ». Cette base de données inclut près de 3000 incidents suspects à dimension radiologique et/ou nucléaire dans le monde entier.
Les efforts déployés par Interpol au sein du dispositif international de non prolifération renforcé ont été récemment reconnus. Dans une déclaration du 19 avril 2012 (S/PRST/2012/14), le président du Conseil de sécurité des Nations Unies a salué le rôle joué par l’organisation en matière de lutte contre le trafic illicite de matières radiologiques et nucléaires. La boucle est ainsi bouclée. L’exemple choisi d’Interpol montre combien les nouveaux mécanismes de lutte contre la prolifération vont au-delà du déclaratoire et quels types de mesures administratives et techniques ils engendrent. Il souligne également la réalité de la coopération internationale, voire transnationale puisqu’elle se développe directement entre autorités infra-gouvernementales. En même temps, il est clair que le défaut de coopération de certaines autorités mettrait en cause leurs gouvernements et leurs Etats face à la communauté internationale. En définitive, derrière ces mécanismes et ces processus, on retrouve toujours la responsabilité des Etats et la nécessité de leur engagement concret, en faveur aussi bien de la non prolifération étatique que non étatique.