ThucyDoc n° 4 – Note d’actualité : Diplomaties au sommet. Traité de paix, accord nucléaire : quelles perspectives après le sommet intercoréen ?

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Au-delà des symboles d’apaisement et de l’événement historique que constitue la toute première visite d’un président nord-coréen en Corée du Sud, quels résultats concrets espérer du sommet intercoréen du 27 avril 2018 ? La Déclaration de Panmunjom [1] évoque trois grands volets : la reprise des échanges intercoréens, la signature d’un Traité de paix avant la fin de l’année 2018, et la dénucléarisation de la péninsule. On peut être optimiste sur le premier, raisonnablement convaincu par le second, et très réservé sur le dernier.

Relation intercoréenne

S’agit-il d’une phase classique dans les cycles de tension/détente sur la péninsule ou les relations intercoréennes entrent-elles réellement dans une nouvelle ère ? La seconde hypothèse est plausible dans la mesure où la reprise des échanges politiques, humains et à terme économiques satisferaient les objectifs politiques des deux dirigeants et rencontre un contexte régional favorable.

La rencontre est un succès pour les deux dirigeants. Elle valide la politique d’ouverture de Moon Jae-In, engagement fort de sa campagne présidentielle. Héritière de la Sunshine Policy ( « politique du rayon de soleil ») de Kim Dae Jung, elle postule que le dialogue et l’engagement doivent être parallèles et non conditionnés aux négociations nucléaires pour assurer la paix et la stabilité sur la péninsule. Les choix du président Trump (menaces de frappes militaires sur la Corée du Nord, impact potentiel d’une guerre commerciale avec la Chine, réticences à l’égard des systèmes d’alliances au profit de « l’America first »), synonymes de tensions permanentes, conduisent Moon à favoriser une politique plus indépendante, jugée mieux à même de protéger les intérêts nationaux.

C’est également un succès pour Kim Jong-Un. En se rendant en Corée du Sud, alors que les deux premières rencontres entre dirigeants coréens s’étaient tenues à Pyongyang, il assume une socialisation internationale plus ouverte que celle de son père et tourne la page de l’État forteresse. Cette opération de communication réussie a retourné en sa faveur une opinion publique sud-coréenne pourtant mal disposée à son égard. Kim Jong-Un espère que le rapprochement intercoréen incitera la communauté internationale à alléger, même de façon partielle et progressive, des sanctions votées par le Conseil de sécurité en 2017, qui frappent durement l’économie du Nord. Il a besoin de la reprise des échanges avec la Corée du Sud pour assurer le succès de sa politique de byongjin (« double poussée »). Succédant au Songun (« Army first ») de son père, elle vise à assurer de façon concomitante puissance militaire et développement économique. À long terme, la Corée du Sud est un partenaire indispensable pour diversifier des échanges commerciaux trop dépendants de la Chine. Enfin, la reprise des échanges avec le Sud contribue à créer un contexte plus favorable au Nord en amont de sa rencontre avec le Président Trump, fixée au 12 juin à Singapour.

Kim Jong-Un a en effet accepté l’invitation de Moon Jae In, qui datait de juillet 2017, dans le cadre d’une offensive diplomatique plus large visant à déconstruire le front uni qui s’était esquissé contre lui après les essais balistiques et nucléaire de septembre 2017. Les contacts avec Moscou se sont multipliés depuis un an. Après trois années de froideur, il a réchauffé ses relations avec la Chine. Il s’est rendu deux fois à Pékin en deux mois, l’une avant d’aller en Corée du Sud, la seconde pour préparer son sommet avec le président américain. Enfin, ses efforts ont bénéficié d’une conjoncture inattendue au Japon. Shinzo Abe, pourtant le plus « faucon » des dirigeants asiatiques à l’égard du Nord, menacé par une retentissante affaire de népotisme qui met sa carrière en péril, a pris l’initiative de renouer les contacts avec Pyongyang dans le but affiché de progresser sur le dossier des citoyens japonais enlevés par la Corée du Nord dans les années 70. L’opinion publique y est très sensible. Toute avancée sur le sujet pourrait le convaincre de faire des concessions sur le dossier nucléaire. Au-delà des efforts diplomatiques de Kim Jong-Un ou des déterminants de leurs politiques nord-coréennes, les menaces de guerre entre la Corée du Nord et les États-Unis ont convaincu tous les pays de la zone de l’urgence du règlement des conflits latents ou ouverts dont la péninsule est l’épicentre. L’apaisement des relations intercoréennes est à ce titre unanimement encouragé.

De l’armistice à la paix

La Déclaration de Panmunjom énonce plusieurs mesures de gestion et de réduction des tensions militaires. La signature d’un Traité de paix, annoncée pour la fin de l’année, serait le signal plus convaincant, par sa portée normative, du succès de la rencontre intercoréenne. Ce traité n’a jamais été signé. Après l’armistice du 27 juillet 1953, les deux Corée s’y sont refusées jusqu’au milieu des années 90 : il aurait entériné la partition d’une péninsule que chacune espérait reconquérir dans son intégralité.

Il est ensuite devenu l’otage des crises nucléaires. Les administrations américaines successives (Clinton, Bush, Obama) le conditionnaient à la dénucléarisation totale de la Corée du Nord. Le traité aurait été l’étape finale de négociations réussies. L’administration Trump est la première à laisser entendre que ce séquençage pourrait être modifié.  C’est un des éléments d’un changement général de méthodologie (pressions sur la Chine, menaces de frappes militaires, etc.), prenant acte de l’échec des stratégies précédentes.

Le traité établirait un cadre juridique utile dans un contexte pauvre en mécanismes normatifs. Il répondrait en partie aux inquiétudes sécuritaires de la Corée du Nord, qui se vit toujours en guerre avec les États-Unis et leurs alliés. Cette perception motive une grande partie de sa politique étrangère. Le traité ménagerait également une indispensable marge de manœuvre à Kim Jong-Un sur la scène intérieure : pour justifier des concessions sur la question nucléaire, il doit prouver des progrès dans le champ sécuritaire.

Les obstacles politiques levés, restent les questions techniques. Les signataires de l’armistice étaient le Maréchal Kim Il-Sung, Commandant suprême de l’Armée populaire coréenne et le Maréchal Peng Dehuai, Commandant des volontaires du peuple chinois (l’armée chinoise n’ayant pas été officiellement impliquée dans le conflit) d’une part et le Général américain Mark W. Clarke, Commandant en chef des forces des Nations Unies (emmenées par les États-Unis, ces troupes alliées de la future Corée du Sud comptaient 12 autres pays dont la France) d’autre part. Les parties sont favorables à la délégation de leur signature aux deux Corée. Chacune conserve néanmoins le prétexte d’un aspect juridique de l’élaboration du Traité pour mettre en échec sa signature cas de résurgence des tensions politiques. Dans une Asie où les tensions se militarisent (mer de Chine méridionale, détroit de Taiwan, frontière indo-chinoise), la signature d’un Traité de paix incarnerait pourtant une tendance inverse bienvenue.

La dénucléarisation de la péninsule.

Les deux dirigeants ont refusé de faire du dossier nucléaire une priorité de l’agenda intercoréen. La Corée du Nord considère que la question relève de sa relation bilatérale avec les États-Unis. La Corée du Sud souhaite revitaliser un cadre d’échanges pacifiés pour contrebalancer les effets de la crise nucléaire, non pour les répercuter. Ils ont utilisé leur rencontre pour préciser leurs positions en amont de la rencontre entre Kim Jong-Un et Donald Trump, qui se concentrera sur le sujet.

Moon Joe-in a soumis la reprise des échanges économiques d’envergure aux progrès sur le dossier nucléaire. Il conserve ainsi un levier, affiche une politique de concessions mais non de démission, et envoie le message que la Corée du Sud reste du côté américain sur la question nucléaire. Kim Jong-Un déclare que la dénucléarisation est possible si la Corée du Nord a toutes les garanties de sécurité nécessaires. Il ouvre ainsi la porte aux négociations sous conditions. Il espère des concessions mutuelles synchrones mais ne prend aucun risque en proposant les siennes :  la fermeture d’un site nucléaire de Punggye-ri, dont les sources chinoises indiquent par ailleurs qu’il est déjà partiellement détruit par des éboulements [2], ou encore un possible gel du programme nucléaire, qui semble acté puisqu’il a déjà publiquement annoncé en Corée du Nord que les objectifs nucléaires du pays étaient atteints.

L’élément important est l’affichage de la « dénucléarisation de la péninsule » comme objectif commun. Cela implique le démantèlement du programme nord-coréen comme le retrait des armes tactiques américaines de la partie sud de la péninsule. Cet objectif est soutenu par la Chine et la Russie, puisqu’il servirait leur prééminence stratégique dans la zone. Sur le fond, il ne modifierait pas les équilibres stratégiques de la zone, dans la mesure où la Corée du Nord exerce en réalité une dissuasion conventionnelle plus que nucléaire.

Le « vrai » sommet : Kim Jong Un meets Donald Trump

Peut-on raisonnablement envisager un accord sur la « dénucléarisation de la péninsule»? On imagine difficilement la Corée du Sud renoncer dans l’immédiat au parapluie nucléaire américain, ou le Congrès accepter de fragiliser brutalement le système d’alliance des États-Unis dans la région. Par ailleurs, Donald Trump peut-il, après avoir dénoncé l’accord nucléaire avec l’Iran, en signer un avec la Corée du Nord ?

De même, si le jeune dirigeant nord-coréen a surpris tous les observateurs en réussissant à imposer son pouvoir en Corée du Nord (son jeune âge, son inexpérience, son éducation à l’étranger laissaient supposer,  y compris à Pékin et Séoul, qu’il serait sous contrôle de la vieille garde), s’il a revitalisé et renforcé avec succès, jusqu’aux sanctions de 2017, la politique de réforme et de développement économique, peut-il saper son autorité en abandonnant une arme nucléaire qui fait la fierté nationale ?

Si tout incite au pessimisme, il reste quelques facteurs de surprise. Les deux hommes voient des avantages à un accord pour des raisons de politique intérieure. Ils ont une très grande confiance en eux et sont susceptibles d’assumer des concessions que d’autres craindraient. Ils n’hésitent pas à imposer leurs choix à leur élite politique. Enfin et surtout, ils souhaitent se démarquer de leurs prédécesseurs.

La priorité de Donald Trump est de sanctuariser le territoire américain. L’opinion publique américaine est plus sensible à la menace de frappes sur les États-Unis qu’aux questions de prolifération.  Il n’est donc pas impossible qu’il accepte une réduction du programme nucléaire couplé au démantèlement du programme de missile intercontinentaux, contre une promesse lointaine de dénucléarisation de la péninsule.

Kim Jong-Un a besoin de la levée des sanctions pour tenir sa promesse de développement économique du pays. Seule l’insertion de la Corée du Nord dans les échanges internationaux lui apportera à terme sécurité et prospérité. Avec le patronage de la Chine et de la Russie, la normalisation des relations avec les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon est un horizon plausible. Il dispose de l’emprise nécessaire sur le Parti et l’Armée pour imposer des choix risqués, à condition que ses interlocuteurs lui ménagent des options respectueuses du nationalisme ombrageux du pays et présentant des bénéfices économiques rapides.

Enfin, le contexte régional est favorable à un accord, fût-ce au prix de concessions majeures sur les exigences de démantèlement rapide du programme nucléaire nord-coréen. Aucun pays ne souhaite la résurgence des menaces de guerre de l’année 2017. Pour la communauté internationale, c’est l’avenir du Traité de non-prolifération qui se joue. Mais pour les principaux protagonistes de la crise nucléaire, la non prolifération n’arrive qu’en quatrième position. Elle s’inscrit après leur sécurité, la stabilité de la zone, et leurs intérêts respectifs au rôle stratégique des États-Unis dans la zone, dont la plupart, y compris le Président américain lui-même, estime qu’il est voué à s’estomper.

Philomène ROBIN
16 mai 2018

[1] Le Japan Times a publié son texte intégral en anglais : https://www.japantimes.co.jp/news/2018/04/27/national/politics-diplomacy/full-text-panmunjom-declaration/#.WvaHry-0agQ

[2] South China Morning Post, « North Korea nuclear site has collapsed… and that may be why Kim Jong-un suspended tests », 25 avril 2018.