A six semaines de la date fixée pour le divorce entre Londres et Bruxelles, les questions sans réponses sont encore nombreuses. Accusée par les Européens de jouer la montre pour les forcer à accepter in extremis un accord plus favorable au Royaume-Uni, Theresa May est surtout plus en difficulté que jamais. Depuis que les députés de son propre parti ont rejeté l’accord négocié âprement avec les 26 autres Etats membres, la crainte d’un « no-deal », d’un Brexit dur, semble être justifiée. Ainsi, à moins que les négociations en cours fixent une autre date ou prévoient une période de transition, la réglementation communautaire ne s’appliquera plus au Royaume-Uni à compter du 30 mars 2019. Si les implications politiques et économiques du Brexit sont connues et redoutées, ses conséquences sur un autre secteur tout aussi essentiel ont été moins mises en lumière : celui de la Santé.
Les dangers d’un no-deal
Les risques pour la sécurité sanitaire européenne (au sens large) seraient accrus en cas d’absence d’accord. Le Brexit impacte notamment la recherche médicale et pharmaceutique, un secteur de l’économie très dynamique au Royaume-Uni. Deux des laboratoires pharmaceutiques présents dans le top 10 mondial sont britanniques (AstraZeneca et GSK) et représentaient environ 10% des revenus et 10% des exportations du Royaume-Uni en 2015. Comme l’entreprise Recardio[i], ils y ont suspendu certaines de leurs activités à cause des incertitudes sur le circuit d’approbation des nouveaux médicaments après le Brexit. Or, ce que les Britanniques appellent « l’industrie des sciences de la vie » (Life Sciences Industry) rapporte 64 milliards de livres sterlings[ii] par an au pays et emploie 235 000 personnes, elle est donc essentielle pour leur économie.
Les patients britanniques pourraient également faire face à un allongement des délais pour accéder aux nouveaux médicaments, comme c’est le cas pour les pays européens tiers. On estime qu’un Suisse a accès aux nouveaux traitements en moyenne 157 jours après les citoyens de l’Union, le temps pour les autorités sanitaires (qui sont forcément de plus petites structures que les agences européennes) d’effectuer les contrôles nécessaires à la mise sur le marché. Les laboratoires pharmaceutiques sont également mois prompts à envoyer leurs demandes lorsque le marché est restreint. Le Royaume-Uni ne représentant que 2,5% du marché mondial en termes de chiffre d’affaires pour l’industrie pharmaceutique, les laboratoires pourraient donc se focaliser sur la zone Europe avant de s’intéresser au marché britannique.
Le problème de la chaîne d’approvisionnement se pose aussi, la vente de médicaments et de dispositifs médicaux étant un commerce substantiel entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Ainsi, l’insuline, fabriquée en dehors du sol britannique, pourrait être rapidement en rupture de stock après le 30 mars alors que le pays compte 3,5 millions de diabétiques qui en ont besoin pour survivre. Selon la BBC, 60% des produits de contraste pour les scanners et des traitements oncologiques pourraient également venir à manquer. Il en serait de même pour les poches de sang et les organes destinés aux transplantations, qui peuvent être échangés entre pays membres de l’UE. De fait, en l’absence d’accord, le Royaume-Uni ne pourrait plus compter sur ce système et manquerait de matériaux pour les greffes. De l’autre côté du channel, l’Agence Européenne du Médicament (AEM) a estimé en février 2019 qu’en cas de no-deal, 31 médicaments produits exclusivement au Royaume-Uni pourraient être en rupture de stock en Europe dans les premiers mois post-Brexit. En effet, 45 millions de boîtes de médicaments partent du royaume de Sa Majesté vers l’Europe chaque année, et « seulement » 37 millions traversent la Manche dans le sens inverse. Les Britanniques ne seraient donc pas les seuls à subir les conséquences négatives du Brexit sur leur santé.
Un autre point de tension est la fin des accords sanitaires réciproques entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne. Ceux-ci prévoyaient que des Britanniques installés dans un pays européens puissent accéder aux soins comme n’importe quel citoyen de cette nation, sans coût supplémentaire, et inversement pour un citoyen d’un pays membre de l’UE vivant au Royaume-Uni. L’appréhension des autorités sanitaires britanniques est réelle, car en l’absence d’accord sur ce point, les centaines de milliers de sujets de la reine installés (ou en vacances), dans les pays de l’Union pourraient se voir obligés de rentrer pour se faire soigner. Or, le système de santé britannique (NHS[iii]), au bord de l’implosion depuis une décennie, serait incapable de faire face à ce coût supplémentaire estimé à 500 millions de livres, et le personnel médical en sous-effectif aurait de grandes difficultés pour gérer ce nouvel afflux de patients.
Reste un point particulièrement central pour l’ensemble des habitants d’Europe : qu’en sera-t-il du contrôle et de la prévention des maladies en cas de no-deal ? Si le Royaume-Uni n’a plus de relations avec l’European Center for Disease Prevention and Control, la protection sanitaire de la région serait affaiblie par la réduction des échanges d’informations. D’autant que les précédents sont terribles. Des crises sanitaires majeures, comme l’épidémie d’encéphalopathie bovine spongiforme (plus connues sous le nom de « vache folle ») à la fin des années 90, ont notamment trouvé leurs origines dans ce manque de communications entre agences sanitaires.
Les réponses du gouvernement britannique en cas de « chaotic Brexit »
Face à de telles interrogations et à l’inquiétude grandissante de sa population, le gouvernement de Theresa May tente de rassurer depuis l’automne 2018. La Première Ministre a commencé par rappeler qu’a priori le Brexit connaîtrait une période de « mise en place » entre le 30 mars 2019 et décembre 2020, durant laquelle le pays ne serait plus membre de l’Union Européenne mais aurait toujours accès au marché commun, laissant un peu de temps aux agences spécialisées et aux industries pour s’habituer au mieux, sans rupture brutale. Mais les récents rebondissements mettent à mal cet espoir. Pour parer à toute éventualité, le gouvernement a créé il y a un an un comité de pilotage composé du MHRA (Medicines and Healthcare products Regulatory Agency), du NHS England et de Public Health England[iv], l’agence chargée des médicaments et la sécurité sociale britannique.
Ce comité s’est notamment accordé sur le fait que le Royaume-Uni devrait rester membre de l’Agence Européenne du Médicament, qui accorde le droit de mise sur le marché des nouveaux médicaments pour les pays de l’Union. Située à Londres, cette agence européenne s’est vue contrainte de déménager à Amsterdam depuis quelques semaines. Elle va ainsi perdre environ 25% de ses salariés, ceux d’origine britannique. Les autorités européennes craignent qu’avec une telle coupe dans son personnel, des retards d’évaluation des médicaments, un déficit économique pour le secteur, et, en bout de chaîne, une perte de bien-être pour les patients soient à déplorer. Les dirigeants de l’Agence ont d’ailleurs affirmé que « de pareilles pertes devraient être compensées par le budget de l’Union Européenne ». Et le problème sera le même pour Londres : l’Agence britannique de réglementation des médicaments et des produits de santé (MHRA), qui étudie et autorise la mise sur le marché britannique de 20 à 30% des médicaments déjà approuvés par l’AEM[v], pourrait bien être en difficulté. Sans le premier filtre de l’AEM, les experts britanniques se retrouveraient face à une montagne de demandes de mise sur le marché, demandes qu’ils seraient incapables, faute de personnel, de temps et de moyens, d’étudier convenablement.
Enfin, sentant sans doute les négociations prendre un tour incertain, le gouvernement britannique a incité à plusieurs reprises depuis janvier 2018 les acteurs de l’industrie pharmaceutique à constituer des réserves de médicaments et de matériels médicaux, dans l’éventualité d’un hard Brexit. Une telle demande n’avait pas été faite par un gouvernement britannique depuis la Seconde Guerre mondiale. Les hôpitaux, cliniques, pharmaciens et autres professionnels de santé du Royaume sont également invités à faire des réserves pour au moins six semaines, afin de fournir les soins minimums à chaque citoyen britannique dans les premières heures du Brexit. Selon l’association anti-Brexit Best for Britain, ce stockage coûterait 2,2 milliards d’euros à l’Etat.
Moins connues et mises en avant que les questions purement économiques, les conséquences du Brexit sur la santé des Britanniques comme des Européens pourraient être néfastes. Nous l’avons vu, les deux parties ont donc tout intérêt à trouver un terrain d’entente avant le 30 mars prochain.
Marie ROY
20 février 2019
[i] Spécialisée dans la recherche sur l’hypertension et les maladies cardio-vasculaires. Elle a notamment abandonné des essais cliniques qui devaient avoir lieu dans les hôpitaux de Clydebank, Leeds et Exeter en octobre 2018 par peur qu’ils ne soient pas validés par les autorités européennes en cas de demande de mise sur le marché de leur médicament
[ii] Environ 73 millions d’euros
[iii] National Health Service
[iv] Public Health England.Depuis 1999, chaque nation du Royaume-Uni est responsable de son système public de santé, et les organismes anglais sont les plus importants (budget environ 10 fois plus élevé que celui des NHS-PH de l’Ecosse, du Pays de Galles et de l’Irlande du nord réunis)
[v] Taux dans la moyenne des autres pays européens