Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont et héros des progressistes américains depuis sa campagne d’insurrection face à Hillary Clinton en 2016, vient de se jeter officiellement dans la foire d’empoigne qui permettra aux démocrates de choisir leur champion pour affronter Donald Trump en novembre 2020. Le parcours vers l’investiture du parti démocrate est un marathon, ponctué par les rallyes politiques, les levées de fonds, les débats télévisés en 2019, une longue saison de primaires de février à juin 2020 ponctuée par l’investiture officielle du parti à la convention, avant de s’engager enfin dans le duel pour la Maison Blanche.
Plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle américaine, ils sont déjà plus d’une dizaine de candidats déclarés, reflet de l’image du parti démocrate d’aujourd’hui – féminin, divers, rajeuni. Pour l’instant les sénateurs tiennent le haut du pavé – Bernie Sanders, mais aussi Elisabeth Warren (Massachusetts), Kamala Harris (Californie), Cory Booker (New Jersey), Amy Klobuchar (Minnesota) et Kristen Gillibrand (New York). Les autres ont des mouvements de soutien plus confidentiels mais enthousiastes, la représentante d’Hawaï Tulsi Gabbard, les maires Julian Castro (San Antonio) et Pete Buttigieg (South Bend).
Beaucoup d’autres ne se sont pas encore déclarés, des hommes blancs en particulier : Joe Biden, figure historique du Sénat américain et vice-président de Barack Obama, le sénateur de l’Ohio Sherrod Brown, mais aussi Beto O’Rourke, candidat malheureux au Texas face à Ted Cruz, ou l’ancien maire de New York Michael Bloomberg. La liste s’allongera encore.
Face à un très large éventail de candidats, quelques interrogations simplistes émergent déjà : après l’échec de Hillary Clinton en 2016, l’Amérique démocrate est-elle prête à parier de nouveau sur une femme ? Barack Obama a-t-il permis que le choix d’un candidat non-blanc soit désormais naturel ? Vaut-il mieux être un élu des côtes Est et Ouest des Etats-Unis où se trouvent les réserves de voix démocrates, ou des terres intérieures, pour les reconquérir face aux républicains ?
Pour aller plus loin, les précédents cycles électoraux apportent des enseignements sur les clivages susceptibles de diviser les démocrates pendant les primaires. Les élections de mi-mandat de novembre 2018 ont vu triompher des démocrates centristes dans des circonscriptions républicaines écœurées par le trumpisme – à l’image d’Abigail Spanberger, fraichement élue en Virginie – mais elles ont également permis l’arrivée massive au Congrès de jeunes élus progressistes, flirtant avec le populisme de gauche, tels que Alexandria Ocasio-Cortez ou Ilhan Omar, qui font bouger les lignes traditionnelles du parti sur la politique économique et la politique étrangère. La campagne des primaires de 2016 offrait quant à elle une autre dichotomie, le choix entre un message socio-économique en faveur des classes populaires, incarné par Bernie Sanders, ou un message identitaire autour des droits et des libertés civiles en faveur des minorités ethniques et de genre, davantage porté par Hillary Clinton.
Toutefois, 2020 diffère de 2016, où l’offre politique de l’après-Obama était ouverte, et de 2018, où l’enjeu politique était législatif. Cette fois, les démocrates doivent faire barrage à la réélection d’un président hors norme, impopulaire avec la majorité mais solidement appuyé sur une minorité, dont le populisme et le nationalisme ont profondément bouleversé les équilibres politiques et institutionnels américains. Le style présidentiel de Donald Trump, agressif, territorial et mensonger, a conditionné irrémédiablement les campagnes politiques auxquelles il prendra part. Le peuple américain, désorienté, attendra de la part d’un challenger un discours fort, contrastant avec celui du président.
Ainsi, la ligne de faille permettant de distinguer les candidats pour 2020 ne sera pas leur positionnement idéologique (centriste vs progressiste) comme en 2018, ou leur positionnement thématique (message économique vs message identitaire) comme en 2016. Ces primaires se joueront en revanche sur la capacité des candidats à choisir et à incarner un personnage, soit celui du guerrier, qui mobilisera l’armée démocrate et mènera la reconquête face à Donald Trump, soit celui du guérisseur, qui prônera l’apaisement des tensions et soignera une Amérique grièvement blessée.
Cette seconde posture a déjà prouvé son efficacité. En 2008, un jeune sénateur peu expérimenté a ravi l’investiture démocrate en offrant de panser les blessures de l’ère Bush, marquée par le bourbier militaire irakien, les dérapages de la guerre contre la Terreur, et la honte de Katrina, tout en offrant la rédemption de tout un peuple à travers l’accession à la Maison Blanche du premier président noir. Les Américains veulent continuer de croire en la force de leur union, incarnée dans la devise de leur Grand sceau – E pluribus unum, de plusieurs, un. Deux années de présidence Trump ont suffi à faire entendre une litanie de regrets sur les divisions de l’Amérique et le besoin de se reconstruire et de se retrouver.
Lors de son discours de lancement de campagne, sous une tempête de neige, la sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar a affirmé vouloir « soigner le cœur de la démocratie », se posant en candidate de toute l’Amérique et du bien commun. Elle peut se targuer d’une réputation de législateur pragmatique et productif, capable de travailler avec les républicains. Si Beto O’Rourke décidait de se lancer dans la course aux primaires malgré son échec récent au Texas, il jouerait sans nul doute des mêmes thèmes, son charisme naturel et son emphase sur les notions de respect et de dignité lui ayant valu le surnom de « l’Obama blanc ». Cory Booker, sénateur du New Jersey, veut quant à lui mener une campagne optimiste, d’unité et de rassemblement, et n’hésite pas à parler d’amour.
Mais les belles intentions des démocrates pourraient se briser sur un principe de réalité. Les divisions et les rancœurs se sont accrus aux Etats-Unis à un point qui peuvent laisser croire que ce n’est réparable. D’après plusieurs études du Pew Research Center menées depuis 2014, la société américaine est profondément divisée, de la base électorale aux élites, selon des lignes partisanes de plus en plus marquées : démocrates et républicains sont aux antipodes sur le rôle de l’Etat, l’immigration, l’environnement, les questions raciales. Leurs priorités diffèrent totalement : les républicains s’inquiètent du terrorisme, de l’économie et des retraites tandis que les démocrates pensent à la santé, l’éducation et l’environnement.
Réélu en 2012 sur ce même message d’espoir et d’unité, Barack Obama déplorera, dans son dernier Discours sur l’Etat de l’Union en 2016, son impuissance à combler le creusement des divisions partisanes. Les clivages n’ont fait que s’accentuer depuis : le président Trump fait lui-même l’objet d’un rejet massif de l’opposition démocrate (seuls 8% approuvent son action contre 88% des républicains), sans commune mesure depuis au moins Dwight Eisenhower.
Dans une Amérique inquiète et en colère, c’est la figure du guerrier qui pourrait donc s’imposer, incarnée pour le moment par la sénatrice du Massachusetts, Elisabeth Warren. Ses premiers clips de campagne et son meeting de lancement jouent avec cette image de combattante, qui ne craint pas de s’attaquer aux milliardaires, aux grandes entreprises et aux « hommes politiques qui les engraissent », rappelant son rôle au Consumer Financial Protection Bureau qu’elle a créé et dirigé pendant l’administration Obama. Comme le souligne le journaliste Paul Waldman, alors que Klobuchar défend l’efficacité de la main tendue et du pragmatisme raisonnable, Warren promet le « combat » pour des « changements d’ampleur, structurels ». Bernie Sanders joue certainement sur le même créneau, dénonçant, dans son clip de campagne, Donald Trump, « le président américain le plus dangereux de l’histoire moderne américaine », le traitant de « menteur pathologique, escroc, raciste, sexiste, xénophobe », et l’accusant d’autoritarisme. Bernie Sanders est entré en campagne comme on entre en guerre.
Plusieurs candidats ne se sont pas encore définis aussi clairement. Kirsten Gillibrand, sénatrice de New York, souffre d’un manque d’authenticité et peinera à choisir une ligne. La sénatrice de Californie Kamala Harris cherche à se préserver des réserves de voix au centre, en se montrant pragmatique, par exemple sur les questions de police et de justice, mais son expérience de procureure la rend naturellement combattive. Progressivement il leur faudra choisir.
En 2020, personne ne s’interrogera sur Donald Trump. Son outrance légendaire est déjà connue et assumée, et sa position ne lui offre aucune réserve de voix. Seul le candidat démocrate qui lui fera face aura l’occasion de dessiner les contours de sa propre image. Celle d’un guerrier, ou celle d’un guérisseur, ce sera aux démocrates de trancher.
Célia BELIN
20 mars 2019
Cet article a également été publié le 1er mars 2019 par Telos (lien)