Par Jacques Fontanel, 2 mars 2020
Professeur émérite d’économie et ancien vice-président chargé des relations internationales de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble 2)
Dans les dictionnaires usuels, la paix est définie en creux comme « l’absence de guerre », laquelle est présentée comme « un recours à la force armée » pour dénouer une situation conflictuelle. Cette définition met en évidence la permanence endémique des guerres, mais aussi la force historique du recours aux conflits armés. La guerre a toujours été un instrument de prédation et de puissance. Si Héraclite affirmait que « la guerre est le père de toute chose », pour Thomas Hobbes, les hommes sont naturellement en situation de conflit les uns contre les autres. En interne, les Etats ont vocation à régler les conflits de leurs citoyens par les lois et, en externe, à les protéger en développant des forces armées destinées à dissuader ses ennemis potentiels, reprenant ainsi le vieux principe « Si vis pacem para bellum ». Pour le mercantilisme, la guerre est un instrument comme les autres pour assurer la puissance du Prince, notamment par la recherche d’une certaine autarcie économique. La doctrine de la « guerre juste » a été invoquée par Saint Thomas d’Aquin sur un critère de moralité, mais aussi par Machiavel au nom d’une nécessité politique. Elle a aussi été évoquée par Washington en justification de ses interventions guerrières notamment contre le terrorisme international, mais aussi la Charte de l’ONU établit que la paix à tout prix n’est pas viable sans justice et sécurité. La paix n’est pas perçue seulement comme une absence de guerre, elle dépend d’une volonté politique destinée à éliminer les causes fondamentales de la guerre, à savoir la pauvreté, le sous-développement, le respect des droits de l’homme, mais aussi les effets de domination.
Au contraire, pour Montesquieu ou Adam Smith, l’économie de marché est un facteur de paix, car l’essor du commerce international rend solidaires et interdépendants tous les acteurs économiques. Friedrich List a contesté ces analyses en considérant que si le libre-échange est, en théorie, le système le plus efficace, il ne peut être adopté que lorsque tous les Etats seront constitués à l’intérieur de leurs frontières naturelles et disposeront d’une puissance économique équivalente. Les effets de domination d’un pays sur un autre empêchent le libre-échange d’être vraiment libre, ce qui constitue une cause de conflit et potentiellement de guerre. D’ailleurs, les Etats n’ont revendiqué l’importance pacifique du libre-échange que lorsqu’ils ont été des superpuissances. L’industrialisation de l’Angleterre a amplement été favorisée par le protectionnisme institué par les Actes de Navigation et par une politique colonialiste assumée (et contestée par Adam Smith). Au XIXe siècle, le gouvernement des Etats-Unis a développé une politique protectionniste pour soutenir une industrie nationale naissante, tout en acceptant d’abord l’esclavagisme, puis l’application de lois racistes.
Pour Marx, la lutte des classes (la bourgeoisie contre le prolétariat) constitue un facteur essentiel du capitalisme, conduisant inéluctablement à l’appauvrissement relatif et absolu des prolétaires (phénomène de paupérisation). Les guerres impérialistes ne sont que des avatars ultimes de la guerre des classes. Le capitalisme a été maintes fois réformé en vue de limiter le potentiel de conflits interétatiques susceptibles de conduire à la guerre. L’Etat a pour fonction le développement des biens collectifs publics, la protection des activités économiques et sociales de la Nation et de ses citoyens. Pour améliorer la fluidité des échanges politiques, diplomatiques, économiques et stratégiques, les Etats ont mis en place des organisations internationales comme l’ONU, l’OMC ou le FMI, destinées à réguler les échanges commerciaux et diplomatiques et à régler les différends et conflits entre Etats. Cependant, les Etats conservent leur souveraineté et les conflits armés ont parfois éclaté entre des membres appartenant aux mêmes organisations internationales.
Nombre de pays n’hésitent pas à appliquer la politique dite de « beggar thy neighbour » permettant à un pays de se développer sur le dos de ses alliés. Les paradis fiscaux s’enrichissent au détriment des pays victimes de procédures illégales ou secrètes, qui conduisent les Etats vers un endettement public accru ou une baisse de la qualité de leurs infrastructures. Dans les faits, le libéralisme cède vite le pas au mercantilisme lorsque les pays les plus puissants le souhaitent. Ainsi, l’accord de la Maison Blanche avec Pékin portant sur un montant minimal d’importation des produits américains dans l’empire du milieu lèse évidemment les autres partenaires de la Chine, sans que l’OMC, garante du bon fonctionnement du libre-échange, n’intervienne. Enfin, la politique américaine du « benign neglect » concernant le dollar permet à Washington de conduire sa politique monétaire sans un regard pour les pays qui l’utilisent comme monnaie internationale. Ce droit léonin, décidé lors des Accords de Bretton Woods (1944), finalement peu contesté, ne conduit pas les Etats victimes à la révolte. Dans le même ordre d’idée, comme l’a révélé le FMI, l’Allemagne a reçu des effets plutôt positifs de l’euro, contrairement à la France qui a dû se plier aux règles économiques fixées par Berlin. Ces « effets de domination » ne conduisent pas encore à remettre en cause la paix entre les Etats, mais ils sont souvent à l’origine directe ou indirecte de la montée, parfois violente, des mécontentements nationaux et internationaux dans le monde et du populisme.
En revanche, les facteurs économiques sont des armes contre ceux qui ne répondent pas aux principes édictés par les organisations internationales ou par les Etats-Unis. Aucune organisation ne peut empêcher un Etat de suspendre l’aide économique en faveur des pays les moins développés. Dans les cas extrêmes, les Etats, souvent en « meute », conduisent même une « guerre économique » contre un ou plusieurs Etats. Les armes obliques, notamment économiques (embargo, boycott, gel des avoirs, « malware », sanctions secondaires et surtout isolement économique) et informationnelles, sont devenues essentielles dans la manifestation du pouvoir politique, économique et humanitaire des Etats. Elles mettent en évidence un désaccord politique ou stratégique avec un pays et elles indiquent les moyens destinés à en éliminer les effets. Les Etats déclarent engager des procédures économiques coercitives en vue d’obliger le pays cible à renoncer à une action politique ou militaire jugée inacceptable, comme l’annexion de la Crimée par la Russie. L’utilisation de ces armes est particulièrement délicate, car elles ne sont pas sans risque pour celui qui les utilise. Les stratégies de punition internationale contre l’apartheid, l’appauvrissement par l’effort de préparation à la guerre du fort au faible (stratégie appliquée par les Etats-Unis de Reagan contre l’URSS) ou les sanctions directes destinées à condamner les efforts d’armement nucléaire de l’Iran et les sanctions « secondaires » contre tous les acteurs économiques ayant des relations commerciales avec Téhéran, sont des actions de rétorsion violentes et parfois létales. Cette stratégie de rupture et de blocus a pour objectif direct le changement de régime du pays cible.
L’effondrement de l’URSS semblait consacrer la victoire de l’économie de marché, conduisant, selon Fukuyama, à la fin de l’histoire. La paix est pourtant toujours menacée par les intérêts économiques, politiques et parfois religieux divergents. L’économie est une arme redoutable. Sans procédure de régulation, dans un monde qui valorise la performance économique des individus ou des Etats, les facteurs de domination et les inégalités qui en résultent sont autant de facteurs de mécontentement, de frustration ou d’oppression individuelle et collective qui peuvent déboucher sur des guerres civiles ou interétatiques. La paix économique du libéralisme est toujours introuvable.