Par Emmanuel Decaux, le 30 mars 2020
318 candidats ont été présentés pour le prix Nobel de la Paix qui sera décerné à l’automne prochain, 211 individus et 107 organisations. Il faudra attendre cinquante ans pour découvrir le nom de Greta Thunberg ou de la Cour européenne des droits de l’homme, mais les archives du Comité norvégien qui décerne le prix Nobel de la paix, sont déjà ouvertes partiellement, avec la liste des nominees et des nominators pour la période allant de 1901 à 1967. Selon les termes du testament d’Alfred Nobel, il s’agissait de récompenser « la personne qui avait fait le plus ou le mieux pour la promotion de l’amitié entre les nations, l’abolition ou la réduction des armées permanentes et l’établissement des congrès de la paix ». La liste des personnes autorisées à présenter des candidatures – selon la version révisée en 2018 – comporte notamment les membres des parlements et des gouvernements nationaux, les membres de la Cour internationale de justice et de la Cour permanente d’arbitrage, les membres de l’Institut du droit international et de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, les recteurs et les professeurs d’université et les chercheurs en droit et en sciences humaines, les anciens lauréats.
Les prix Nobel, et notamment le prix Nobel de la paix, se trouvent ainsi à la charnière entre la société civile et l’histoire mondiale, ouvrant des aperçus inattendus sur le XXe siècle, ses audaces comme ses conformismes ou ses lâchetés. A s’en tenir au prix Nobel de la Paix, 4425 propositions ont été rendues publiques. C’est la face cachée de l’iceberg. On a hâte de connaître la suite et de découvrir les parrainages reçus par René Cassin pour l’attribution du prix en 1968, mais les archives démentent déjà les campagnes de John Humphrey pour minimiser le rôle de Cassin dans la rédaction de la déclaration : on sait désormais qu’il était présenté par lord Robert Cecil en 1949 et par Manley Hudson en 1950. De telles révélations apparaissent dans tous les domaines : ainsi à défaut d’un prix Nobel de littérature pour Marcel Proust, son père le Pr. Adrien Proust figure-t-il en 1901 sur la liste des nominés pour le premier prix Nobel de médecine, présenté par un autre membre de l’Académie de médecine. Et Keynes, avant la création du prix Nobel d’économie est nommé pour le prix Nobel de la paix par un professeur allemand en 1922, 1923 et 1924…
Le monde oublié des internationalistes
Il faudrait faire une étude systématique de prosographie pour déceler les liens de sociabilité, à travers les campagnes d’institutions internationales, des parlements, des facultés de droit et des académies ou de leurs membres, sans d’ailleurs que le site soit très rigoureux à cet égard. Ainsi en 1948, six professeurs de Bordeaux, dont Maurice Duverger, présentaient la candidature de Gandhi, tandis que Georges Vedel, présentait Bertrand Russell – déjà lauréat du prix de littérature en 1950, pour le prix Nobel de la paix en 1963 et le Négus l’année suivante, en 1964. On passera pudiquement sur l’apax que constitue la nomination de Mussolini faite par Gilbert Gidel pour le prix de la paix en 1935 ou celle de Pierre Laval présenté en 1936 par Joseph Barthélémy.
Une première lecture chronologique met en lumière des périodes contrastées, avec des traditions nationales fortes. Les années du début du siècle tournent autour des premières institutions internationales, avec l’Union interparlementaire, le Bureau international de la Paix et l’Institut de droit international, mais également des personnalités associées aux Conférences de la Haye, comme le jurisconsulte français Louis Renault, en 1907 ou Paul D’Estournelles de Constant en 1909. Cette tendance s’épanouit avec la SdN, avec la consécration de Léon Bourgeois en 1920. Derrière Louis Renault, on trouve une dizaine de parrainages, le premier étant celui d’Antoine Pillet dès 1904, suivi par Charles Lyon-Caen en 1905, Paul Fauchille et André Weiss en 1906… De son côté Louis Renault présentera l’IDI en 1904, D’Estournelles en 1908, Albert Ier en 1915 et le CICR en 1917. Léon Bourgeois est à son tour soutenu par d’Estournelles de Constant dès 1910, Lyon-Caen et Fréderic Passy en 1911, Emile Labiche en 1912, avant voir sa candidature relancée dès la fin de la guerre.
Il faudrait retrouver les choix individuels de tous les internationalistes, comme lorsque Jules Basdevant soutient la candidature Max Huber en 1957. Max Huber sera d’ailleurs la seule personnalité présentée par Hersch Lauterpacht, et ce en 1953. Hans Wehberg, le secrétaire de l’IDI, proposera à 6 reprises le nom de Georges Scelle, entre 1947 et 1955. Anzilotti qui avait proposé Giuseppe Motta en 1932 présentera le pape Pie XII en 1947. Mais très souvent les initiatives personnelles s’effacent derrière des campagnes institutionnelles comme lorsque Jules Basdevant, avec tout le gotha des internationalistes, présente l’Académie de droit international en 1951 et en 1952. Cela vaut pour l’Institut du droit international dès 1904 comme pour les tentatives de couronner l’Association mondiale pour la SdN, l’Académie de La Haye, voire la Chambre de commerce internationale proposée par Robert Schuman, René Pleven et Paul Reynaud en 1958…
Années noires, années blanches
Il y a des césures fortes, comme les années de guerre, avec une large mobilisation pour présenter le roi Albert Ier au prix Nobel de la paix, en 1915, et les 23 nominations, allant de Martin Buber à Harold Laski se portant en 1948 sur le nom de Raoul Wallenberg, le diplomate suédois disparu en 1945…
Les périodes charnières de l’histoire donnent lieu à des contrastes saisissants. En 1939, 59 nominations sont faites pour le prix Nobel de la paix, allant de Baden Powell au pape Pie XI présenté par un sénateur chilien. Les noms de futurs prix apparaissent comme Léon Jouhaux et Albert Schweitzer, mais aussi des inconnus comme un missionnaire nommé Jacquemont qui est proposé par Jules Basdevant. Le président Roosevelt présente Cordell Hull, son propre secrétaire d’Etat. Détail cocasse l’année précédente, en 1938, Franklin D. Roosevelt avait présenté Cordell Hull et Cordell Hull avait présenté Franklin D. Roosevelt ! Charles de Visscher et le sénateur Henry Lémery présentent Chamberlain, alors que Churchill, Duff Cooper et lord Robert Cecil proposent le nom d’Edouard Benes, également soutenu par la chambre de députés du Mexique.
Le prix ne sera pas décerné cette année-là et il faudra attendre 1945, pour une relance du prix Nobel de la paix avec 18 nominations. Le chiffre est quelque peu faussé du fait de l’œcuménisme d’un ancien ministre des affaires étrangères norvégien qui proposa à lui seul un paquet de 8 noms, Roosevelt et Cordell Hull, Churchill et Eden, Staline et Litvinov, aussi que Benes et le maréchal Smuts ! Staline ne réapparaitra qu’en 1948 proposé par un zélé professeur tchèque… De manière plus sage, Dag Hammarskjöld avait présenté le CICR et le comité suédois de la Croix Rouge. Comme on le sait, le prix pour 1944 fut attribué rétroactivement au CICR et celui pour 1945 à Cordell Hull. On nous permettra une disgression : Hammarskjöld ne fit que deux autres présentations, mais pour le prix Nobel de littérature, en proposant Saint-John Perse en 1955 et en 1957 – qui était également régulièrement présenté par T.S. Eliot et Roger Martin du Gard – et Ignacio Silone en 1958.
Du côté de la littérature
Il faut tirer le fil de la pelote pour aller plus loin avec le mélange permanent de la littérature et de la politique, ainsi Romain Rolland se vit décerner en 1916 le prix Nobel de littérature de 1915, sur la proposition de trois personnalités suédoises, plus pour ses positions « au-dessus de la mêlée », que pour son œuvre romanesque. Il fit lui-même preuve d’un grand éclectisme dans ses nominations : en 1923, il proposa dans un tir groupé trois noms pour le prix Nobel de littérature, Thomas Hardy, Maxime Gorki et Bounine. Après une pause, il présente un nouveau nom en 1928, celui de Rosny l’ainé et enfin celui de Freud en 1936. Alors que ce dernier avait été régulièrement proposé pour le prix Nobel de médecine, une campagne pour lui décerner le prix Nobel de littérature se manifeste dans les années trente, notamment en 1936 et en 1937…
Le rôle joué par Bergson et Valéry au sein de l’institution de coopération intellectuelle a sans doute joué pour attirer l’attention sur leur œuvre philosophique ou poétique. Ainsi le prix de littérature qui est-il attribué à Bergson en 1928 au titre de l’année 1927, après des présentations isolées faites par un universitaire anglais ou suédois, dès 1912, puis une première campagne de signature de l’Académie des sciences morales et politiques en 1921 avant la campagne victorieuse de l’Académie française – avec 16 signatures – et de l’Académie des sciences morales – avec 19 noms – sans oublier trois professeurs de philosophie parisiens dont les noms ne sont pas précisés. Pour Paul Valéry les choses iront moins bien, il est présenté en 1930 par Henri Bergson, Jules Cambon, Gabriel Hanotaux, Raymond Poincaré, Maurice Paléologue ainsi que Gustave Cohen. En 1932, puis en 1933 – malgré 18 signatures de membres de l’Académie française – ses espoirs sont déçus, mais Hanotaux – adepte des choix ouverts lui aussi, il avait présenté la candidature d’Edmond Rostand, Albert Sorel et Pierre Loti – le présente encore en 1937.
On a beaucoup ironisé sur le choix charitable fait par l’Académie française en faveur de Sully Prudhomme en 1901, mais on oublie de dire que dès les années suivantes des académiciens venant de tous les horizons politiques, comme Ludovic Halévy et Marcellin Berthelot, Anatole France, Albert Sorel et Eugène-Melchior de Voguë ont été des soutiens indéfectibles de Tolstoï jusqu’à ce que ce dernier ne décline à l’avance toute consécration officielle…