ThucyBlog n° 42 – Lawyers are coming! (2/2) Les projets de recours internationaux contre la Chine, révélateurs de l’intérêt des États-Unis à redécouvrir les vertus du Droit international

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Par Florian Couveinhes Matsumoto, le 4 juin 2020
Maître de conférences en Droit public à l’École normale supérieure (Ulm)

Lire la première partie : cliquez ici 

Au terme de la première partie de cette note, nous nous demandions s’il n’y avait pas quelque ironie à ce que ce soit des États-Unis et du Royaume-Uni que proviennent les appels les plus nombreux et les plus bruyants à l’engagement de la responsabilité internationale de la Chine sur un plan juridique. Faut-il le rappeler ? Non seulement les invitations à une coopération internationale plus étroite mais encore la revendication de règles internationales mieux sanctionnées, de tribunaux internationaux pouvant être saisis plus aisément, ou encore d’organisations internationales plus rapides et efficaces (mieux financées ?) émanent de deux États qui, s’ils disposent d’une culture juridique ancrée expliquant leur promptitude à vouloir recourir au Droit et au juge, et s’ils sont suffisamment libéraux pour abriter des opinions privées très différentes de celles de leurs gouvernants, ne s’en sont pas moins distingués depuis les années 2016 (Brexit) et 2017 (accession au pouvoir de Donald Trump), par une dénonciation tous azimuts de traités internationaux et européens, de jurisprudences internationales et européennes, d’organisations internationales et européennes et des textes qu’elles produisent et surtout, à l’acmé du mouvement, du Droit international (et européen) lui-même.

Rejet par les Etats-Unis du droit international et des juridictions internationales

Les règles et institutions existantes peuvent et en un sens doivent toujours être critiquées et révisées, et de nouveaux gouvernements sont tout à fait en droit de se livrer à des dénonciations massives de traitées, de quitter des organisations ou de contester la légitimité de tribunaux internationaux ou de leurs décisions. Mais particulièrement dans la période récente, les États-Unis ont mis en cause, par la voix de leurs plus hauts représentants, l’autorité du Droit international et des juridictions internationales en eux-mêmes. En novembre dernier, après une série de décisions et de prises de positions manifestement illégales de la part des États-Unis concernant le conflit israélo-palestinien, le Secrétaire d’État états-unien Mike Pompeo a tenté d’« apprécier les implantations israéliennes au regard du droit international tout en rejetant simultanément toute référence à ce dernier ». L’un des leitmotiv de son discours était qu’il fallait éviter de « s’attarder sur des positions juridiques » nécessairement belligènes, pour préférer les « faits » et « l’histoire » (autrement dit les rapports de force et l’arbitraire des puissants). En janvier dernier, le même rapport au Droit international ressortait de la « Vision » proposée par les États-Unis pour régler le conflit israélo-palestinien, puisqu’une nouvelle fois Droit international et « histoire » y étaient mis sur le même plan, ce qui signifiait en pratique une relégation du Droit international au profit d’une occupation illégale. Quelques temps auparavant, John Bolton, conseiller à la sécurité de la même administration, avait dénoncé l’usage « hypocrite » et « abusif » de la CIJ par l’Iran pour « attaquer les États-Unis » et perpétuer une « campagne de terreur et de destruction », et il annonçait la dénonciation de l’instrument conférant compétence à la Cour ; le même jour, il annonçait l’intention des États-Unis de dénoncer le Protocole fondant la compétence de la CIJ dans le cadre d’une autre action contentieuse, cette fois de la part de la Palestine. En réagissant systématiquement au dépôt de requêtes les concernant par la dénonciation de la base juridique conventionnelle de la compétence d’une juridiction internationale, les États-Unis envoyait un message de rejet global de l’idée même d’un Droit international autonome par rapport aux rapports de force et aux désirs immédiat des grandes puissances. Dans la bouche de John Bolton, ce rejet était parfaitement explicite : « Ceci, voyez-vous, a moins à voir avec l’Iran ou les Palestiniens qu’avec une position continue et cohérente de la part des États-Unis consistant à rejeter la compétence de la Cour internationale de Justice (…). C’est évidemment à mettre en rapport, pour une part, (…) avec la nature de la soi-disant capacité des tribunaux internationaux à être capables de lier les États-Unis » (the nature of so-called purported international courts to be able to bind the United States). 

Rejet du multilatéralisme

En outre, contrairement à la Chine qui tout en écartant largement l’application des règles internationales et la compétence d’organismes internationaux dans ses « affaires intérieures » et sa « zone d’influence », se présente en chef de file du multilatéralisme et du pacifisme et investit considérablement les fora internationaux de discussion et décision, les États-Unis accompagnent depuis deux ans leur rejet du Droit international et des tribunaux internationaux (la CIJ, mais tout autant la CPI, les tribunaux d’investissements, l’organe d’appel de l’OMC, etc.) d’un retrait brutal et massif du grand jeu multilatéral. Chacun parmi les internationalistes sait combien les organisations internationales souffrent actuellement du manque de soutien financier et politique des États-Unis, et d’ailleurs plus largement du manque d’engagement des États occidentaux. Si l’on prend le cas de l’Organisation Mondiale de la santé, spécialement en cause ici, les États-Unis n’ont pas nommé de représentant à son Conseil exécutif entre 2017 et…le 18 mars 2020 !


Le président Donald Trump et M. Xi Jinping ont un léger différend au sujet du Covid 19

Cette attitude inconséquente de la part des États-Unis repose sur de nombreuses croyances dont la crise actuelle montre avec d’autres signaux le caractère tragiquement erroné. On peut au moins en citer deux : la première est qu’en soutenant toujours moins les institutions internationales, leurs alliés et plus largement les autres États, et en exigeant toujours davantage d’eux, les États-Unis en obtiendront toujours plus. Cette croyance, tout comme son équivalent au plan interne (demander toujours plus à des services publics dont on réduit constamment les effectifs, les fonds, les garanties statutaires des membres, etc.) nous semble complètement battue en brèche par la crise. Ce n’est naturellement pas en cessant de financer l’OMS qu’un État le fait fonctionner et l’influence, sinon très temporairement et très superficiellement, et ce n’est pas ainsi qu’il apparaît comme un partenaire incontournable ou même crédible. C’est au contraire en y investissant massivement le personnel et les fonds indispensables, et en le faisant de manière régulière, prévisible et officiellement inconditionnée. De son côté, la Chine l’a bien compris : appliquant la même stratégie du comblement du vide états-unien ou occidental qu’elle avait utilisée dans les cas de l’ONUDI, de l’OACI, et plus nettement encore de l’UNESCO, elle a fait un « don » de 30 millions de dollars à l’OMS moins de dix jours après l’annonce du refus des États-Unis de verser le reste de leur contribution. Cela permet aujourd’hui au géant chinois de refuser une enquête internationale sur les origines de la pandémie…ou de l’admettre, le moment venu, en en contrôlant au maximum la composition, le périmètre et les modalités.

La seconde croyance, forte aux États-Unis, est qu’en tant que première puissance mondiale, il est possible d’assumer – et depuis l’accession au pouvoir de Donald Trump d’assumer ouvertement, avec une forme de « clarisme » ou de « machisme discursif » (Diego Gambetta) – un manque total de considération pour les règles et tribunaux internationaux, pour la coopération multilatérale et même pour l’image et la crédibilité internationales des États-Unis. N’est-ce pas Mike Pompeo, le Secrétaire d’État états-unien lui-même, qui s’est publiquement moqué du code d’honneur de West Point, la célèbre académie militaire créée après la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, en revendiquant fièrement que son pays… « mente, triche et vole » ? On aurait tort de sous-estimer un abandon aussi explicite, dans le cadre du discours officiel, des principes fondamentaux de ce que l’État états-unien, à défaut de toujours les pratiquer, estimait peu ou prou être la transcription de la décence. Ce tournant signifie à nos yeux que, non seulement sur le plan des relations internationales, mais même dans la manière dont les États-Unis se pensent eux-mêmes, le pays n’a plus pour destinée manifeste – du moins pour beaucoup – d’être le symbole de quelque valeur universelle que ce soit.

Une conception erronée de la puissance

À côté d’un nihilisme à la fois triste et déconcertant, la déclaration de Mike Pompeo et d’autres du même genre reposent finalement sur une analyse superficielle et erronée du fonctionnement de la puissance, appliquée au cas particulier de la Chine et des États-Unis d’aujourd’hui. Il est vrai que, pour l’instant, la Chine n’envahit aucun État afin de remplacer un gouvernement trop peu complaisant ou au motif fallacieux que des armes dangereuses sont enterrées ici ou là. Si, comme toute grande puissance, elle fait preuve d’impérialisme, celui-ci se limite, sur le plan militaire, à une sorte de sphère d’influence asiatique tandis que, sur le plan mondial, il se manifeste essentiellement par une compétition capitaliste, une course au moindre coût et à la domination de ressources et de secteurs, donc à travers une guerre économique que les Occidentaux ont eux-mêmes mis en place et dont ils ne peuvent facilement désavouer les règles. Reste que les faits et gestes de la Chine ont un impact considérable sur le reste du monde et que la combinaison du caractère totalitaire de son régime et de ses politiques, et des interdépendances mondiales incontrôlables mises en place depuis trois décennies, incitent fortement à établir des moyens efficaces d’engager sa responsabilité internationale (y compris au sens non-juridique du terme) comme celle des autres big players.

C’est également ce que montre cette crise et ce que, selon nous, les États-Unis vont être de plus en plus amenés à reconnaître. Malheureusement, la mue du discours des États-Unis, qui laisse derrière lui le manteau d’hermine juridique qui a longtemps été comme une seconde peau, n’entame pas uniquement la crédibilité de la parole des États-Unis : d’abord, l’abandon définitif de toute prétention à l’auréole juridique affecte, au-delà de sa crédibilité, l’emprise même des États-Unis sur ceux qui souhaitent la protection du Droit, tant il est vrai que « la réputation d’avoir du pouvoir est un pouvoir, parce qu’on s’attache grâce à elle ceux qui ont besoin de protection » ; ensuite, il efface peu à peu des relations interétatiques réelles une certaine idée – certes contestable mais une idée relativement claire et pas toujours déraisonnable – du Droit international comme instance autonome de jugement, qui s’impose aux grandes puissances comme aux autres États, et sans la puissance d’action et de légitimation duquel aucune grande puissance ne peut se maintenir durablement et, avec elle, le « monde » qu’elle a ordonné.