ThucyBlog n° 62 – Les manifestations en Biélorussie : un dilemme pour le Kremlin

Partager sur :

Par Aleksandra Bolonina, le 9 septembre 2020

À la suite de la publication des résultats de l’élection présidentielle du 9 août 2020 en Biélorussie, les rues du pays ont été le théâtre de manifestations réclamant la démission d’Alexandre Loukachenko, président depuis 26 ans. Face à la riposte brutale des autorités, près de 200 000 personnes se sont réunies le 16 août à Minsk, marquant ainsi un tournant dans l’histoire post-soviétique du pays. Si A. Loukachenko s’accroche encore au pouvoir, de façon aussi ferme qu’abracadabrante, la légitimité de son élection est nulle aux yeux de la majorité de la population biélorusse. En attendant, les tensions montent alors qu’A. Loukachenko s’est assuré du soutien militaire russe si la situation l’exige (éventualité jugée comme peu probable par V. Poutine).

Ces événements ont rappelé aux observateurs les révolutions de couleur qui ont eu lieu ces deux dernières décennies en Géorgie, en Ukraine ou au Kirghizistan, et les ont amenés à se demander jusqu’où ira la Russie, alliée de la Biélorussie dans le cadre de l’Union de la Russie et de la Biélorussie (Soyuznoe gosudarstvo), de l’Union économique eurasiatique (UEEA) et de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), pour prévenir une nouvelle révolution de couleur dans ce qu’elle appelle son « étranger proche ».

Les transformations dans l’espace post-soviétique

Parmi les quinze républiques ex-soviétiques, c’est en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et au Kirghizistan, les Etats baltes mis à part, que les mouvements de contestation, à divers degrés démocratiques et nationalistes, ont abouti à une transition du pouvoir politique. Tout en étant dotés de leurs propres spécificités, ces mouvements partagent certains traits semblables, notamment la demande de réformes politiques et démocratisation, l’aspiration à rompre avec le passé soviétique, de même que la volonté de se distancier de l’influence russe pour s’ouvrir davantage aux pays occidentaux.

Par ailleurs, les changements politiques dans les Etats de l’ex-URSS impactent non seulement leur développement à l’échelle nationale, mais aussi les dynamiques régionales. En effet, ils entraînent une déconstruction progressive de l’espace post-soviétique en tant que tel et contribuent à la formation d’un nouvel ordre régional. La Russie de Vladimir Poutine, s’opposant à cette transformation, a réagi en 2008 en Géorgie comme en 2014 en Ukraine par une intervention militaire et une campagne de propagande anti-occidentale. Pourtant, ses tentatives de maintenir son influence sur l’« étranger proche » se sont avérées coûteuses, financièrement et politiquement, et ne lui ont pas permis d’atteindre ses objectifs.

Ceci dit, la formation du nouvel ordre régional dans cet espace est influencée par les Etats de la région mais aussi par des acteurs extérieurs, dans un contexte plus large marqué par les tensions politiques entre la Russie et les pays occidentaux. Par conséquent, l’arrivée au pouvoir de nouvelles forces politiques met les Etats de la région face au choix des orientations de leur politique extérieure. C’est ainsi qu’en 2014, l’Ukraine, considérée par la Russie comme l’un des piliers de la future Union eurasiatique, choisit de se distancier de celle-ci afin de se rapprocher davantage de l’Europe. A l’inverse, un équilibre fut habilement trouvé par l’Arménie qui réussit à la fois à joindre en 2015 l’UEEA et à conserver des liens de coopération dans le cadre du Partenariat oriental de l’UE, tout en maintenant cette stratégie après la « révolution de velours » de 2018.

S’agit-il d’enjeux similaires en Biélorussie ? Si les manifestations actuelles ressemblent en effet aux révolutions qui eurent lieu dans d’autres pays de l’espace post-soviétique, elles diffèrent pourtant par l’absence des clivages géographiques nord-sud (comme au Kirghizistan) ou est-ouest (comme en Ukraine), du problème des minorités russophones, ou de la présence d’une opposition antirusse marquée. Le mouvement de contestation en Biélorussie se distingue donc par sa forme et par ses objectifs. Ainsi peut-on présumer que les événements en Biélorussie ne suivront pas le scénario de l’Ukraine pour devenir un « deuxième Maïdan », et que la réaction du voisin russe sera également différente.

Les premières réactions

Les manifestations actuelles interviennent en effet dans un contexte très différent de celui de 2014 en Ukraine. Le désaccord persistant entre la Russie et l’Occident à la suite des « révolutions des couleurs » incite les deux parties à faire preuve de circonspection afin d’éviter d’exacerber les tensions.

Du côté occidental, tandis que les Etats-Unis « suivent de près » ce qui se passe en Biélorussie, les Etats européens adoptent des mesures concrètes. De façon attendue, ce sont les pays Baltes qui ont été les premiers à exprimer leur soutien au peuple biélorusse. La Lituanie, où se trouve actuellement Svetlana Tikhanovskaïa, cheffe de file de l’opposition biélorusse, a décidé d’octroyer cent bourses universitaires à de jeunes Biélorusses, ainsi que 100 000 euros d’aide humanitaire. L’action concertée de l’UE s’est traduite par le sommet du 19 août à l’issue duquel le président du Conseil Charles Michel a déclaré que celle-ci ne reconnaîtrait pas le résultat de l’élection présidentielle. Parallèlement, l’UE prépare des sanctions contre les représentants des autorités politiques biélorusses.

Du côté russe, la réaction est demeurée également dans la retenue durant une première période avant de passer au soutien ouvert à A. Loukachenko. Il convient de remarquer que, tout en se positionnant comme un allié de la Russie, A. Loukachenko demeure un interlocuteur assez difficile pour celle-ci. Ces dernières années, les relations entre les deux pays ont été marquées par plusieurs crises, liées essentiellement aux désaccords sur les prix d’hydrocarbures importés depuis la Russie. Le président biélorusse n’hésitait pas, s’il le fallait, à rappeler, souvent de manière expressive, à Vladimir Poutine quel atout présente l’appui de la Biélorussie pour son voisin. En tant que partenaire économique et politique, mais aussi en tant qu’Etat membre de l’Union eurasiatique, il demandait en échange de son soutien l’octroi de contreparties économiques. Une position aussi ferme face à la Russie semblait opportune à A. Loukachenko pour rassurer son électorat sur sa capacité à mener une politique indépendante de celle-ci. En juillet 2020 Loukachenko promit de régler avec V. Poutine la question de l’ingérence de la Russie dans les élections biélorusses. Cette question se posa notamment lorsque trente-trois combattants de « ChVK Wagner » (société militaire privée russe) furent arrêtés le 29 juillet sur le territoire biélorusse, avant d’être libérés le 14 août. De même, A. Loukachenko accusa Viktor Babariko, ex-président de Belgazprombank (filiale bancaire locale de la Gazprombank russe), et Valeriy Tsepkalo, ex-directeur du Hi-Tech Parc à Minsk, d’être financés par la Russie, les empêchant ainsi de s’enregistrer en tant que candidats à l’élection présidentielle.

Néanmoins, dans le contexte des manifestations politiques de masse, le président biélorusse a dû renoncer à cette stratégie et se tourner vers la Russie. Ainsi, en plus d’échanges téléphoniques entre les deux chefs d’Etat, les contacts entre les représentants des deux pays ont eu lieu au niveau des ministres des affaires étrangères, et les chefs d’états-majors. De même, le 3 septembre le premier-ministre russe Mikhail Michoustine s’est rendu à Minsk, tandis qu’A. Loukachenko est attendu prochainement à Moscou. La Russie, tout en reconnaissant la légitimité de sa réélection, a assuré A. Loukachenko de son soutien face aux « forces destructives », ainsi que « dans la résolution des problèmes dans la République, en vertu du traité sur l’Union et sur l’OTSC ». V. Poutine a par ailleurs déclaré le 27 août qu’une réserve des forces de sécurité avait été formée pour un éventuel déploiement en Biélorussie dans le cas où « des éléments extrémistes dépassaient certaines limites ».

Quels enjeux pour la Russie ?

Les turbulences politiques dans un Etat limitrophe se présentent indéniablement comme inopportunes pour les autorités politiques russes et cela pour deux raisons principales.

Premièrement, il n’est pas exclu qu’à la suite d’une éventuelle transition de pouvoir, la Biélorussie entreprenne une réorientation politique désavantageuse pour Moscou. La Russie cherchera à éviter de perdre la Biélorussie en tant qu’alliée politique, qu’A. Loukachenko se maintienne ou non au pouvoir. La Biélorussie est en effet un partenaire économique crucial pour la Russie, mais également son allié politique le plus proche. Sans le soutien de la Biélorussie, l’avenir de l’UEEA, projet politique central promu par Vladimir Poutine, deviendrait encore plus incertain. Deuxièmement, les premiers succès du mouvement contestataire en Biélorussie ne passent pas inaperçues dans la société civile russe, surtout dans le contexte des manifestations prolongées, depuis le 11 juillet 2020, à Khabarovsk. Dans l’ensemble, les citoyens des deux pays, en plus d’être liés par des liens familiaux, culturels et historiques forts, partagent les mêmes défis politiques et se soutiennent mutuellement. Inversement, leurs élites politiques partagent des problématiques semblables face aux demandes de démocratisation et elles cherchent donc à éviter tout effet domino.

Cela conduit à se demander par quels moyens la Russie essaiera d’influencer les événements en Biélorussie pour maintenir les bénéfices de cette coopération. Si, à la lumière des récents développements, la possibilité d’une intervention militaire russe n’est plus à exclure, certains aspects nous amènent à nous interroger sur une telle éventualité.

D’une part, la véritable portée des promesses de la Russie reste assez incertaine. Ainsi, V. Poutine a fait comprendre que le déploiement de la réserve des forces de sécurité formée sur son ordre est un moyen de dernier recours, déclaration qui constitue davantage une démonstration de force qu’une véritable volonté de l’employer. D’autre part, tenant compte des expériences précédentes, une intervention militaire serait pour la Russie contreproductive, voire potentiellement désastreuse. En plus des pertes humaines et matérielles, mais aussi politiques, elle risquerait d’alimenter les sentiments antirusses, en l’état actuel presque inexistants chez la majeure partie des manifestants biélorusses. Bien qu’A. Loukachenko ait tenté de coller une étiquette antirusse à l’opposition, ces propos ont été réfutés par le Conseil de coordination de l’opposition biélorusse. Par ailleurs, S. Tikhanovskaïa s’est déclarée ouverte à un dialogue avec la Russie et à une éventuelle participation de celle-ci en tant qu’intermédiaire dans les négociations internationales. L’ingérence militaire russe marquerait donc un échec diplomatique et mettrait en danger le fragile processus de rétablissement du dialogue avec les Etats européens. La Russie est-elle prête à mettre tout cela en jeu pour agir en faveur d’un interlocuteur aussi rétif qu’A. Loukachenko ? On pourrait supposer que l’objet des négociations actuelles entre les représentants des deux Etats consiste justement en un marchandage des conditions et des garanties politiques et qu’il déterminera dans une grande partie la nature du soutien russe.

En attendant, la Russie privilégie des moyens dissimulés destinés à influencer les événements en Biélorussie. Également concernée par la problématique de la transition du pouvoir, ayant vécu elle-même des manifestations de masse, la Russie se pose ainsi en tant que conseiller politique à son voisin. Dans cette optique, les « spécialistes techniques » de la fameuse chaîne RT ont été envoyés en Biélorussie pour aider la chaîne de télévision d’Etat Belteleradiokompaniya. Par ailleurs, Moscou s’est déclaré prêt à partager si nécessaire son expérience de réforme constitutionnelle pour aider A. Loukachenko à sortir de la crise politique. Rappelons qu’en vertu de la révision constitutionnelle de 2020 en Russie, les précédents mandats de V. Poutine ont été « annulés », lui permettant ainsi de se présenter aux élections de 2024.

Parallèlement, la Russie essaie de prévenir toute tentative d’ingérence de la part des Etats européens. Lors d’un échange téléphonique tenu le 18 août avec la chancelière allemande Angela Merkel, V. Poutine a « accentué l’inadmissibilité de toute tentative d’ingérence dans les affaires intérieures de la Biélorussie », alors que son homologue a insisté sur le fait que les violences contre les manifestants pacifiques devaient cesser et que le gouvernement devait « engager un dialogue avec l’opposition et la société ». Dans ce contexte, la Russie fait face à une problématique double. Il s’agit pour elle de garder des liens d’alliance avec son voisin, entreprise épineuse dans le contexte d’une Biélorussie divisée, sans nuire aux liens de coopération subsistant avec les Etats européens.