Par Gilles Andréani, le 24 septembre 2020
Président de la quatrième chambre de la Cour des Comptes
Note initialement publiée par Télos
Lire la première partie : Le discours de la souveraineté
Si l’on quitte le droit, toujours dans les relations entre États, pour s’intéresser à la politique, l’on est amené à faire un double constat : la souveraineté est traditionnellement un argument de faiblesse ; il divise les États, et particulièrement les Européens.
Une rhétorique de faiblesse
Le mot « souveraineté » appartient au vocabulaire post-colonial ou de l’après-défaite. En 1920, à peine sorti de l’emprise des vainqueurs de la grande guerre, Atatürk fait proclamer la « fête de la souveraineté » ; depuis associée à la fête de l’enfant, elle est fêtée tous les ans en Turquie comme « fête de la souveraineté et de l’enfant ». L’Argentine a son « jour de la souveraineté », qui commémore l’échec face aux forces argentines d’une expédition militaire franco-britannique menée pour en obtenir le remboursement de ses dettes.
Dans les années 60, l’on est d’autant plus enclin à se dire souverain qu’on l’est de façon récente ou précaire. La souveraineté est omniprésente dans le discours diplomatique du tiers-monde, de l’Algérie par exemple. Le Général de Gaulle n’emploie quasiment jamais le terme en référence à la France (sinon pour dénoncer son abandon par Vichy). Pour lui, l’effort à accomplir c’est à conforter dans les faits « l’indépendance » du pays, en particulier par rapport aux blocs, et le mot revient sans cesse dans le discours de politique étrangère gaullien.
Il est dans l’ordre des choses que, les plus puissants se mêlant des affaires des autres, atténuent pour ce faire la portée de la souveraineté, qu’invoquent de leur côté les plus faibles pour s’en protéger. Au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, l’URSS invente ainsi la « doctrine Brejnev » de souveraineté limitée pour la justifier ; après l’invasion de l’Irak en 2003, les États-Unis caressent l’idée d’une « souveraineté relative » permettant d’intervenir dans les États qui manqueraient au devoir élémentaire de protéger leur population. Le débat qui s’ensuit aux Nations Unies sur « la souveraineté des États et la responsabilité de protéger » est peu conclusif : il y a bien une responsabilité de protéger, reconnue du bout des lèvres, mais celle-ci s’exercera dans le respect de la Charte, c’est-à-dire de la souveraineté des États, et du rôle du Conseil de sécurité. Ce sont les pays du tiers-monde et les grands émergents qui se montrent les plus réticents à accepter une limitation quelconque de leur souveraineté. La Russie n’a, depuis lors, cessé de défendre le principe de souveraineté, dont Serguei Lavrov a récemment déclaré qu’il était « au centre » de la politique étrangère de la Russie. Que les États-Unis, avec Trump, endossent à leur tour le concept signifie-t-il leur passage à la défensive face à la montée de la Chine, comme l’est la Russie face à l’OTAN et à l’Amérique depuis la chute de l’URSS ? Il faut se garder de sur-interpréter ce que dit Trump, qui parlait sans doute d’abord à son électorat patriote et protectionniste ; mais ce tournant mérite attention.
En Europe, de même, la carte de l’attachement à la souveraineté recouvre celle des pays qui, comme la Pologne ou la Hongrie, l’ont recouvrée depuis peu. Selon Victor Orban, « nous n’avons pas eu une histoire joyeuse. Pour les pays d’Europe centrale, qui comme tous les pays dominés ont une très forte conscience de leur souveraineté perdue, retrouver leur liberté ne s’est joué qu’en 1990. Renoncer, trente ans plus tard, à un morceau de souveraineté est impossible ».
Une rhétorique de division
Cependant, on peut s’interroger sur la sincérité de l’argument et se demander si, en Europe, c’est l’attachement historique à la souveraineté qui explique la défiance envers l’Union européenne ou l’inverse. Sans le Brexit, la souveraineté britannique n’aurait pas été le thème de campagne qu’il est devenu pour Boris Johnson. Ainsi, le débat sur la souveraineté des États tend-il à se polariser dans chaque pays autour de l’idée qu’on s’y fait de l’Union européenne, du développement de ses compétences et de son rôle souhaitable. En même temps, si de nombreux États membres se montrent défensifs ou critiques à l’égard de l’Union, et valorisent dans ce but leur souveraineté, ils le font en fonction de leur tradition constitutionnelle et de leur histoire politique, et donc chacun de façon différente. Car rien ne diffère tant d’un pays à l’autre en Europe que l’idée que l’on se fait de la souveraineté : en France, la souveraineté nationale appartient au peuple, en Grande-Bretagne, à la Reine en parlement, tandis que le mot est absent de la loi fondamentale, comme il l’était des constitutions de Weimar et de l’empire allemand.
Il en résulte que le thème de la souveraineté, qui n’unifie guère en Europe que les eurosceptiques, et encore superficiellement, est tout-à-fait impropre à rassembler les Européens pour relancer l’Union. A s’y employer, la France risque de s’isoler, face à des pays eurosceptiques qui y trouveront une opportunité de renouveler leur posture et aux autres, qui ne lui témoigneront guère qu’une incrédulité polie. L’évocation d’une souveraineté européenne n’est rien de plus au fond, sur un mode solennel et avec un vocabulaire différent, que le thème de l’Europe qui protège, utilisé en France depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht pour désamorcer le trouble de l’opinion sur l’intégration européenne. Mais l’écart entre les mots et la réalité est ici trop grand pour permettre aux Européens de s’y identifier.
Les États exercent en commun, au sein de l’Union européenne, des compétences dont certaines, comme la monnaie, relèvent normalement d’États souverains. Ils ont accepté et reconnu que l’Union européenne constitue un ordre juridique propre, supérieur à ceux des États et qui s’impose à eux. Cela ne fait de l’Union européenne ni un État fédéral, ni une entité souveraine, même en devenir, car ces compétences, comme les ressources qui lui permettent de les exercer, ne lui sont déléguées que par consentement unanime et explicite des États. Une souveraineté européenne supposerait une Union européenne qui puisse étendre ses compétences et ses ressources sans l’accord de ses États membres, qui aie « la compétence de sa compétence », selon la définition allemande classique de la souveraineté, ce que les traités ne permettent pas (ils ont même été rendus plus contraignants encore à cet égard en 2007 par le traité de Lisbonne). C’est pourquoi l’idée d’une souveraineté européenne ne peut être au mieux qu’une métaphore, car elle est juridiquement vide de sens en l’état actuel et prévisible des traités. « La souveraineté ne peut être que nationale » disait logiquement le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1976 sur l’élection du parlement européen au suffrage universel.
Une rhétorique d’exclusion
Une dernière raison pour être circonspect sur l’usage renouvelé de la souveraineté dans le débat public est que ce concept possède une aura sacrée qui permet de l’employer pour exclure et condamner.
Dans l’ordre interne, il désigne la source légitime du pouvoir et des institutions politiques, qu’il surplombe d’une autorité supérieure à toute autre. Il en résulte que la souveraineté est un absolu : c’est le mot qu’emploie Rousseau, et dans lequel la droite se retrouve (« la souveraineté ne peut être limitée, elle est absolue et infaillible », dit Joseph de Maistre). Des libéraux, comme Constant ou Guizot, ont pu s’alarmer de l’idée d’un pouvoir que rien ne venait limiter, mais sont restés isolés. La dispute séculaire française sur la souveraineté, finalement réglée par la constitution de la Vème République, a porté sur son titulaire – le peuple ou la nation – mais non sur sa nature – une, indivisible, inaliénable et imprescriptible – qui n’a jamais été mise en cause.
Il en résulte qu’en France la souveraineté relève du dogme, et ses manquements de l’hérésie. Peu après qu’elle eût opérée la translation de la souveraineté du Roi à la Nation, la révolution inventa le crime de lèse-nation. Ignorer ou compromettre la souveraineté c’est, dans notre pays, se mettre en marge du corps politique et s’exposer à l’anathème.
Fort heureusement, la tradition constitutionnelle française fait sa place, à côté du caractère absolu de la souveraineté, à une idée qu’elle doit également à Rousseau, et qui voit dans la souveraineté un principe originel, mais appelé à rester inactif et extérieur au système politique afin de préserver la liberté. (Il faut lire à ce sujet l’essai lumineux de Richard Tuck, professeur à Harvard, « The Sleeping Sovereign », où il explore cette tradition qu’il fait remonter à Bodin et Hobbes, et montre la parenté sur ce point entre les conceptions française, anglaise et américaine, ouvrage hélas non traduit en français).
Qu’à l’inverse de cette tradition, l’on réveille le thème de la souveraineté, qu’on lui donne un contenu politique actif, est hasardeux, quand bien même il ne s’agirait que d’une simple emphase verbale. En effet, en politique, tout concept absolu est dangereux. Il y a, aujourd’hui, un plus juste équilibre à trouver entre l’ouverture mondiale des échanges et l’autonomie des États dans des domaines variés, qui vont de la santé au numérique : c’est là un ensemble de problèmes relatifs par nature, et qui relèvent d’ajustements, de surcroît à faire en accord avec les autres États, pas d’une révolution. Les placer sous l’égide de l’absolu qu’est la souveraineté ne va pas aider à les régler ; cela peut même les exacerber, car la recherche de cet absolu ne peut, au fond, que décevoir.
Et, à la fin des fins, s’il s’avère que le peuple souverain ne l’est pas, si la reprise de contrôle qu’on lui a promise n’est pas là, à qui ce sera la faute ? Aux élites, pardi, et aux élites européennes, en particulier ! Quelque effort qu’on fasse pour distinguer la bonne souveraineté du « souverainisme de repli », il y a fort à craindre que le seul bénéficiaire du retour en force de cette aspiration à la souveraineté ne soit le populisme.
Au total, la crise du Covid, dont on annonce qu’elle va séparer le monde d’hier du monde d’après, n’a pas encore produit une idée neuve. Elle a ancré les gens dans leurs convictions, et les a plutôt conduits à les amplifier qu’à en changer : les anti-mondialistes et les anti-capitalistes vérifient dans la crise la nocivité de l’économie de marché et du libre-échange, les écologistes se réjouissent de ce que la nature reprenne ses droits, Anne Hidalgo interdit la rue de Rivoli aux voitures.
Le thème de la souveraineté débordait, dès avant la crise, son champ d’influence naturel, celui des eurosceptiques et des souverainistes ; il a, depuis, continué d’élargir son audience et sa résonance est mondiale. C’est incontestablement là un phénomène nouveau. Mais l’idée ne l’est pas, sa complexité et ses dangers non plus. Procéder aux ajustements qu’appellent les excès de la mondialisation et une interdépendance inégale et mal régulée sera suffisamment difficile ; ce serait, pour l’Europe et pour la France, ajouter à la difficulté que de placer ces ajustements sous l’égide d’un concept aussi hermétique, diviseur et absolu que la souveraineté.
S’il fallait conclure ces remarques par une recommandation, ce serait que la France emploie le mot sécurité (alimentaire, sanitaire, numérique, industrielle, tout ce qu’on voudra) pour décrire ce qu’elle attend de ces ajustements, et renonce à promouvoir la notion hasardeuse de souveraineté européenne.