Par Gilles Andréani, le 21 septembre 2020
Président de la quatrième chambre de la Cour des Comptes
Note initialement publiée par Télos
La pandémie de Covid a été l’occasion de voir s’épanouir le thème de la souveraineté dans le débat public : le constat s’est largement répandu, selon lequel la crise avait révélé une érosion dangereuse de la souveraineté de la France et de l’Europe dans de nombreux domaines, agricole, numérique, industriel, sanitaire, politique, et qu’il fallait à présent inverser le mouvement et reconquérir ce qui avait été perdu.
Cette vague de réflexions et de propositions, d’importance et de qualité très inégales, va du farfelu au plus sérieux : à la première extrémité de ce spectre, on peut mentionner cette prise de position d’un collectif qui comprend Cécile Duflot et la Confédération paysanne, intitulé : « La souveraineté alimentaire sera paysanne ou ne sera pas », et qui préconise entre autre : « des paysan·ne·s protégé·e·s et reconnu·e·s avec l’arrêt immédiat de tous les accords de libre-échange » ; à l’autre extrémité, les déclarations réitérées d’Emmanuel Macron depuis le début de la crise en faveur d’une souveraineté retrouvée de la France et de l’Europe. Ainsi dit-il, le 12 mars : « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France et une Europe souveraine ». Et le 30 : « le jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant. Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne ».
Une rhétorique universelle
Ces idées ont eu leur impact ; leur retombée dans le réel la plus notable a été la déclaration franco-allemande du 18 mai 2020 proposant un emprunt de l’UE de 500 Milliards d’euros à l’appui de la relance des économies européennes. La déclaration commence par l’annonce, moins remarquée, de l’intention des deux pays de « relancer notre souveraineté sanitaire stratégique par une « stratégie santé » de l’UE », dont elle donne les grandes lignes. Plusieurs ministres ont également placé leurs initiatives de crise sous le signe de la souveraineté : il en va ainsi de Bruno Le Maire qui a déclaré le 21 mai au Figaro : « notre objectif c’est la souveraineté économique de la France », tandis que Didier Guillaume affirmait en avril : « la souveraineté économique de la France et de l’Europe passera forcément par la souveraineté alimentaire », ce dernier objectif faisant l’objet d’une mobilisation depuis plusieurs mois des principales organisations agricoles.
La nouveauté, dans le contexte de la pandémie n’est pas tant qu’on y parle de souveraineté, que l’unanimité des mouvements politiques à le faire, et à la faire à tout propos : Jean-Luc Mélenchon : « la souveraineté, la relocalisation, c’est une politique écologique, autant qu’une politique sociale », François Bayrou : « je suis blessé que depuis plusieurs années les États-Unis décident pour les autres. Notre souveraineté est abandonnée à la puissance américaine », Boris Vallaud : « il faut réaffirmer notre souveraineté et agir sur le réel », Marine Le Pen :« je suis heureuse s’il [Emmanuel Macron] a pris conscience qu’il faut faire du patriotisme économique, être indépendants, souverains et particulièrement quand il s’agit de la santé des Français ». On peut aussi citer la « souveraineté industrielle », que réclame la CGT, la souveraineté numérique, ainsi que le thème des frontières et du contrôle de l’immigration, que recouvre l’appel à la souveraineté de nombreuses personnalités de droite.
Cependant, le retour en force du thème de la souveraineté avait largement précédé la pandémie. Dans son discours prononcé à la Sorbonne en février 2017, le président nouvellement élu, tout en condamnant le « souverainisme de repli », appelait à la refondation d’une « Europe souveraine, unie et démocratique », car « l’Europe seule peut assurer une souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde pour y exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts. » Et d’identifier six « clés » pour la souveraineté européenne : une capacité d’action militaire autonome, la maîtrise des frontières, accompagnée d’un partenariat avec l’Afrique, une transition écologique incluant la sécurité alimentaire, la puissance économique, industrielle et monétaire. Hubert Védrine, parmi d’autres, a fait écho à ces préoccupations : « les élites doivent écouter les demandes d’identité, de souveraineté et de sécurité des peuples », dit-il un an après, fustigeant particulièrement ce qu’il appelle « les élites européistes » d’avoir négligé ces demandes.
Cette propension à valoriser la souveraineté et à dénoncer ses ennemis n’est pas seulement française. Elle est européenne et mondiale. La reconquête de la souveraineté est invoquée de façon incessante par Boris Johnson pour justifier le Brexit, et par les leaders centre-européens pour résister aux interventions de Bruxelles dans leurs affaires. Habituelle dans les discours de politique étrangère russe et chinois, la souveraineté a fait une entrée spectaculaire dans le discours américain avec l’intervention de Donald Trump devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 2018 – 10 mentions du mot dans un discours de dix minutes – et 2019 – 5 mentions. Barack Obama, ne l’employait jamais, George W. Bush l’avait fait une fois, pour célébrer, devant l’Assemblée générale de 2004, « la souveraineté retrouvée de l’Irak ».
La phrase-clé des discours précités de Trump est : « Les États-Unis ne vous diront pas comment vous devez vivre, travailler ou prier. En échange, la seule chose que nous vous demandons c’est de respecter notre souveraineté ». Avec ces quelques mots, il répudie la tradition interventionniste et universaliste de la diplomatie américaine, et avertit tous ceux qui, à ses yeux, ont acquis une influence indue sur l’économie, le mode de vie ou les opinions de son pays : la Chine, l’Union européenne, la bureaucratie onusienne, etc.
Bref, le mouvement est universel : partout, l’on veut de la souveraineté. Comment l’interpréter et faut-il trouver cette vogue heureuse ou s’en alarmer ?
Une rhétorique confuse
La volonté d’autonomie émanant de sociétés qui veulent décider par elles-mêmes et le sentiment que la mondialisation allait trop loin étaient déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, notamment en France ; la crise du Covid n’a fait qu’accentuer cette double demande, d’ailleurs compréhensible et légitime. Le mot souveraineté y fait écho, tout relevant d’un registre politique élevé qui valorise ceux qui l’emploient, mais au prix d’une emphase certaine et d’un certain décalage avec la réalité.
On peut s’y résigner, comme Giraudoux évoquant les discours de congrès radical « dont, disait-il, les mots les plus simples sont le mot sublime et le mot éperdu ». On peut aussi s’en inquiéter, et ce pour trois raisons : la souveraineté, concept important et légitime, ne contribuera pas à répondre aux demandes d’être davantage maître de son destin qui émanent des sociétés ; il est, dans l’ordre international, un aveu de faiblesse et une source de divisions pour l’Europe ; il recèle enfin des potentialités d’exclusion et d’intransigeance qui risquent d’avoir leur dynamique propre.
Si le problème est de réduire la dépendance à l’égard de l’étranger, de décider davantage par soi-même, de « reprendre le contrôle » selon l’expression de Boris Johnson qu’a aussi employée Emmanuel Macron, le concept de souveraineté risque de s’avérer inopérant. Un État souverain est un État indépendant, dont les décisions ne peuvent lui être imposées par un autre. L’article I paragraphe 2 de la Charte dit ainsi que l’ONU « est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres ». Il s’agit d’une égalité de droit, qui n’empêche pas les États de conclure des obligations qui réduiront leur liberté d’agir à l’avenir ; le principe d’égalité souveraine pose que ces engagements, pour être valides, doivent être le fait d’égaux en droit et être librement consentis. La souveraineté des États n’est rien d’autre que leur faculté de s’engager librement les uns vis-à-vis des autres. C’est l’idée que les relations entre États sont d’ordre non pas hiérarchique mais contractuel, qu’elles sont fondées sur la liberté et non sur la contrainte.
Cette liberté serait enfreinte si un État devait subir des obligations qui lui auraient été imposées par la force ou auxquelles il n’aurait pas librement consenti. L’article I paragraphe 2 lui permettrait, dans ce cas, de faire valoir un vice du consentement, qui rendrait nulle cette obligation.
La mondialisation, globalement considérée, a été consentie ; elle résulte d’un ensemble d’engagements entre États de nature commerciale, financière, technique, qui ont rendu possible l’internationalisation des échanges, des chaînes de production et des paiements. Ensuite, il y a le poids respectif des économies, la bonne foi dans la mise en œuvre des engagements, la réciprocité des avantages : nul doute qu’il y a beaucoup à faire pour rendre la mondialisation plus égale, corriger ses excès, rendre ses règles plus équitables et son fonctionnement plus respectueux d’intérêts communs comme l’environnement. Quel degré de dépendance voulons-nous accepter dans tel ou tel domaine ? L’ouverture que nous acceptons dans l’un, quelle doit être sa contrepartie dans tel autre ?
Mais l’on quitte ici le champ des principes, auquel appartient la souveraineté, pour rentrer dans celui du jeu des intérêts et de l’équilibre des obligations, par essence relatif. Sauf à vouloir prouver que la mondialisation nous a été imposée, que nous l’avons subie sans y consentir, ce qui n’aurait pas de sens, la souveraineté n’a pas sa place dans ce débat, peut-être à une exception près.
Il y a, en effet, un domaine où la souveraineté est en cause dans l’armature juridique et institutionnelle de la mondialisation, c’est celui du système international de paiements. Celui-ci est, en effet, un système soumis au droit américain, tout en étant un véritable bien commun mondial. C’est ce qui a permis aux États-Unis de mettre en place un mécanisme de sanctions global entièrement à leur discrétion, et auquel les États sont universellement soumis sans l’avoir accepté. On peut y voir un abus de droit sinon une atteinte à leur souveraineté. John Paulson, dans la dernière livraison de Foreign Affairs, met d’ailleurs en garde les États-Unis contre cet abus, dont il craint qu’ils n’incitent les autres États à mettre en place un système de paiements mondial concurrent. Quoi qu’il en soit de ce sujet, d’ailleurs peu évoqué dans les appels actuels à un regain de souveraineté, il reste que le contrôle, l’indépendance ou l’autonomie qu’il s’agit de reprendre relèvent de l’ordre relatif des intérêts et de la puissance, non des exigences de liberté et d’égalité en droit des États à quoi s’identifie le principe de souveraineté dans l’ordre international.
Lire la deuxième partie : L’instrumentalisation politique de la souveraineté