Tribune de Serge Sur sur le Parquet national financier et la séparation des pouvoirs

Partager sur :

Tribune du Pr. Serge Sur publiée dans Le Monde le 4 août 2020 (cliquez ici pour y accéder). Réduite pour des raisons éditoriales, cette tribune est publiée ci-dessous dans sa version originale, plus développée.

Le Parquet national financier et la séparation des pouvoirs :
Chefs-d’œuvre en péril

par Serge Sur

Depuis quelques semaines, le PNF est dans la tourmente. Il est accusé, par des avocats, par des responsables politiques, par les médias qu’ils inspirent, d’un véritable abus de pouvoir. Il aurait, en collectant les fadettes d’un certain nombre d’entre eux, en géolocalisant le plus célèbre, devenu depuis Garde des Sceaux, enfreint le secret professionnel des avocats. Leurs réactions indignées ont provoqué l’émotion de la présidence et de la garde des sceaux de l’époque. Le président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, a demandé l’avis du CSM sans que le contenu de sa demande soit public. La ministre de la Justice a saisi l’Inspection générale de la Justice d’une inspection sur les investigations du PNF. L’origine de cette agitation repose sur une déclaration faite par Mme Eliane Houlette, ancienne directrice du PNF, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale au sujet des pressions dont elle aurait pu faire l’objet dans l’affaire Fillon. Elle a, en réponse à une question, estimé que les demandes de remontées de la procureure générale étaient d’une fréquence inhabituelle.

Derrière François Fillon, Nicolas Sarkozy

Ce propos a été immédiatement détourné et interprété comme l’aveu d’une enquête dévoyée et menée dans le cadre d’une conspiration politique contre François Fillon. Alors qu’il venait d’être lourdement condamné, l’un de ses avocats s’est précipité sans vergogne dans la brèche et devant les caméras pour dénoncer ladite conspiration. En réalité, derrière l’affaire Fillon en instance d’appel, l’émotion des politiques et des avocats a une autre dimension politique : celle de l’affaire Sarkozy-Bismuth, qui doit être débattue devant un tribunal correctionnel d’ici quelques semaines. Il faut en effet y voir une préparation d’artillerie pour protéger Nicolas Sarkozy, préparation médiatique qui coïncide avec la publication d’un nouveau livre de l’ancien président exaltant son œuvre. Ainsi le délit et le scandale ne sont apparemment pas qu’il ait utilisé un pseudonyme, usurpant au passage l’identité d’une personne qui n’y pouvait mais : il est que le PNF enquête sur cette affaire qui, rappelons-le, est liée à une incrimination de trafic d’influence et corruption. Les faussaires s’indignent, les avocats se drapent. Le PNF, voici le coupable ! Mais qui est dupe ?

Probablement pas les citoyens. En revanche, on peut s’interroger sur les réactions des autorités publiques, président, garde des sceaux, inspection générale de la justice qui ont implicitement appuyé cette offensive en jetant le soupçon sur le PNF. Sont-ils dupes ou complices ? Sans faire de procès d’intention, on peut et même on doit constater que ces réactions constituent autant d’atteintes à l’indépendance de la justice et donc à la séparation des pouvoirs – atteintes émanant, hélas, des autorités qui ont pour mission de les protéger.

Trois atteintes à la séparation des pouvoirs

La première atteinte est due au président de la République. Il est, aux termes de l’article 64 de la Constitution, le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le parquet relève de cette autorité judiciaire, même si son indépendance est problématique, et là réside sans doute le cœur du problème, on va y revenir. Mais à première vue, face à des attaques aussi directes contre le PNF, on attendait du président qu’il rappelle urbi et orbi l’indépendance de la justice. Que nenni ! Il saisit le CSM, laissant ainsi penser qu’il n’y a pas de fumée sans feu. D’autant plus qu’il ne communique pas le texte de sa demande au CSM, dont l’intéressée même, auditionnée par le CSM, n’est pas destinataire. C’est désinvolte, cela accrédite le soupçon et cela fait douter de la volonté du président de défendre l’institution. Il est vrai qu’il y a de tristes précédents, François Mitterrand s’étonnant de l’action d’un juge d’instruction envers Bernard Tapie ou reconnaissant avoir ralenti la justice en faveur de René Bousquet, le héros de la rafle du Vel d’Hiv’. Le président de la République garant de l’indépendance judiciaire, c’est déjà, en soi, une atteinte à la séparation des pouvoirs, et la garantie risque fort de se retourner en gardiennage.

La deuxième atteinte est le fait de la garde des sceaux, qui saisit l’Inspection générale de la justice, sans davantage rendre publics les termes de la mission. L’IGJ, instituée en 2016 par le Premier ministre Manuel Valls, est un organe administratif. Anomalie en soi, un organe administratif qui inspecte des autorités judiciaires ! Malheureuse séparation des pouvoirs. Il est vrai que la Cour de cassation a obtenu d’être exonérée de ses diligences, mais pourquoi pas les autres juridictions ? Ne s’agit-il pas d’une ingérence incongrue dans le fonctionnement de l’institution judiciaire ? Surtout dès lors qu’il s’agit d’une affaire individuelle, d’une affaire en cours, en instance de jugement ? S’ajoute à ce vice initial le fait que le nouveau garde des sceaux, qui sera destinataire des résultats de l’inspection, est l’un de ceux concernés par son objet. Alors avocat, il avait porté plainte pour le suivi téléphonique dont il avait été l’objet. Il a certes retiré sa plainte après sa nomination, mais le conflit d’intérêts subsiste manifestement. Il serait sage d’annuler cette demande d’inspection, à laquelle en toute hypothèse Mme Houlette refuse à juste titre de coopérer.

La troisième atteinte procède de l’inspection générale elle-même. Elle n’est pas en effet tenue de procéder à cette inspection, qui est pour elle une simple faculté. Le décret qui l’institue précise en effet que l’ISG « peut » effectuer des inspections, ce qui implique qu’elle puisse s’y refuser. C’est ce qu’elle aurait dû faire, puisqu’elle n’a pas à connaître des actes juridictionnels et qu’elle est conduite à interférer avec une affaire en cours. C’est ce que lui rappelle la lettre de Mme Houlette, rendue publique par Le Monde. Là encore, le principe de séparation des pouvoirs aurait dû conduire l’IGJ à s’abstenir.

Derrière les atteintes ponctuelles, une atteinte structurelle à la séparation des pouvoirs

La question soulevée par cette affaire est plus grave que la conjoncture. Elle est, parmi d’autres, un révélateur d’une lacune criante des institutions françaises : l’absence d’un pouvoir judiciaire. L’atteinte à la séparation des pouvoirs est alors structurelle. N’évoquons ici que la situation du parquet. Les membres du parquet relèvent de l’autorité judiciaire en droit français, mais la Cour européenne des droits de l’homme leur refuse la qualité de magistrat, parce qu’ils ne sont pas réellement indépendants. Outre qu’ils sont nommés par le président de la République sur avis du CSM, ils sont soumis à l’autorité hiérarchique du garde des sceaux, ce qui est une évidente limite de leur indépendance. Si l’on veut que la justice soit respectée et qu’elle se respecte elle-même, il faut qu’elle soit réellement indépendante, ce qui est une condition de son impartialité. La tentation est grande pour les pouvoirs publics de s’ingérer dans les affaires de la justice, et ils n’y cèdent que trop. L’époque est aux états d’urgence. Il y a clairement un état d’urgence judiciaire. On n’y fera face que par une réforme constitutionnelle reconnaissant un authentique pouvoir judiciaire, totalement coupé de la présidence aussi bien que du gouvernement et conforme, enfin, à la séparation des pouvoirs telle que conçue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, composante de la Constitution de la République.