ThucyBlog n° 58 – Le retour de la famine comme arme de guerre au Moyen-Orient (1/2) : quand la fin justifie les moyens

Champ de blé en feu en Irak

Partager sur :

Par Philippe Bou Nader, le 12 août 2020

Les conflits armés qui ravagent le Moyen-Orient depuis les années 1950 ont été un laboratoire (tristement) majeur « d’innovations » en matière de méthodes de guerre. Les guerres de tunnels y ont en effet revu le jour[1], en parallèle d’autres méthodes, dont les guerres par mercenaires interposés[2]. La plus récente « réadaptation » des méthodes guerrières aux impératifs du terrain moyen-oriental semble être l’organisation, intentionnelle et méthodique, de la famine de masse comme arme. Après les « tunnel warfare » et les « proxy warfare », nous serions donc à présent dans le temps de la « starvation warfare ». Après le Yémen, la Syrie semble se précipiter vers un tel scénario.

Qu’est-ce qu’une famine ?

Une famine est autant un processus qu’une conséquence[3]. La famine-processus est l’acte d’organiser un système capable d’empêcher, de façon continue et systémique, l’approvisionnement d’apports calorifiques nécessaires pour la survie d’un groupe d’individus[4]. Le concept de famine-conséquence est le résultat d’une telle politique, donc la mort des membres de ce groupe d’individus à cause de la faim ou des conséquences directes de cette faim, donc des carences nutritionnelles. Ce texte ne s’attardera que sur le concept de famine-processus.

Les actes faisant partie d’une famine-processus sont nombreux et il n’existe pas de liste exhaustive en la matière. Organiser une famine n’est en effet pas uniquement réalisé en détruisant les moyens de production de calories ou de leur stockage, tels les silos de blés ou les champs de pâturage, mais peut consister en un cumul d’actes de violence qui empêchent, retardent sérieusement ou dissuadent l’exécution de tâches du quotidien qui sont nécessaires aux individus pour pouvoir acquérir des calories, en les produisant, les achetant ou les recevant.

Une famine en Syrie ? Le duo diabolique de la guerre civile et des sanctions étrangères

Or, après le Yémen, qui fait face à une famine depuis 2014, la Syrie semble s’enfoncer progressivement dans un scénario de famine-processus. Dès avril 2016, des manifestations dans la ville de Darayya demandaient la fin du siège de cette ville par l’armée syrienne pour éviter une famine. Ces manifestations ont fait référence aux conditions particulièrement difficiles des enfants, qui auraient souffert de malnutrition directe (manque d’apport calorifique) et indirecte (impossibilité pour les mères d’allaiter).

Un mois plus tard, en mai 2016, l’autorité autonome de la province de Hassaké, autorité contrôlée par des milices kurdes, refusa de traiter avec la Compagnie Al Muhaymen pour le Transport et la Construction, une succursale d’Aman Group, en charge de distribuer et de transporter la production de blé de cette province vers l’Ouest syrien, y compris vers Damas[5]. Cette autorité menaça même d’exporter sa production de blé aux autorités kurdes irakiennes, et ce de façon exclusive.

Plus récemment, en juin 2019, le Programme alimentaire mondial, l’organisme d’aide alimentaire des Nations Unies, annonça que plusieurs milliers d’hectares de terrains agricoles furent détruits dans les régions d’Idlib et du Nord Hama. Le porte-parole du Programme affirma en effet que « The latest outbreak in violence in Idlib and north Hama […] burned several thousands of acres of crops and farmland […] ».

De nombreuses Parties au conflit syrien sembleraient donc être prêtes à organiser – ou à ne pas y mettre fin à – des famines de masse localisées. Ceci est peu surprenant puisque ce conflit combine les deux circonstances les plus propices à l’apparition d’une famine de masse : un conflit armé impliquant un État et des groupes armés et des sanctions économico-financières étrangères[6]. La présence de groupes armés, en effet, fait en général durer le conflit et retarde sa résolution puisque la multiplicité d’acteurs engendre une multiplicité de revendications et de potentiels vetos[7]. Les sanctions quant à elles empêchent l’arrivée d’investissements étrangers, l’acheminement de matériels dédiés à l’agriculture et compliquent l’importation de produits alimentaires, en partie en dissuadant les banques et institutions financières étrangères d’émettre des lettres de crédit pour des contrats d’exportation. Les guerres civiles « internationalisées » et médiatiques sont donc très propices au recours à la famine en tant qu’arme de guerre.

Des raisons objectives d’organiser une famine

Les famines de masse sont principalement le fruit de politiques et de plans orchestrés par les décideurs, que ces derniers soient les représentants « légaux » du peuple ou les chefs de groupes armés non-étatiques[8]. Ces politiques et planifications diffèrent en fonction de leurs auteurs.

Pour un État

Une famine organisée par un État permet à ce dernier :

  • d’affaiblir les populations sous contrôle adverse, en conditionnant leur approvisionnement au rejet des groupes armés, que ces derniers soient légitimes et représentatifs, ou pas ;
  • d’organiser la vente/distribution des denrées aux familles, populations ou individus restés fidèles au gouvernement, institutionnalisant donc des réseaux de clientélisme qui persisteront jusqu’après le conflit ;
  • de forcer certaines populations militantes au déplacement interne afin de « nettoyer » une zone et la rendre plus « amicale » envers les forces régulières, ou à l’exil afin de réduire la masse d’individus potentiellement recrutables par le camp adverse ;
  • et d’accuser la partie adverse de vouloir faire souffrir la population et détruire l’économie locale[9].

Pour un groupe armé

Une famine organisée par un groupe armé permet à ce dernier de mettre en place, dans la mesure du possible, son réseau privé de distribution d’alimentation, gagnant par ce fait :

  • de la crédibilité auprès des populations locales ;
  • des fonds à travers les marges de profits par nature élevées de l’économie noire ;
  • et de la visibilité médiatique internationale, souvent axée sur la « brutalité » du camp gouvernemental.

Les deux Parties à un conflit armé tel celui qui ravage la Syrie ont donc des raisons objectives et rationnelles d’organiser une famine, y compris dans leur propre camp. Outre ces raisons de natures opérationnelles ou politiques, organiser une famine de masse serait aussi une bonne méthode de guerre pour infliger des dommages à l’ennemi tout en « limitant la responsabilité juridique » de son auteur. Le droit prévoit néanmoins cette arme et la condamne expressément.

LIRE LA SUITE (2nde PARTIE) 

[1] Le Hezbollah libanais ou le Hamas palestinien tentent par exemple de maintenir un réseau de tunnels pouvant être utilisé pour pénétrer le territoire israélien.

[2] La Turquie et la Russie ont par exemple mis sur pied des groupes de mercenaires locaux en Syrie et l’Iran et les États-Unis ont fait de même en Irak.

[3] Dans ce sens, voir Alex de Waal, Mass starvation: The history and future of famine, Polity Press, 2017, 264 pages.

[4] Le terme de groupe d’individus ne doit pas être entendu ici dans son sens juridique strict tel qu’adopté, par exemple, en droit international pénal mais plutôt sous un angle plus politiste. Un groupe d’individus peut donc signifier la population d’un village, d’une ville ou d’une province, que cette population soit homogène d’un point de vue ethnique, religieux ou culturel, ou pas.

[5] Suhaib Ajrini, Contrats suspects et fictifs : Le blé syrien (n’est pas) aux syriens, Al Akhbar, 21 mai 2016 (Traduction libre de l’Arabe).

[6] Les dernières étant le Caesar Syria Civilian Protection Act, entré en vigueur le 17 juin 2020.

[7] Brittany Benowitz et Alicia Ceccanese, Why no one ever really wins a proxy war, Just Security, 11 mai 2020, disponible en ligne.

[8] Voir Bridget Conley et Alex de Waal, The purpose of starvation – Historical and contemporary uses, JICJ, 17, 2019, pp. 699-722.

[9] L’agence de presse syrienne SANA a par exemple affirmé en mai 2020 que des zones céréalières dans la province de Hasakah avaient été détruites par des « ballons thermiques » lancés par un avion de chasse américain. Voir Xinhua, U.S. aircraft sets fire to wheat crops in NE Syria, 17 mai 2020, disponible en ligne ; voir aussi Ana Rodriguez, Trump has ordered US forces to burn wheat fields in Syria, according to a report, Atalayar, 25 mai 2020, disponible en ligne.