ThucyBlog n° 59 – Le retour de la famine comme arme de guerre au Moyen-Orient (2/2) : le droit « régional » devrait sonner la fin de la partie

Boulangerie en Syrie (2020)

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Par Philippe Bou Nader, le 19 août 2020

LIRE LA 1ere PARTIE

La famine ayant été utilisée comme arme dans de nombreux conflits, et ce depuis très longtemps[1], le droit international post-1945 la prévoit et l’interdit – partiellement, comme nous le verrons ci-dessous – tant dans sa branche humanitaire que celle du droit international pénal. La résurgence de la famine-processus dans plusieurs régions du monde a néanmoins poussé le Conseil de Sécurité des Nations unies à adopter le 24 mai 2018 la Résolution 2417 condamnant l’utilisation de la famine comme arme de guerre et se déclarant « conscient de la nécessité de mettre fin au cercle vicieux du conflit armé et de l’insécurité alimentaire ».

Le concept de famine-processus en droit international humanitaire

Le concept de famine-processus est expressément prévu et interdit par le droit international public. En la matière, contrairement à certaines autres dispositions de ce droit, en particulier dans sa branche humanitaire, aucun État ne peut se prévaloir d’une quelconque ignorance. En effet, l’article 54 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux dispose dans son alinéa 1 qu’il est « interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre ». La même interdiction est aussi opposable aux belligérants – étatiques et non étatiques – d’un conflit armé non international. L’article 14 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux dispose en effet qu’il est « interdit d’utiliser contre les personnes civiles la famine comme méthode de combat […] »[2].

D’autres dispositions du droit humanitaire traitent de la question de la famine-processus. L’article 49 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre précise par exemple que les personnes faisant l’objet de transferts forcés pour impérieuses raisons militaires ou pour leur sécurité devront bénéficier d’un processus de déplacement aux conditions « satisfaisantes […] d’alimentation […] ». De plus, l’article 17 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux prévoit la même garantie, en faisant lui aussi référence aux « conditions satisfaisantes […] d’alimentation » dans le cas de déplacement de la population civile.

Enfin, certaines dispositions de ces différents documents internationaux prévoient des obligations, opposables aux belligérants, d’accepter des actions de secours humanitaires et impartiales en faveur de la « population civile [qui] souffre de privations excessives par manque des approvisionnements essentiels à sa survie, tels que vivres et ravitaillements sanitaires […] »[3].

L’interdiction d’utiliser la famine en tant qu’arme de guerre est donc claire et nette en droit humanitaire, et s’applique aux conflits armés internationaux et non-internationaux. Cette interdiction est comprise comme faisant à présent partie de la coutume internationale en matière de conflits armés[4]. Reste à voir dans quelle mesure la Cour pénale internationale, principal organe juridictionnel international compétent en la matière – jusqu’à la création, très hypothétique, d’un tribunal spécial pour le conflit syrien – pourrait poursuivre de telles actions et commencer à repousser l’adoption systématique de la famine comme arme privilégiée des belligérants au Moyen-Orient.

La défaillance du droit international pénal dans le contexte d’un conflit armé non international

Or, recourir à la Cour pénale internationale dans le contexte syrien ne semble pas être une solution opportune pour punir l’organisation d’une famine. L’article 8, alinéa 2 (b) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) dispose en effet que sont considérées comme crime de guerre les violations graves des lois et coutumes « applicables aux conflits armés internationaux », dont le « fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant de biens indispensables à leur survie, y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours prévus par les Conventions de Genève […] »[5]. Les responsables d’une famine massive dans le cadre d’un conflit armé non international, que ces responsables fassent partie des forces gouvernementales ou non, ne seraient donc pas « poursuivables » devant la CPI puisque l’article 8, alinéa 2 ne serait opposable qu’aux parties à un conflit armé international[6].

Reste à voir comment qualifier le conflit syrien. Ce dernier est-il resté non international avec les interventions russe, turque et de la coalition dite internationale ? Malgré ces interventions étrangères répétées, la doctrine internationale est encore divisée sur la nature du conflit armé syrien, en grande partie du fait que ces interventions n’ont pas visé de façon directe et continue les forces armées syriennes – ou son intégrité territoriale – mais certains groupes armés, dont l’Organisation de l’État islamique. Face à cette incertitude en droit international pénal, on pourrait se tourner vers la Charte arabe des droits de l’Homme, un instrument peu pris en compte car resté en grande partie lettre morte.

Une opportunité pour la Charte arabe des droits de l’Homme ?

Un tel angle mort juridique, couplé au fait que la Syrie n’est pas signataire du Statut de Rome et que la Russie et les États-Unis mettraient probablement leur veto à toute saisine de la CPI si leurs supplétifs locaux étaient menacés, rend donc impossible la poursuite – ou la menace de poursuites – des responsables de telles actions en Syrie. Le droit international n’est néanmoins pas démuni et peut encore être utile dans le cas syrien. Damas est en effet signataire de la Charte arabe des droits de l’Homme (CADH)[7].

L’article 38 de cette Charte dispose que « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant, pour elle et sa famille, […] y compris la nourriture […] » et que « Les États parties prennent les mesures requises en fonction de leurs ressources pour assurer ce droit. » Son article 39 dispose quant à lui que « Les États parties reconnaissent le droit qu’a tout membre de la société de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qui puisse être atteint »[8] et que ces États parties doivent prendre des mesures, entre autres, pour garantir à « chacun de la nourriture de base et de l’eau potable […] »[9]. Ces articles ne prévoient pas d’exception à ces droits et garanties, ni en temps de conflit armé ni pour cause de force majeure. L’article 4 de cette Charte prévoit néanmoins le droit de suspendre une série de droits, y compris ceux inclus dans l’article 38, mais à condition que l’État concerné informe immédiatement les autres, par l’intermédiaire du Secrétaire général de la Ligue des États arabes, des dispositions auxquelles il déroge et des motifs de la dérogation ; chose que la Syrie n’a pas faite – montrant à quel point les capitales arabes se soucient peu de cette Charte. Les dispositions de l’article 38 seraient donc encore opposables à l’État syrien.

Néanmoins, et contrairement à la Convention européenne des droits de l’Homme, la CADH ne prévoit pas la création d’un organe régional juridictionnel responsable d’assurer le respect des engagements des Parties à cette Charte. L’existence de la Commission arabe permanente pour les droits de l’Homme (CAPDH), organe consultatif et de « promotion » des droits de l’Homme par le biais de recommandations, ne semble pas pouvoir aboutir à la création, par les États de la Ligue, d’un organe avec des compétences et pouvoirs réels, y compris (ou surtout) celui de sanctionner. La famine, et le cortège d’absurdités qu’apportent les guerres civiles internationalisées, semblent avoir un bel avenir dans la région.

[1] Plusieurs famines ont par exemple été enregistrées durant la guerre dite de Trente Ans (1618-1648), y compris en Alsace entre 1634 et 1640.

[2] Cet article continue par interdire la destruction, l’enlèvement ou la mise hors d’usage des biens dits « indispensables à la survie de la population civile ». L’article donne les exemples suivants : les installations et réserves d’eau potable, les zones agricoles ou encore le bétail.

[3] Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, adopté le 8 juin 1977 par le Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, Article 18 (1).

[4] Jean-Marie Henckaerts et Louise Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier, Vol. I : Règles, CICR, Editions Bruylant, 2006, p. 248 et s.

[5] Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Adopté le 17 juillet 1998, Entré en vigueur le 1 juillet 2002, article 8, alinéa 2 (b) (xxv).

[6] Ce vide juridique relatif aux conflits armés non internationaux poussa d’ailleurs la Suisse à rédiger et proposer en 2018 un amendement à cette écriture, amendement pas encore rejeté par l’Assemblée des parties au Statut de Rome et qui illustre la crispation que provoque l’omission du crime d’affamer lors des conflits armés non internationaux.

[7] Adopté le 14 septembre 1994 par le Conseil de la Ligue des États arabes, amendé en 2004.

[8] Article 39 (a).

[9] Article 39 (b) (5).