Par Abdelwahab Biad, le 29 juillet 2020
Maître de Conférences (HDR) à l’Université de Rouen Normandie où il enseigne le droit international et les relations internationales
Le Covid-19 qui a causé des centaines de milliers de morts dans le monde résulterait-il d’expérimentations sur des germes ou de manipulations génétiques ayant abouti à un virus « chimère » échappant d’un laboratoire ? Des thèses conspirationnistes sur les réseaux sociaux faisant état d’un agent biologique d’origine militaire incitèrent des scientifiques à publier les génomes de l’agent causal, le SARS-CoV-2, concluant que ce nouveau coronavirus est issu de la faune sauvage. Le laboratoire P4 de Wuhan n’est pas un laboratoire militaire, le SARS-Cov-2 n’est pas une arme biologique, et la Chine est un Etat partie à la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction. La Convention du 10 avril 1972 est un accord de désarmement destinée à combler une limite majeure du Protocole de Genève de 1925 qui n’interdisait que « l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques ». Elle fut négociée dans le contexte de la Guerre froide à l’initiative des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’URSS (Etats dépositaires) qui renoncèrent conjointement à développer cette arme de destruction massive et s’engagèrent à détruire leurs armes biologiques, moins pour des considérations humanitaires que d’utilité militaire. Toutefois, contrairement à la Convention de 1993 d’interdiction des armes chimiques, celle de 1972 ne prévoit pas d’organe de contrôle.
Un instrument de désarmement biologique dépourvu de mécanisme de vérification
Les Etats parties à la Convention de 1972 (entrée en vigueur en 1975) s’engagent à ne jamais, et en aucune circonstance, mettre au point, fabriquer, stocker, acquérir, transférer des agents microbiologiques ou autres agents biologiques et des toxines qui ne sont pas destinés à des fins prophylactiques, de protection ou à d’autres fins pacifiques, ainsi que les armes, l’équipement ou les vecteurs destinés à l’emploi de tels agents ou toxines à des fins hostiles ou dans des conflits armés. Ils s’engagent aussi à détruire ou à convertir à des fins pacifiques tous les agents, toxines, armes, équipements et vecteurs, cette destruction ou conversion nécessitant des mesures de précaution pour protéger les populations et l’environnement. Cependant, l’accord autorise les recherches sur les moyens de biodéfense (vaccins, équipements de protection) et la production ainsi que le stockage d’agents biologiques nécessaires à des fins pacifiques. Au nom de l’impératif de se prémunir contre une épidémie naturelle ou une attaque bactériologique, les Etats sont libres de cultiver et manipuler des souches pathogènes, y compris de recourir aux nouvelles techniques de manipulations génétiques (fabrication in vitro de fragments d’ADN). En effet, à l’instar du chimique et du nucléaire une contrainte structurelle réside ici dans le double usage des matières concernées : des bactéries ou virus cultivés à des fins prophylactiques pouvant aussi servir d’ingrédients pour une « bombe aérosol ».
L’arme bactériologique est un système complexe qui nécessite l’association de deux éléments indispensables, l’agent biologique destiné à empoisonner ou tuer des individus, des animaux, ou des végétaux et un vecteur pour transporter et disperser l’agent pathogène ou les toxines par l’intermédiaire de missiles, bombes, rockets ou par le moyen d’un réservoir de pulvérisation fixés sur des aéronefs ou des véhicules. Toutefois, la Convention de 1972 ne définit pas les armes bactériologiques pas plus que les agents biologiques ou à toxines militarisables qui en sont l’ingrédient. Ces derniers sont simplement identifiés comme des « agents microbiologiques ou autres agents biologiques, ainsi que des toxines quels qu’en soient l’origine ou le mode de production ». Il existe pourtant une définition de l’OMS qualifiant les « agents biologiques », comme ceux ayant l’aptitude à se multiplier dans l’organisme, et qui sont destinés à être utilisés en cas de guerre pour provoquer la mort ou la maladie chez l’homme, la faune ou la flore. Cette définition exclut les toxines, élaborées par certains microbes (toxine botulique) formés à l’extérieur et non à l’intérieur de l’organisme attaqué et qui sont beaucoup plus toxiques que les agents chimiques de guerre.
Au motif que l’emploi d’agents biologiques n’apportait pas d’avantage militaire parce qu’il est incompatible avec les exigences d’efficacité, de sûreté et de prédictibilité, tout en comportant le risque d’ « effet boomerang », la question du contrôle des obligations des parties n’a pas été considérée comme un obstacle à l’adoption de la Convention. Toutefois, une procédure de consultation entre Etats parties est prévue pour résoudre les différends, répondre à des demandes d’éclaircissement ou assister un Etat victime d’attaques biologiques. En cas de violation de la Convention, le Conseil de sécurité est saisit et peut ordonner une enquête internationale, ce qui exclut en pratique la mise en cause d’un membre permanent.
Un mécanisme de suivi est institué reposant sur une conférence d’examen (tout les cinq ans) et des réunions annuelles d’Etats parties et d’experts destinées à évaluer le fonctionnement de l’accord en tenant compte des nouvelles réalisations scientifiques et techniques. Participent à ce processus les Etats parties, mais aussi notamment l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé animale, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, des ONG, ainsi que des d’opérateurs (industries des biotechnologies, producteurs de vaccins, antibiotiques, sérums ou antidotes). Les recommandations adoptées relèvent périodiquement l’insuffisance de la coopération et de l’échange d’informations et de données sur les agents pathogènes qui est pourtant l’un des objectifs de la Convention. Pour y remédier fut instituée en 2006, l’Unité́ d’appui à l’application de la Convention, un organe non-conventionnel (rattaché au Bureau des Affaires du désarmement des Nations unies) chargé de faciliter les échanges d’informations dans le cadre des mesures de confiance, et d’établir et administrer une base de données sur l’assistance. Ce processus de suivi, n’a pas permis jusqu’ici de dégager un consensus en vue de renforcer la Convention ou l’amender en la dotant d’un mécanisme de vérification. Mais, il y aura un avant et un après le Covid-19 pour le désarmement bactériologique.
L’ombre portée du Covid-19 sur la Convention de 1972 sur les armes bactériologiques
Le Covid-19 provoqué par le SARS-CoV-2, un nouveau coronavirus, a révélé les effets dévastateurs d’une pandémie sur la santé publique, sur l’économie ainsi que sur la sécurité nationale et internationale. En dépit des alertes périodiques de l’OMS depuis 2015 sur l’éruption d’une pandémie causée par un agent pathogène inconnu (« maladie X ») du type Ebola ou SRAS, la pandémie a montré l’impréparation des Etats. Pourtant, dans le cadre de son Règlement sanitaire international destiné à prévenir et contenir la propagation internationale des maladies, l’OMS a mis en place un réseau mondial d’alerte et d’action rapide fondé sur la coordination entre Etats, organisations intergouvernementales et ONG. Ce système ne peut fonctionner que si les Etats jouent le jeu de la transparence en fournissant les données dont ils disposent. Le déclenchement d’Ebola en Afrique dans les années 2014-2016 avait déjà révélé les insuffisances d’une réponse humanitaire internationale (temps de réaction des gouvernements) alors même que le Conseil de sécurité avait qualifié le virus Ebola de « menace contre la paix et la sécurité internationale » dans sa résolution 2177 (2014). Paralysé suite à la polémique soulevée par le Président Trump à propos du « virus chinois », le Conseil de sécurité a été inactif en dépit de l’appel du Directeur général de l’OMS qualifiant le Covid-19 « d’ennemi de l’humanité » (mars 2020).
Si l’hypothèse d’un virus échappant d’un laboratoire et déclenchant une pandémie est probable, qu’en serait-il d’un acte prémédité de dissémination d’agents biologiques par des entités criminelles ou terroristes ? La menace du « bioterrorisme » et plus généralement de l’utilisation d’armes de destruction massive suscitent l’inquiétude depuis des années comme l’illustrent les résolution 60/288 de l’Assemblée générale (2006) et 1540 (2004) du Conseil de sécurité. Mais « militariser » un agent biologique nécessite une certaine expertise bien supérieure à la fabrication d’une bombe classique ou d’un engin chimique. La vigilance s’impose aux Etats à la fois en matière de biosécurité (protection des personnes et de l’environnement contre un accident de nature biologique) et de biosûreté (prévention de la dissémination d’un agent pathogène découlant d’un acte malveillant). En pratique, si l’éruption suspecte d’une maladie contagieuse survenait, il serait difficile à priori de déterminer si la cause est naturelle, accidentelle, voir préméditée suite à un acte de guerre biologique ou de nature terroriste.
Dans le passé les programmes d’armes bactériologiques visaient à produire le bacille de l’anthrax, de la peste, du typhus, du choléra, certains virus parmi les plus virulents (variole, Ébola et coronavirus), de manipuler à des fins de guerre biologique des souches de micro-organismes présents dans le milieu naturel pour les rendre plus résistantes aux traitements. Si la plupart de ces programmes militaires ont été démantelés depuis, des recherches se poursuivent et concernent aussi les toxines, parmi lesquelles les toxines botuliques, substances biologiques les plus toxiques connues.
Depuis la Convention IV de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (1907), condamnant les armes empoisonnées considérées comme des moyens de guerre perfides, un consensus international a émergé à propos de l’interdiction absolue et universelle des armes bactériologiques et chimiques. Leur utilisation pendant un conflit armé est constitutif d’un « crime de guerre » au sens de l’article 7 du Statut de la Cour pénale internationale. Avec 183 États parties au 1er juillet 2020, la Convention de 1972 bénéficie d’une participation quasi universelle, à l’exception notable de l’Égypte, de la Syrie et d’Israël (ce dernier n’ayant ni signé, ni ratifié la Convention). Depuis les révélations sur l’Unité 731 crée en 1935 par le Colonel Shiro lshii, le « Mengele japonais » ou étaient menées des expériences de germes sur des prisonniers de guerre, des programmes biologiques militaires ont été développés notamment par les Etats-Unis, l’URSS et la Russie, l’Irak, la Corée du Nord et Israël. Les Cubains et les Coréens du Nord avaient accusés Washington d’être à l’origine d’épidémies de grippe porcine, de variole, de typhoïde et de choléra survenues sur leur territoire. Il a également été fait état d’utilisation de mycotoxines « les pluies jaunes » au Cambodge, au Laos, au Vietnam et en Afghanistan. En dehors de l’Irak dont le programme d’armes bactériologique (anthrax) fut démantelé sous l’égide de l’UNSCOM instituée par la résolution 687 (1991) du Conseil de sécurité, aucune enquête internationale ne fut entreprises s’agissant d’autres pays.
La 9ème Conférence d’examen de la Convention sur les armes bactériologiques prévue en 2021 pourrait marquer un tournant en abordant les risques liés aux agents pathogènes émergents. En quelque sorte, c’est l’ombre portée du Covid-19 sur l’agenda du désarmement bactériologique.