Par Philippe Moreau-Defarges, le 22 juillet 2020
L’expression « communauté de valeurs » rejoint la liste capricieuse des formules-valises d’autant plus invoquées qu’elles sont rarement définies. Chaque terme se veut lumineux tout en se prêtant à des débats interminables. Qu’est-ce qu’une valeur ? Quel est son ciment ? Désormais seules des valeurs partagées édifieraient un ensemble humain ressenti. La très critiquée Union européenne souffrirait d’un insurmontable vice originel : s’édifier non sur des valeurs mais sur des intérêts… en outre économiques. L’Occident mourrait d’avoir trahi ses principes : liberté individuelle, égalité, solidarité sociale…
L’histoire n’aime pas les évidences indiscutables, elle les renverse et les piétine. L’histoire est jonchée de « communautés de valeurs », qui, convaincues d’appartenir à la même culture, s’entretuent. Les « communautés de valeurs » sont vite oubliées ou dissoutes dès qu’elles sont malmenées par le tohu-bohu de crises ou de guerres.
Des cités grecques à l’Europe de 1914-1918
Ainsi les cités grecques se savent-elles issues des mêmes racines communes : poèmes d’Homère, dieux de l’Olympe, oracle de Delphes… Les concours olympiques, rites sportifs réservés aux seuls Grecs et consacrant tous les quatre ans leur capacité à se réunir et s’enthousiasmer pour des compétitions pacifiques, sont pratiqués plus de mille ans, du –VIIème siècle à 393. Les mêmes cités se livrent des luttes à mort. Dans la guerre du Péloponnèse (-431~-404), la victoire de Sparte contre Athènes est obtenue par une alliance contre nature, la cité lacédémonienne sollicitant et obtenant l’alliance et la richesse de l’ennemi héréditaire des Grecs, la Perse des Achéménides.
L’Europe du Moyen Âge aux deux guerres mondiales confirme tragiquement les interactions complexes entre sentiment d’homogénéité culturelle et antagonismes politiques, le premier comme les seconds se transformant sans cesse. L’Europe, enfant de la chrétienté, n’est pas unie par elle ; au contraire, cette chrétienté déchaîne ses conflits les plus irréductibles, parfois toujours contemporains : Rome contre Constantinople, protestantismes contre catholicisme. Toute « culture » est un enjeu permanent (bras-de-fer sans fin entre papes et empereurs, entre papes et rois). Les références culturelles, religieuses, idéologiques, normes plus ou moins supérieures ou transcendantes, demeurent des instruments politiques dont le contrôle ne cesse d’être âprement disputé. Dans Le siècle de Louis XIV (1756), Voltaire définit l’Europe chrétienne (Russie exclue) de la seconde moitié du XVIIème siècle comme « une espèce de grande république partagée en plusieurs États… ». Pour Voltaire, ni l’omniprésence et la permanence des guerres entre ces États, ni leurs régimes politiques différents (certains monarchies, d’autres mixtes associant aristocraties et participations populaires) ne les empêchent de s’inscrire dans une seule même aire culturelle. Les philosophes se déplacent librement et ne se reconnaissent aucune loyauté à l’égard de leur monarque !
Une zone géographique constitue une communauté de valeurs si ses habitants ou au moins ses élites sont et se croient inspirés par les mêmes modes de raisonnement. Une telle communauté, un moment ressentie comme intangible, disparaît brutalement si la configuration internationale est bouleversée. De 1815 à l’été 1914, l’Europe, pourtant déchirée par un bras-de-fer historique entre principes révolutionnaires et Ancien Régime, se perçoit tout de même comme le lieu d’une seule et même civilisation, la Civilisation, artistes, penseurs et même politiciens entretenant de multiples contacts et se nourrissant des œuvres de tous. Or, dès l’automne 1914, la brutalité des combats, la conscience croissante que la guerre n’est pas une guerre comme les autres cassent l’Europe en deux blocs se revendiquant chacun comme la Civilisation contre la Barbarie : l’Entente (les deux démocraties atlantiques –Royaume-Uni, France – … plus la Russie autocratique) contre les Empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, toutes deux ayant de réels caractères démocratiques). Lors de la Deuxième Guerre mondiale, la Grande Alliance « démocratique » associe au Royaume-Uni et aux États-Unis l’Union soviétique, dont le totalitarisme marxiste-léniniste a pour jumeau le nazisme hitlérien. En 1941, le Premier ministre britannique, Winston Churchill, lorsqu’il tend la main à Staline – dont l’armée est alors submergée par le coup de boutoir hitlérien, sait et dit qu’il doit souper, si possible avec une longue cuillère, avec le diable bolchévique, certes moins en proie au délire agressif que le Führer germanique.
Finalement quel aimant soude ou repousse les États ? Leurs valeurs communes ? La donne géopolitique ?
Quelle solidarité atlantique ?
Tout au long du XVIIIème siècle, tandis qu’Angleterre et France se disputent l’Amérique du Nord, la diffusion des Lumières constitue l’océan Atlantique et ses riverains en une zone d’échanges d’idées, déchaînant des deux côtés des révolutions démocratiques (américaine, néerlandaise, française…) en interaction. Puis, durant le XIXème siècle, les jeunes États-Unis s’édifient contre la vieille Europe en revendiquant une emprise exclusive sur le continent américain (doctrine Monroe, 1823). Les puissances européennes tentent en vain de stopper le colosse dans son irrésistible ascension (ainsi soutien du Royaume-Uni et de la France aux sécessionnistes du Sud… déclenchant la fureur du président Abraham Lincoln).
À partir de la Première Guerre mondiale, les États-Unis ou plus exactement le peuple américain se découvrent attirés ou même piégés par l’ascension d’une Allemagne malade d’enfermement, avide – dans le sillage de nations atlantiques – d’un empire colonial (à l’Est). L’opinion américaine ne veut pas entendre parler des frustrations d’une Europe dont elle ne comprend pas les querelles à répétition. Les élites américaines, elles, comprennent que leur géant, aussi exceptionnel soit-il, doit avoir accès à l’immense Eurasie. Il faut donc à la fois rebâtir un ordre européen et s’assurer qu’il ne leur soit pas fermé par une hégémonie hostile, allemande puis soviétique. Pour Washington, le travail est aujourd’hui accompli ; il revient aux Européens d’être adultes et d’admettre que le monde ne leur appartient plus.
Désormais la grande partie planétaire se joue dans l’aire Pacifique entre Washington et Pékin. La Russie de Vladimir Poutine, tout en gardant des capacités perturbatrices, n’a toujours pas réussi sa modernisation technico-économique ; la voici est vouée à choisir entre deux protecteurs : Chine ou Occident (si ce dernier a encore une unité géopolitique). L’Europe, prise entre un Atlantique à nouveau vaste, une Méditerranée en flammes et une Afrique à la population galopante, se retrouve face à elle-même.
Les valeurs ne font ni les alliances ni les sociétés. Les hommes sont indissociables de leurs réalités ou contraintes matérielles : localisation, époque d’appartenance, besoins, techniques… Certes toute civilisation digne de ce nom requiert des limites, des interdits, des tabous encadrant les appétits insatiables d’enrichissement et de pouvoir. Mais, pour survivre sans folie, les hommes ont besoin de projets ancrés dans des faits et d’abord dans l’incontournable géographie. L’Europe du XXIème siècle ne se sauvera qu’en approfondissant et en élargissant sa construction, en incluant de manière maîtrisée son Orient et son Sud. Des valeurs peuvent guider le Projet, elles ne sauraient effacer que, par exemple, l’Europe est liée tant au Moyen-Orient qu’à l’Afrique.