Par Aude Géry, le 5 avril 2021
Il pourrait s’agir de la Une du journal L’Equipe, et pourtant non, c’est d’un processus diplomatique engagé en juin 2019 à l’ONU dont il est question. Le 12 mars 2021, à l’issue de presque deux ans de négociations, les Etats membres du groupe de travail à composition non limitée sur les progrès de l’informatique et des télécommunications dans le contexte de la sécurité internationale (Open-ended working group – OEWG) créé par la résolution 73/27 de l’Assemblée générale des Nations unies ont adopté par consensus un rapport final. De l’avis de tous (y compris l’auteur de ces lignes), l’échec était programmé tant les avis sur tous les sujets abordés divergeaient. L’adoption de ce rapport est donc sans conteste un succès diplomatique.
Un processus de négociation né dans un contexte tendu
Le sujet des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le contexte de la sécurité internationale est à l’agenda de l’Assemblée générale des Nations unies depuis 1998. Plusieurs groupes d’experts gouvernementaux chargés d’étudier les menaces posées par l’utilisation des TIC et moyens d’y pallier (GGE) ont été créés entre 2002 et 2017. Trois des cinq groupes sont parvenus à un consensus et trois rapports ont été adoptés en 2010, 2013 et 2015. Ils ont notamment affirmé l’application du droit international aux comportements des Etats dans le cyberespace et recommandé la mise en œuvre de plusieurs normes de comportement et mesures de confiance afin de renforcer la sécurité et la stabilité du cyberespace. L’Assemblée générale en a pris note et les a recommandés aux Etats membres.
Suite à l’échec du cinquième groupe d’experts gouvernementaux en 2017, le sujet des TIC dans le contexte de la sécurité internationale est entré dans une période de turbulence aux Nations unies. En 2018, pour la première fois, ce n’était pas une mais deux résolutions sur ce sujet qui étaient adoptées par l’Assemblée générale : la première, à l’initiative de la Russie, établissait un OEWG. La seconde, à l’initiative des Etats-Unis, créait un sixième GGE. Deux processus de négociation disposant de mandats quasiment identiques, la concurrence était certaine. Processus transparent et ouvert à tous les Etats membres pour l’un, confidentiel et limité à vingt-cinq Etats pour l’autre, les négociations se sont engagées dans un contexte onusien tendu et promettaient d’être compliquées. Les débats tenus à l’OEWG ont tenu leurs promesses.
Des discussions marquées par de forts antagonismes
Trois sessions formelles se sont tenues en septembre 2019, février 2020 et mars 2021, entrecoupées de cinq sessions informelles. Alors que jusqu’à présent seuls vingt-cinq Etats avaient pu participer aux discussions des GGE successifs, l’intérêt des Etats pour l’existence d’un processus inclusif a été réel puisque près de 140 Etats y ont participé.
Le premier point de désaccord à l’OEWG, sur la participation des acteurs non-étatiques aux sessions formelles, s’est exprimé dès l’été 2019. En effet, suite au refus notamment de la Chine, les acteurs non-étatiques non accrédités auprès du Conseil économique et social n’ont pu être autorisés à assister aux sessions formelles. Leur absence a systématiquement été regrettée par de nombreux Etats.
Le deuxième a été un duel entre deux résolutions dans les interventions et contributions des Etats, quelle que soit la thématique abordée. Pour la majorité des Etats occidentaux, l’enjeu était de préserver les acquis de 2010, 2013 et 2015 et de construire dessus, l’Assemblée générale ayant notamment recommandé aux Etats dans sa résolution 70/237 d’être guidés par le rapport de 2015 dans leur utilisation des TIC. Pour les Etats ayant soutenu la résolution 73/27 créant l’OEWG (Russie, Chine, Iran, Egypte, etc.), tout en reconnaissant les travaux susmentionnés, il s’agissait de se fonder sur ladite résolution qui s’éloignait des rapports de GGE tout en s’en réclamant. Sauvegarder les acquis des précédents consensus ou pouvoir s’en affranchir, ce fut une opposition constante entre les Etats.
Le mandat de l’OEWG portait sur les menaces dans le domaine des TIC, l’élaboration de normes de comportement responsable des Etats, l’interprétation du droit international appliqué aux TIC, les mesures de confiance, le renforcement des capacités et l’établissement d’un dialogue institutionnel régulier sous les auspices des Nations Unies. Trois thématiques ont fait l’objet d’antagonismes particulièrement profonds : le droit international, les normes de comportement et la création d’un dialogue institutionnel régulier. La première porte sur l’application du droit international dans le cyberespace. Entre partisans de l’élaboration d’un traité et ceux pour qui le droit international positif se suffit à lui-même, Etats en faveur de la reconnaissance explicite de l’application du droit international humanitaire à l’utilisation des TIC en temps de conflit armé et ceux pour qui cela conduirait à une militarisation du cyberespace ou encore les ambiguïtés autour de l’association des manipulations de l’information à l’ingérence dans les processus électoraux dans le cadre du débat entre cybersécurité et sécurité de l’information, l’analyse des discours des Etats a montré une nette ligne de fracture sur la question du droit international.
En matière de normes de comportement responsable, le débat a principalement porté sur le fait de savoir si de nouvelles normes devaient être adoptées ou si la mise en œuvre des normes adoptées en 2015 et dans la résolution 73/27 devait être précisée. De très nombreuses propositions ont été émises par les Etats mais aucun consensus n’a émergé tant sur la stratégie à opérer que sur les nouvelles dispositions à adopter pour mieux définir les normes de comportement responsable.
Enfin, en matière de dialogue institutionnel régulier, alors que l’OEWG devait faire des propositions sur ce sujet, la Russie a soumis à la Première commission de l’Assemblée générale, un projet de résolution statuant sur ce sujet. Largement critiqué, il a néanmoins été adopté. La fin de l’année 2020 aura donc été marquée par l’adoption par l’Assemblée générale de la résolution 75/240 créant, à partir de la fin des travaux de l’actuel OEWG, un nouvel OEWG. Ainsi, malgré une proposition franco-égyptienne de Programme d’action sur le comportement responsable des Etats dans le cyberespace soutenu par cinquante-et-un Etats, l’OEWG aura été amputé d’une partie de son mandat. Dans ce contexte, l’adoption d’un rapport fait figure de miracle.
Conclusion : l’adoption d’un rapport de consensus, un succès diplomatique certain
Le 12 mars 2021, les Etats membres de l’OEWG ont adopté par consensus un rapport final, « against all odds » selon l’ambassadeur Jürg Lauber, président de l’OEWG. Compte tenu de la multiplication des attaques informatiques et des attributions publiques à des Etats, de la crise à laquelle le multilatéralisme fait face, et des divergences d’opinion tout au long des négociations, aboutir à un accord peut être qualifié de prouesse diplomatique. Si aucun Etat ne s’est dit content du rapport final, tous ont mis en avant le fait qu’il était indispensable d’aboutir à un consensus car les menaces sur la sécurité et la stabilité du cyberespace ne pouvaient se régler de façon unilatérale. Même l’Iran, qui a fortement critiqué le rapport, a déclaré qu’au nom du besoin de consensus il ne s’opposait pas à l’adoption du rapport. L’OEWG a été qualifié par de nombreux Etats de mesure de confiance en lui-même et l’adoption d’un rapport serait la preuve du succès des mesures de confiance dans le cyberespace. Faut-il donc y voir un succès pour le multilatéralisme ? Pour Jürg Lauber et de nombreux Etats la réponse est positive. Pour autant, à la lecture du rapport et du résumé l’accompagnant, il est permis d’en douter.
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