Par Gaïdz Minassian, le 24 mai 2021
ThucyBlog a posé trois questions à Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et docteur en science politique, au sujet de son livre Les sentiers de la victoire, Peut-on encore gagner une guerre ? (Paris, éditions Passés/composés, 2020, 720 pages).
Q1. Pour étudier la victoire, vous tenez les deux bouts de la chaîne de l’histoire, de la guerre de Troie à la conflictualité diffuse actuelle, en passant par les guerres interétatiques classiques. Sous ces différentes formes, la violence collective a façonné les relations internationales. Diriez-vous qu’il y a un échec historique de la guerre ?
C’est une excellente question. Tout au long de ma recherche, je me suis posé cette question sans pouvoir y apporter une réponse claire. Je me disais mais après tant de guerres qui ont échoué, pourquoi s’entêter à recommencer ? Je ne sais pas en fait si c’est un échec historique de la guerre, c’est d’abord, par nature, un échec de la diplomatie, mais c’est surtout un échec des hommes et notamment des princes qui ne voient dans la guerre que l’expression d’une puissance supposée. L’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat, disait Charles Tilly, on pourrait aller plus loin et à l’époque classique des guerres on aurait pu dire : l’Etat c’est la guerre et la guerre c’est l’Etat. Et ce n’est donc pas nécessairement un échec même si on peut se demander s’il existe une alternative à l’Etat en tant qu’unité directrice et institutionnelle. L’homme est l’acteur de l’Histoire, et l’homme est par nature violent si l’on se place dans une perspective hobbesienne ; donc la guerre n’est pas un échec. Mais l’état de guerre relève aussi de l’état social, selon Rousseau, et la guerre peut être évitée si la société extrait cette part de violence qui ronge l’humanité. Donc la guerre est un échec. En fait, je pense qu’il est impossible de trancher cette question. Si la guerre était synonyme d’échec, il y a longtemps que les hommes auraient renoncé à ce recours. Mais il est important de penser l’échec de la guerre pour donner aussi de l’espoir à l’humanité.
Q2. Que pensez-vous de la formule de Clausewitz, la guerre continuation de la politique par d’autres moyens ? Confusion ou profondeur ?
Cette formule a été galvaudée et trop souvent utilisée à tort et à travers. Je pense qu’il faut rester dans la dialectique clausewitzienne pour bien en saisir la portée. D’un côté, elle suppose que la politique a le dernier mot et dans les guerres, il vaut mieux que cela soit le cas, sinon on risque la montée aux extrêmes, dénoncée par Clausewitz lui-même. De l’autre, on peut douter de sa pertinence, la guerre n’est pas nécessairement liée à la politique. La guerre peut aussi relever du culturel (voir les travaux de John Keegan, fortement éclairants sur le sujet). En fait, je pense que si fonctionnellement, les thèses clausewitziennes sur la guerre restent d’actualité, structurellement, elles sont largement contestables, car le politique n’a plus la même centralité qu’auparavant dans le système international. Le décentrement du politique a provoqué dans son mouvement une prise de distance entre le politique et le militaire, ce qui s’est traduit par une autonomisation de la sphère militaire, d’autant que la guerre n’est plus de même nature qu’avant, voire a disparu selon Frédéric Gros, ce qui rétrograde les thèses de Clausewitz.
Q3. Si la victoire est impossible, ou un simple trompe-l’œil, la paix est-elle possible ?
D’après mes lectures et ma propre analyse, la seule victoire possible est celle qui correspond à la combinaison de quatre facteurs : remplir ses objectifs de guerre (militaires), remplir ses buts de guerre (politiques), signer avec votre ennemi une paix juste, durable et inclusive, et enfin renoncer au recours à la force en cas de nouveau litige. Voilà la victoire.
Comme vous le savez, il peut exister une paix négative, celle qui se limite à un cessez-le-feu. Mais le mot « paix » me semble excessif et donc discrédité. Il faudrait juste parler de cessez-le-feu. La paix est aussi possible mais elle peut être injuste ou exclusive, comme celle de 1918 qui est une paix de punition et la prochaine guerre (celle qui surgit en 1939) figure entre les lignes des clauses des traités de paix signés en 1919-1920.