ThucyBlog n° 148 – Discours sur la première décade de Tite-Live

Partager sur :

Par ThucyBlog, le 4 août 2021

La célébrité universelle du Prince, considéré comme l’acte de naissance de l’analyse politique réaliste, voire cynique, ne doit pas masquer une pensée beaucoup plus complexe et équivoque. Jean-Jacques Rousseau voyait par exemple dans l’ouvrage une dénonciation consciente de la tyrannie et estimait qu’il était le livre des républicains. Un autre texte de Machiavel, publié après sa mort mais avant Le Prince et plus développé, les Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), va dans ce sens. Machiavel y oppose, prenant en l’occurrence le contrepied de l’historien romain (59 ou 64 av. JC – 17 ap. JC), la sagesse collective du peuple aux emportements et à l’arbitraire du Prince. Son éloge de la République romaine rejoint un autre historien, Guglielmo Ferrero (1871-1942), qui considère que la décadence de Rome commence avec l’Empire. Comme toujours, l’image des grands auteurs est pleine de malentendus. Il faut les lire pour les éviter.

L’illustration est issue d’une émission de la télévision française, qui fut supprimée à la suite de la diffusion de ce sketch, où l’on retrouve tout l’esprit de Jean Yanne. 

Discours sur la première décade de Tite-Live 
Nicolas Machiavel (1469-1527)

Livre premier, LVIII

Qu’un peuple est plus sage et plus constant qu’un Prince

« Rien n’est plus mobile, plus léger que la multitude. » C’est du moins ce que Tite Live, notre auteur, et les autres historiens, ne cessent d’affirmer. En effet, à diverses reprises, au cours des récits qu’il nous tient, on voit cette multitude condamner un homme à mort, ensuite le pleurer et soupirer après lui. Ainsi se conduisit le peuple romain par rapport à Manlius Capitalinus qu’il fit périr… Ce même historien raconte dans un autre endroit les événements qui suivirent, à Syracuse, la mort d’Hiéronyme, neveu d’Héron.

En entreprenant de cause contre laquelle tous les historiens se sont déclarés, je me charge peut-être d’une tâche si difficile ou d’un fardeau si lourd que je serai obligé de l’abandonner par impuissance ou de courir le risque d’en être accablé. Mais quoi qu’il en soit, je pense et penserai toujours que ce ne peut être un tort de défendre une opinion quelle qu’elle soit, du moment que c’est par la raison, et non par l’autorité et par la force.

Je dis d’abord que cette légèreté dont les écrivains accusent la multitude est aussi le défaut des hommes pris individuellement, et plus particulièrement celui des princes ; car quiconque n’est pas retenu par le frein des lois commettra les mêmes fautes qu’une multitude déchaînée ; et cela peut se vérifier aisément. Il y a eu des milliers de princes ; on compte le nombre des bons et des sages. Je ne parle du reste que de ceux qui étaient affranchis de toute espèce de frein, et parmi ceux-là on ne peut mettre ni les rois qui vécurent en Égypte à l’époque antique où ce pays se gouvernait par ses lois, ni ceux qui vécurent à Sparte, ni de ceux qui, de notre temps, naissent en France ; car cette monarchie est plus réglée par les lois qu’aucun autre État moderne. Les princes qui naissent sous de pareilles constitutions ne peuvent pas se comparer à ceux sur lesquels on peut étudier le caractère propre à tout prince pour l’opposer à celui du peuple. On doit mettre en parallèle avec ces princes un peuple gouverné comme eux par des lois ; c’est alors qu’on observera dans ce peuple la même vertu que dans ces princes, et on ne le verra ni servir avec bassesse, ni régenter avec insolence : tel fut le peuple romain tant que les mœurs se conservèrent pures. Soumis sans bassesse, il sut dominer sans orgueil, et dans les rapports avec les différents ordres et avec ses magistrats, il sut garder honorablement le rang qu’il tenait dans l’État. Fallait-il se lever contre un ambitieux : il le faisait, comme le virent bien Manlius et les décemvirs, et d’autres qui cherchèrent à l’opprimer ; fallait-il pour le salut public obéir à un dictateur, à des consuls : il le faisait sans peine. S’il regretta Manlius après sa mort, c’est qu’il se rappelait de lui des vertus telles que son souvenir le touchait encore. Elles auraient même touché un prince, car, c’est l’opinion de tous les écrivains, nous louons, nous admirons les vertus, même chez nos ennemis. Si ce Manlius si regretté eût été rendu à la vie, le peuple romain l’eût encore jugé comme il l’avait fait une première fois ; il l’eût tiré de prison et l’eût encore condamné à mort. Enfin on a vu des princes tenus pour sages regretter extrêmement des victimes de leur cruauté. Alexandre donna des regrets à Clitus et à quelques autres de ses amis ; Hérode à Marianne.

Mais ce que Tite Live dit du caractère de la multitude ne peut s’appliquer à celle qui est, comme la romaine, réglée par des lois, mais bien à cette populace effrénée comme était celle de Syracuse, qui commettait tous les excès auxquels s’abandonnent aussi les princes furieux et sans frein, tels qu’Alexandre et Hérode, dans les occasions que nous avons citées.

On ne peut donc pas plus blâmer le caractère d’un peuple que celui d’un prince, parce que tous sont également sujets à s’égarer quand ils ne sont retenus par rien. Outre les exemples rapportés, je pourrais en citer une infinité d’autres, tant chez les empereurs romains que chez les autres princes et tyrans qui ont montré plus de légèreté et d’inconstance que n’importe quel peuple.

Je conclus donc contre l’opinion commune qui veut que le peuple, lorsqu’il domine, soit léger, inconstant, ingrat ; et je soutiens que ces défauts ne sont pas plus le fait des peuples que celui des princes. Les en incriminer tous deux, c’est peut-être juste ; en excepter les princes, non, car un peuple qui commande et qui est réglé par des lois est prudent, reconnaissant, autant et même à mon avis plus que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D’un autre côté, un prince qui s’est affranchi des lois sera ingrat, changeant, imprudent plus qu’un peuple placé dans les mêmes circonstances que lui. La différence qu’il y a dans leur conduite ne vient pas de la diversité de leur naturel qui est absolument le même, et qui ne pourrait offrir des différences qu’à l’avantage des peuples, mais bien du plus ou moins de respect que le peuple et le prince ont des lois sous lesquelles ils vivent. Or si vous examinez le peuple romain, vous le verrez pendant quatre-cents ans ennemi de la royauté et passionné pour le bien public et pour la gloire de la patrie : mille exemples appuient cette vérité.