Par ThucyBlog, le 1er septembre 2021
Au-delà de l’écrivain de La Comédie humaine, Balzac (1799- 1850) peut être considéré comme un sociologue. Il est particulièrement friand d’analyser le phénomène bureaucratique qui commençait à émerger au début du XIXe siècle, après être né dans les siècles précédents avec la montée en puissance des Etats. Les empires avaient eux aussi développé leurs bureaucraties. C’est une donnée que connaissent toutes les organisations, y compris les organisations internationales. Dans Les Employés, dans le contexte d’une intrigue politico-administrative, il en analyse quelques aspects négatifs, l’excès de pouvoir des administrations, les lenteurs et retards qu’imposent leurs procédures, l’inutilité et la nocivité des rapports… Pour autant, reconnaître l’intérêt de ce diagnostic n’implique pas la nostalgie de l’Ancien Régime voire des régimes autoritaires qui semblent séduire l’auteur. A la lucidité psychosociologique, Balzac ajoutait une pensée politique réactionnaire.
La Bureaucratie et le Rapport
Extrait du livre « Les Employés » (1836)
de Honoré de Balzac
Autrefois, sous la monarchie, les armées bureaucratiques n’existaient point… Depuis 1789, l’Etat, la patrie si l’on veut a remplacé le Prince. Au lieu de relever directement d’un premier magistrat politique, les commis, malgré nos belles idées sur la patrie, sont des employés du gouvernement, et leurs chefs flottent à tous les vents d’un pouvoir appelé Ministère qui ne sait pas la veille s’il existera le lendemain. Le courant des affaires devant toujours s’expédier, il surnage une certaine quantité de commis indispensables quoique congédiables à merci et qui veulent rester en place. La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi… Heureux de voir les ministres en lutte constante avec quatre cents petits esprits, avec dix ou douze têtes ambitieuses et de mauvaise foi, les Bureaux se hâtèrent de se rendre nécessaires en se substituant à l’action vivante par l’action écrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport. Expliquons le Rapport.
Quand les rois eurent des ministres, ce qui n’a commencé que sous Louis XV, ils se firent faire des rapports sur les questions importantes, au lieu de tenir, comme autrefois, conseil avec les grands de l’Etat. Insensiblement, les ministres furent amenés par leurs Bureaux à imiter les rois. Occupés de se défendre devant les deux chambres et devant la Cour, ils se laissèrent mener par les lisières du rapport. Il ne se présenta rien d’important dans l’administration que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondît : – J’ai demandé un rapport. Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et pour le ministre, ce qu’est le rapport à la chambre des députés pour les lois : une consultation où sont traités les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité. Le ministre, de même que les chambres, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. Toute espèce de parti se prend en un instant. Quoi qu’on fasse, il faut activer au moment où l’on se décide. Plus on met en bataille de raisons pour et de raisons contre, moins le jugement est sain. Les plus belles choses de la France se sont accomplies quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées. La loi suprême de l’homme d’Etat est d’appliquer des formules précises à tous les cas, à la manière des juges et des médecins… Dès 1818, tout commençait à se discuter, se balancer et se contrebalancer de vive voix et par écrit, tout prenait la forme littéraire. La France allait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieu d’agir. Il se faisait alors en France un million de rapports par année ! Aussi la bureaucratie régnait-elle ! Les dossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sans lesquelles la France serait perdue, la circulaire sans laquelle elle n’irait pas, s’accrurent et s’embellirent. La bureaucratie entretint dès lors à son profit la méfiance entre la recette et la dépense, elle calomnia l’administration pour le salut de l’administrateur. Enfin elle inventa les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si de 1 500 à 1 800 la France n’avait rien pu entreprendre sans trente mille commis. En s’attachant à la chose publique, comme le gui au poirier, l’employé s’en désintéressa complètement, et voici comme.
Obligés d’obéir aux princes ou aux chambres qui leur imposent des parties prenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, en pensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement, plus le gouvernement serait fort. La loi contraire est un axiome écrit dans l’univers : il n’y a d’énergie que par la rareté des principes agissants…. Pour implanter un gouvernement au cœur d’une nation, il faut savoir y attacher des intérêts et non des hommes. Conduit à mépriser le gouvernement qui lui retirait à la fois considération et salaire, l’employé se comportait en ce moment avec lui comme une courtisane avec un vieil amant, il lui donnait du travail pour son argent : situation aussi peu tolérable pour l’administration que pour l’employé, si tous deux osaient se tâter le pouls, et si les gros salaires n’étouffaient pas la voix des petits. Seulement occupé de se maintenir, de toucher ses appointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait tout permis pour obtenir ce grand résultat. Cet état de choses amenait le servilisme du commis, il engendrait de perpétuelles intrigues au sein des ministères où les employés pauvres luttaient contre une Aristocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de la bourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. Un homme supérieur pouvait difficilement marcher le long de ces haies tortueuses, plier, ramper, se couler dans la fange de ces sentines où les têtes remarquables effrayaient tout le monde…. Il ne restait ou ne venait que des paresseux, des incapables ou des niais. Ainsi s’établissait lentement la médiocrité de l’Administration française. Entièrement composée de petits esprits, la Bureaucratie mettait un obstacle à la prospérité du pays, retardait sept ans dans ses cartons le projet d’un canal qui eût stimulé la production d’une province, s’épouvantait de tout, perpétuait les lenteurs, éternisait les abus qui la perpétuaient et l’éternisaient elle-même ; elle tenait tout et le ministre même en lisière ; enfin elle étouffait les hommes de talent assez hardis pour vouloir aller sans elle et l’éclairer sur ses sottises.