ThucyBlog n° 153 – Après la démocratie

Crédit photo : Oestani

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Par ThucyBlog, le 8 septembre 2021

Emmanuel Todd est un auteur original et contesté. Essayiste, sociologue qui se définit comme anthropologue, il a notamment travaillé sur les structures familiales, dans lesquelles il voit la racine de l’organisation des sociétés et de leurs orientations politiques. On lui doit également un livre, avec Hervé Le Bras (démographe, né en 1943), sur L’invention de la France (1981). Parallèlement, il a publié plusieurs essais sur la politique internationale frappants par leur lucidité et leur prescience. La Chute finale : Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, annonce dès 1976 l’effondrement de l’URSS. Après l’empire prévoit dès 2002 le repli américain et les impasses de la tentation impériale étatsunienne. Après la démocratie (2008), dont le texte ci-dessous est extrait, se montre pessimiste sur l’état et l’avenir des démocraties. Il analyse notamment un phénomène qui, pour être français, n’en est pas moins universel, la croissance des inégalités qui isole une caste – les fameux 1% – du reste de la population, vouée à la stagnation ou à la paupérisation, et sépare les structures étatiques des sociétés civiles.

Après la démocratie 

par Emmanuel Todd (né en 1951)
Gallimard, 2008, p. 223-225

Au terme de cet examen des transformations de la société française, nous pouvons évaluer l’ampleur du problème que doivent affronter les dirigeants politiques.

Dans le domaine le plus conscient de la vie sociale, la question économique apparaît sans issue. Tandis que les élites de la pensée et de l’administration considèrent le libre-échange comme une nécessité, ou même une fatalité, la population le perçoit comme une machine à broyer les emplois, à comprimer les salaires, entraînant l’ensemble de la société dans un processus de régression et de contraction. Le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l’opposition de l’élite et de la masse que dans la lucidité de la masse et l’aveuglement de l’élite. Les salaires baissent effectivement, et vont continuer de le faire, sous les pressions conjuguées de la Chine, de l’Inde et des autres pays où le coût de la main d’œuvre est très bas.

Une démocratie saine ne peut se passer d’élites. On peut même dire que ce qui sépare la démocratie du populisme, c’est l’acceptation par le peuple de la nécessité d’une élite en laquelle il a confiance. Dans l’histoire des démocraties survient toujours, à un moment décisif, la prise en charge par une partie de l’aristocratie des aspirations de l’ensemble de la population : une sorte de saut de la foi qu’accomplissent conjointement privilégiés et dominés. C’est ce qu’illustrent des personnages comme Périclès à Athènes, ou Washington et Jefferson aux États-Unis. En France, il faut évoquer la participation de bien des aristocrates à l’épanouissement des Lumières et à l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août, plutôt que l’acceptation par Tocqueville d’une démocratie déjà irrésistible. La grande bourgeoisie laïque, grâce à laquelle s’établit la IIIe République, fut une classe admirable, dont les bibliothèques, quand elles ont survécu, témoignent du très haut niveau de culture.

La révolte des élites (pour reprendre l’expression de Christopher Lash) marque la fin de cette collaboration. Une rupture coupe les classes supérieures du reste de la société, provoquant l’apparition simultanée d’une dérive oligarchique et du populisme.

Il serait vain d’accuser tel ou tel individu : des forces historiques aussi lourdes qu’impersonnelles sont à l’œuvre. Récapitulons. Alors que dans un premier temps l’alphabétisation de masse, par la généralisation de l’instruction primaire, avait homogénéisé la société, la poussée culturelle de l’après-guerre puis son blocage vers 1995 ont séparé les éduqués supérieurs du gros de la population, créant une structure stratifiée au sein de laquelle les couches superposées ne communiquent plus. L’implosion des idéologies religieuses et politiques qui a accompagné ce processus a achevé de fragmenter la société : chaque métier, chaque ville, chaque individu tend à devenir une bulle isolée, confinée dans ses problèmes, ses plaisirs et ses souffrances. L’establishment politico-médiatique n’est qu’un groupe autiste parmi d’autres, ni meilleur ni pire, simplement plus visible. Il est insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.

Avant la démocratie

Évidemment, l’alphabétisation de masse subsiste, et il apparaît difficile de renoncer au suffrage universel qui en découle historiquement. Mais nous devons bien comprendre que la stratification éducative du pays ne définit plus une structure simple et stable. Elle implique une tension permanente entre une dimension égalitaire, l’alphabétisation universelle, et une dimension inégalitaire, l’existence d’un groupe d’éduqués supérieurs, qui finira par englober, si la proportion par génération reste stable, le tiers de la population. Jusqu’à très récemment, ce groupe supérieur ne comprenait que 10 à 15 % de la population, et ajoutait des privilèges économiques à son privilège culturel. L’instabilité du système s’accroît parce que les éléments jeunes de ce groupe « éduqué supérieur » vont cesser de profiter du système économique. Les bénéfices de la globalisation ne reviennent plus maintenant qu’au 1% supérieur de la population, le 10% suivants pouvant encore être considérés comme neutres, ni favorisés ni défavorisés. Ces chiffres n’incluent pas les retraités, dont le poids électoral est considérable, et qui représentent la survivance, dans le système de classe nouveau, du système ancien, non polarisé. N’oublions pas non plus de rappeler la radicalisation de la classe supérieure des 1%, isolée par ses privilèges, de plus en plus insensible à l’existence du reste de la société, insatisfaite de ne pas trouver dans la richesse une solution à ses problèmes métaphysiques, désormais tournée vers une recherche du pouvoir pur. La fragmentation du groupe des « éduqués supérieurs » se manifeste donc, simultanément, par un flottement des classes moyennes et par la radicalisation d’un groupe social supérieur qu’il va bientôt falloir appeler « classe capitaliste » ou « bourgeoisie financière ».

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