ThucyBlog n° 154 – Waltz, la puissance et le retrait américain

Crédit photo : Erik Gudmundson (licence CCA)

Partager sur :

Par ThucyBlog, le 15 septembre 2021

Paru en 1979, l’ouvrage de Kenneth Waltz, Theory of International Politics, est connu pour sa rigoureuse mise en forme systémique, conforme au vœu de scientificité de son époque, des intuitions réalistes traditionnelles sur les relations internationales. Il a longtemps dominé la discipline américaine avant d’être supplanté par la critique constructiviste.

Dans ce passage, Waltz répond à ceux qui, tels Stanley Hoffmann, ont décrit les États-Unis comme un « Gulliver empêtré » face à l’échec de la guerre du Vietnam et conclu à une faiblesse paradoxale de la puissance dans le système international de la guerre froide, dominé par l’enjeu nucléaire. Waltz estime que ce jugement repose sur une confusion entre la mesure de la puissance et les limites inhérentes à la force militaire. Il inaugure par ce texte sa propre conception de la puissance, un moyen qui doit toujours être distingué du résultat incertain de son emploi.

Au moment de la prise de Kaboul par les Talibans, le parallèle évident entre les guerres du Vietnam et d’Afghanistan donne à l’extrait une grande actualité. Il incite à juger avec prudence les conséquences du retrait américain d’Afghanistan, volontiers interprété comme un nouveau signe de déclin des États-Unis.

Kenneth Waltz, Theory of International Politics 
Boston, Addison-Wesley, 1979, p. 188-190

La puissance n’a pas manqué d’être utilisée, même si ce fut parfois avec des résultats malheureux. De la même manière que l’on dit de l’État s’abstenant de recourir à la force qu’il trahit sa faiblesse, on affirme de l’État peinant à exercer une maîtrise qu’il manifeste la défaillance de sa puissance. Dans une telle conclusion, on voit l’erreur qu’il y a à identifier la puissance à la maîtrise. Si la puissance est identique à la maîtrise, alors ceux qui sont libres sont forts ; et leur liberté doit être considérée comme l’indice de la faiblesse de ceux qui disposent d’une grande force matérielle. Mais ceux qui sont faibles et désorganisés se laissent souvent moins maîtriser que les riches et bien disciplinés. Ici encore, il faut en revenir à de vieilles vérités. L’une d’entre elles, formulée par Georg Simmel, est celle-ci : « lorsque l’on fait face à une foule diffuse d’ennemis, il se peut que l’on remporte souvent des victoires isolées, mais il est très difficile d’atteindre des résultats décisifs qui arrêtent définitivement les relations des adversaires ». Une vérité plus vieille encore, formulée par David Hume, est que « la force est toujours du côté des gouvernés ». « Le soudan d’Égypte ou l’empereur de Rome », continuait-il, « pouvait bien conduire ses sujets inoffensifs comme des bêtes, à l’encontre de leurs sentiments et inclinations. Mais il lui fallait au moins mener ses mamelouks ou sa garde prétorienne comme des hommes, en fonction de leur opinion ». Ceux qui gouvernent, faibles en nombre, dépendent de l’assentiment plus ou moins enthousiaste de leurs sujets. Si chaque commandement a pour seule réponse un mépris renfrogné, aucun gouvernement n’est possible. Et si un pays, par désordre interne ou manque de cohésion, ne peut se gouverner lui-même, aucun corps d’étrangers, quelle que soit la force militaire à ses ordres, ne peut raisonnablement espérer y parvenir. Si le problème est l’insurrection, alors on ne saurait espérer qu’une armée venue d’ailleurs parvienne à pacfier un pays qui ne peut se diriger lui-même. Les troupes étrangères, quoique non dénuées de toute pertinence pour de tels problèmes, ne peuvent être que d’une aide indirecte. À l’international, la force militaire est un moyen d’établir une maîtrise sur un territoire, non d’exercer une maîtrise en son sein. De la part d’une nation, la menace de recourir à la force militaire, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle, est avant tout un moyen d’affecter le comportement externe d’un autre État, de dissuader un État d’entreprendre une agression et de répondre à l’agression si la dissuasion venait à échouer.

La dissuasion, par des moyens défensifs ou offensifs, est plus aisée que la « contrainte » (compellence), pour utiliser le terme judicieux forgé par Thomas C. Schelling. La contrainte est plus difficile à accomplir, et sa mise en place une affaire plus complexe. Au Vietnam, les États-Unis avaient non seulement pour tâche de contraindre à une certaine action mais de promouvoir un ordre politique effectif. Ceux qui tirent d’un pareil cas l’argument selon lequel la force aurait perdu en valeur ne tiennent pas compte, dans leurs analyses, de leurs propres connaissances historiques et politiques. Les grands bâtisseurs d’empire, les hommes comme Bugeaud, Gallieni et Lyautey, jouaient des rôles à la fois politiques et militaires. Pareillement, les entreprises contre-révolutionnaires couronnées de succès ont été menées par des hommes tels que Templer et Magsaysay, qui combinaient les ressources militaires aux instruments politiques. Les forces militaires, intérieures ou étrangères, ne suffisent pas à la tâche de la pacification, à plus forte raison si un pays est déchiré par des factions et si son peuple est politiquement engagé et actif. Certains événements représentent un changement ; d’autres ne sont que des recommencements. Les difficultés éprouvées par les États-Unis dans leur tentative de pacifier le Vietnam et d’y établir un régime conforme à leurs préférences ne sont qu’un recommencement. La France s’est battue en Algérie entre 1830 et 1847 pour une cause similaire. La Grande-Bretagne a eu les pires ennuis dans la guerre qu’elle a faite aux Boers entre 1898 et 1903. La France, à l’époque où elle combattait, était censée avoir la meilleure armée au monde, et la Grande-Bretagne, une marine toute-puissante. Dire que des États militairement forts sont faibles parce qu’ils ne peuvent facilement apporter l’ordre à des États moindres est comme dire d’un marteau-piqueur qu’il est faible parce qu’il ne convient pas pour fraiser une dent cariée. C’est confondre la raison d’être des instruments et prendre les moyens de la puissance externe pour les organes de la gouvernance interne. L’incapacité à exercer une maîtrise politique sur les autres n’est pas un signe de faiblesse militaire. Les États forts ne peuvent pas tout faire avec leurs forces militaires, comme Napoléon a eu l’occasion de s’en convaincre ; mais ils peuvent faire des choses que les États militairement faibles ne peuvent pas. La République populaire de Chine ne peut pas plus résoudre les problèmes de gouvernance dans tel pays d’Amérique latine que les États-Unis ne le peuvent en Asie du Sud-Est. Mais les États-Unis peuvent intervenir avec une grande force militaire dans des lieux reculés du monde tout en disposant de moyens de dissuasion efficaces pour prévenir l’escalade. Une telle action excède les capacités de tous les États, à l’exception des plus puissants d’entre eux.

Les différences de force ont une importance, mais pas pour n’importe quel objectif concevable. Déduire la faiblesse des puissants de cette nuance revient à un usage trompeur des mots. Dans un cas comme celui du Vietnam, ce que l’on voit n’est pas la faiblesse d’une grande puissance militaire dans un monde nucléaire, mais plutôt un exemple clair des limites de la force militaire, dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui de toujours.