ThucyBlog n° 180 – Suzanne Borel, première femme diplomate au Quai d’Orsay

Crédit photo : France Diplomatie

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Par ThucyBlog, le 22 décembre 2021

À l’heure où les esprits s’échauffent au sein du Quai d’Orsay autour de la réforme du recrutement des diplomates consécutive à la transformation de l’ENA en INSP[1] et où la quête de parité progresse dans la bonne direction[2], une question mérite d’être posée. À quand remonte le premier – et unique – recrutement d’une femme par la voie du grand concours, celui de la carrière diplomatique par opposition au petit concours réservé à la carrière consulaire ? Rares sont vraisemblablement les diplomates de la jeune génération à pouvoir répondre à cette interrogation. Il faudra attendre 1930, soit il y a presqu’un siècle, pour qu’une jeune intrépide – elle se qualifie d’originale, d’autodidacte et refuse le qualificatif de féministe – ose braver les interdits pour entrer par la grande porte au 37 Quai d’Orsay. Il s’agit de Suzanne Borel, plus connue sous son patronyme de femme mariée, Suzanne Bidault (1904-1995). Peu nombreux sont les diplomates à lui avoir rendu hommage en dépit de l’exploit qu’elle réalisera en étant la première femme à ouvrir une brèche dans les remparts de cette citadelle paraissant imprenable qu’était le Quai d’Orsay de l’entre-deux Guerres[3]. Et, la tâche fut loin d’être aisée tant les obstacles juridiques et humains mis sur sa route furent nombreux, souvent mesquins. Rien ne lui aura été épargné, y compris la misogynie de certains[4]. Mais, à force de travail (diplômes de philosophie, des Langues orientales en chinois et scolarité à Sciences Po) et de volontarisme, Suzanne Borel intégrera finalement la Carrière par le grand concours de l’année 1930, après un échec à celui de 1929. Quelle belle leçon de courage en ces temps de découragement ![5] À méditer… La lecture de son expérience personnelle est édifiante[6]. Quelques extraits choisis de ses Mémoires (essentiellement la première partie) en disent plus que de longs discours.

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« Je m’étais inscrite à l’École des langues orientales pour apprendre le chinois parce que j’avais envie d’aller en chine, où en fin de compte je n’ai jamais mis les pieds.

Mais je n’avais jamais fait mystère que – garçon – j’aurais chois la carrière diplomatique. Maman qui le savait mieux que personne m’envoya un beau jour une coupure du Temps qui annonçait qu’un décret permettant aux femmes de se présenter au concours pour l’admission dans les carrières diplomatiques et consulaires venait d’être pris. Il ne faut pas croire que ce décret fut le fait d’un ministre libéral et généreux désirer de frayer une voie nouvelle aux ambitions féminines. Non, comme il arrive souvent en France, cette mesure administrative n’était qu’une manifestation de favoritisme. M. Louis Marin avait une pupille Mlle Camuzet, jeune fille parfaitement honorable d’ailleurs, qui souhaitait entrer dans la diplomatie. Il demanda à Philippe Berthelot de combler les vœux de cette aimable personne. Il parait – ce qui est curieux pour quiconque a connu les deux hommes – que Philippe Berthelot ne pouvait rien refuser à Louis Marin.

Mais la garde qui veille aux barrières du Quai d’Orsay sut trouver une parade ; elle fit savoir au ministre par la voix d’un juriste astucieux dénommé Fromageot qu’en aucun cas une femme ne pourrait remplir les fonctions de consul, le rôle d’officier d’état civil qui incombe à ce genre de fonctionnaire ne pouvait en « l’état actuel de la loi » être confiée qu’à un mâle… Il résultat de ce beau raisonnement que la rédaction du décret fut aménagée, comme on dit, et qu’il se termina par cette phrase : « les candidates éventuellement admises, ne pourront dans l’état actuel des règlements exercer leurs fonctions à l’administration centrale ». La porte que Louis Marin avait cru ouvrir ne fut qu’entrebâillée. Je résolus cependant de m’y faufiler.

L’expérience que j’ai vécue à partir du moment où j’ai pris cette décision me permet d’affirmer que je pourrais apporter au moulin des amazones révoltées contre l’oppression masculine, un véritable torrent d’eau. Peu de femmes ont pu mieux que moi apprécier l’astuce, assortie souvent de perfidie, et l’obstination avec laquelle les hommes élevèrent des barrages sur la route des malheureuses qui prétendent s’écarter des sentiers battus ; les mâles défendent leur territoire (il est probable qu’à leur place nous en ferions autant) et je garantis qu’ils le défendent bien.

Mlle Camuzet se présenta au concours et administra à cette occasion la preuve que dans le combat défensif qui les oppose aux femmes, les hommes n’ont pas de meilleurs alliés que celles-ci. Les femmes dans ce combat partent généralement battues, soit (rarement) par excès de modestie, soit le plus souvent par orgueil inconsidéré. Mlle Camuzet fut refusée à l’écrit, elle en reporta la faute sur le jury, estimant que si grandes que fussent ses mérites ils ne seraient jamais reconnus par les hommes, ces ennemis irréductibles… et elle renonça à la carrière. Il m’est arrivé la même aventure que Mlle Camuzet : j’ai été collé à l’écrit, mais je me suis dit que je ne l’avais probablement pas volé. Je me suis présentée à nouveau l’année suivante et j’ai été reçue (pages 17-20) …

S’il y avait dans la bourgeoisie de l’époque une vérité d’évangile, c’est qu’on ne pouvait pas entrer dans la diplomatie sans relations et sans appuis. Expérience faite, je puis affirmer que… il n’en était pas moins possible d’être reçu au concours des affaires étrangères sans relations et sans appuis. J’en suis la preuve vivante (pages 23-24) … Un homme cependant n’essaya pas de me décourager : c’était André Siegfried…. André Siegfried fut d’avis que, dans ces conditions, j’avais raison de me présenter sans tarder. Je serais évidemment recalée, mais l’expérience me serait très utile et constituerait une excellente préparation pour le concours suivant. Sitôt dit, sitôt résolu (page 26) … Le concours pour l’admission dans les carrières diplomatiques et consulaires emphatiquement baptisé « grand concours », aujourd’hui défunt, et que je suis la seule femme à avoir passé était une opération longue et compliquée (pages 26-27) … En fin de compte, je fus reçue. Ne pouvant par la grâce de M. Fromageot, être nommée ni consul suppléant, ni attaché d’ambassade, je dus me contenter du titre de rédacteur (pages 33-34) … Avant de prendre des vacances, j’allais voir André Siegfried pour lui annoncer mon succès et le remercier de sa bienveillance : il me félicita et me dit : « Vous êtes reçue ; maintenant il va falloir vous faire admettre. Ne prenez pas prétexte de votre qualité de femme pour exiger des égards. Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » (page 35) … Philippe Berthelot fit une remarque sur la température qui était basse. Je répondis : « Oui, on meurt de froid » ce qui me valut cette remarque sévère : « Mademoiselle, il ne faut jamais employer de termes excessifs ! » (page 37)…

Et je n’avais pas fini d’en avoir besoin (de patience) : vers le mois de septembre, j’appris par le téléphone arabe qu’un petit groupe de vieux crabes qui n’avaient jamais passé de concours, étant entrés au Quai par la filière désormais coupée des « attachés autorisés » avait déposé un recours contre moi ou plutôt contre le décret qui m’avait permis d’entrer dans le Saint des Saints. Le ver était dans le fruit, le loup dans la bergerie. (Les mots furent prononcés, compensées d’ailleurs par la riposte de Francis Lacoste : la perle est dans l’huitre) … Je vécus quelques semaines dans les transes. Et puis, on ne parla plus de rien (pages 38-39) … Cette fois, je réagis. Je demandais une audience à Alexis Léger qui avait remplacé Philippe Berthelot au poste de secrétaire général. Il me reçut, posa sur moi son célèbre regard magnétique si bien imité par mon collègue Daniel Levi, me parla avec une bonne grâce qui semblait ne pas exclure la franchise, et me roula proprement dans la farine (pages 40-41) … Dans une carrière où l’avancement se fait au choix, ce décret-loi réglait le mien en fonction de l’ancienneté de la manière la plus injuste. Je ne pouvais bénéficier d’une promotion (de traitement et non de grade), c’est-à-dire voire aligner mes émoluments sur ceux de mes camarades de concours, que quand tous ceux-ci auraient été promus. On m’accrochait en somme en qualité de fourgon à un train (page 41) …

Il me fallut donc attendre la libération pour que le ministre des Affaires étrangères (note du présentateur : il s’agit de Georges Bidault), me faisant bénéficier de ce qu’on appelle une reconstitution de carrière, me nommât conseiller d’ambassade, m’assimilant ainsi complètement à mes camarades. Il me promit de mettre le comble à ses bienfaits en me donnant par « testament », lorsqu’il quitterait le Quai d’Orsay, un poste à l’étranger. Comme il était question alors (projet qui n’eut pas de suite) d’établir une légation de France en Ukraine, il s’engagea à me nommer conseiller d’ambassade à Kiev. Au lieu de cela, il m’épousa, me mit en congé sans traitement en accord avec moi bien sûr, et, comme le dit ma Maman dans un moment d’acidité, brisa ma carrière. J’avais appris le chinois pour aller en Chine, passé le grand concours pour courir le monde. Pour vivre à l’étranger, il ne me fallut rien de moins que la disgrâce et l’exil (pages 43-44). »

[1] Bastien Scordia, Une première promotion de l’INSP sous le signe de la féminisation, www.acteurspublics.fr , 8 décembre 2021.

[2] L’égalité entre les femmes et les hommes : une priorité pour la France sous la rubrique Diplomatie féministe, www.diplomatie.gouv.fr, novembre 2021.

[3] Paul Dahan, Suzanne Bidault : une première femme au Quai d’Orsay, Les portraits, Questions internationales, n° 45, septembre-octobre 2010, pp. 115-120.

[4] Roger Peyrefitte la ridiculise sous les traits de « mademoiselle Crapotte » dans ses romans Les Ambassades et La fin des ambassades. La résistante, qu’elle fut pendant la Seconde Guerre mondiale, lui décochera quelques flèches bien acérées et ne lèvera pas le bout du doigt lors de ma mise à l’écart du Quai d’Orsay à la Libération (1944-1945) pour collaboration.

[5] Élodie Lejeune, Suzanne Bidault : une pionnière oubliée, Relations internationales, n° 118, été 2004, pp. 139-154.

[6] Suzanne Bidault, Par une porte entrebâillée ou comment les Françaises entrèrent dans la Carrière, éditions de la Table Ronde, 1972.