Ukraine – « C’est l’existence, politique autant que militaire, de l’Europe qui est en jeu »

Crédit photo : pix-4-2-day (licence CCA)

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Entretien du Pr. Jean-Vincent Holeindre avec Philosophie Magazine, publié le 25 février 2022

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Au lendemain de l’attaque de l’Ukraine par l’armée russe, la question de la riposte et de l’implication des puissances occidentales est soulevée. Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’Université Panthéon-Assas et spécialiste de stratégie militaire, considère que cette agression, qui menace l’avenir de l’Europe, nous confronte aussi au risque d’une montée aux extrêmes.

Comment réagissez-vous à l’entrée en guerre de Vladimir Poutine, hier matin, en Ukraine ?

Jean-Vincent Holeindre : Toute invasion militaire est aujourd’hui surprenante pour le monde occidental parce qu’elle mobilise un imaginaire de la guerre ouverte qu’on croyait appartenir à l’univers révolu du XXe siècle. Mais si l’on essaie de dépasser ce sentiment premier de sidération, on sait que la Russie mène une guerre en Ukraine depuis 2014. Elle prend la forme d’un soutien actif aux séparatistes du Donbass, à travers notamment les forces spéciales russes qui occupent le terrain depuis plusieurs années. Du reste, la position de la Russie est connue depuis longtemps. Avant même de conquérir le pouvoir, dans les années 90, Vladimir Poutine proclamait ouvertement que l’Ukraine était russe et que la fin de l’empire soviétique avait conduit à retrancher des territoires qui, à ses yeux, faisaient partie intégrante de la Russie. Ne faisons donc pas mine de nous étonner de la stratégie déployée par Poutine. Il a longtemps joué sur le registre de la ruse, trompant les Occidentaux sur les moyens qu’il était prêt à déployer. Il joue aujourd’hui sur celui de la force, car il se sent en mesure de le faire. Cela heurte nos convictions. Car nous, Européens, sommes convaincus que les solutions diplomatiques doivent, et donc peuvent, toujours l’emporter. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous ne croyons plus nécessaire de consacrer une part importante de notre budget à la défense. Mais c’est une illusion. Le général allemand Alfons Mais, qui commande l’armée de terre allemande, disait récemment son inquiétude quant aux incapacités de son armée en cas d’agression de ce type. La France, elle, soutient un effort de défense mais serions-nous, seuls, en mesure de faire face ? Quant aux Britanniques, ils ne sont plus dans l’Europe, et leur priorité est peut-être ailleurs… Au-delà de la surprise, j’ai le sentiment que les démocraties vont devoir réapprendre à se défendre des intentions hostiles, qui avaient disparu de leur agenda politique et qui s’expriment aujourd’hui sans vergogne de la part de régimes autoritaires, à l’instar de la Russie.

Vladimir Poutine affirme viser la “démilitarisation” et la “dénazification” de l’Ukraine. Faut-il prendre au sérieux de telles déclaration ?

Il faut prendre au sérieux les déclarations de Poutine, dont les termes sont soigneusement choisis. L’expression de « dénazification » est d’autant plus choquante que le président ukrainien, Vladimir Zelenski, est juif. C’est une référence à la Seconde Guerre mondiale qui doit nous interroger. Car les Européens et les Américains pourraient se dire : Poutine a annexé la Crimée, il se bat aujourd’hui pour assurer l’indépendance du Donbass qu’il vient de reconnaître. Mais pour Poutine, c’est toute l’Ukraine qui est russe et qui devrait rentrer dans son giron « naturel ». Le précédent dans l’histoire contemporaine, c’est l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. Une coalition internationale s’était alors mise en place, sous impulsion américaine, pour empêcher cette annexion par une opération militaire d’envergure. Une agression de ce type survient sur le sol européen, ne devrait-on pas l’empêcher de la même façon ? La question se pose, mais la différence est que la Russie est une puissance nucléaire – ce que n’était pas le cas de l’Irak. Les sanctions renforcées qui vont être prises sont nécessaires, mais elles seront insuffisantes car elles n’affecteront pas la détermination russe, qui se situe à un niveau politique et idéologique. La crainte d’un guerre nucléaire pousse les Occidentaux à la prudence, mais une absence de réaction militaire signifierait que les Occidentaux acceptent que l’Ukraine soit annexée par la Russie, l’objectif affiché de Poutine. Refuserons-nous de faire pour l’Ukraine ce que nous avons fait pour le Koweït ? Certes, les Américains sont moins en position de force, l’Ukraine est une zone moins stratégique pour eux et elle ne fait pas partie de l’Otan. Mais pour l’Europe, l’enjeu est immédiat : c’est son existence, politique autant que militaire, qui est en jeu.

Quand Vladimir Poutine invoque la possibilité de recourir à l’arme nucléaire, en cas d’intervention de puissances étrangères, est-ce qu’on n’est pas dans la “montée aux extrêmes” théorisée par le général prussien Carl von Clausewitz, l’auteur du classique De la guerre (1832) ? Par le risque d’une “guerre totale” ?

La notion de « guerre totale » a été introduite par Erich Ludendorff (1865-1937), chef d’état major allemand de la Première Guerre mondiale, puis proche d’Hitler, qui faisait une interprétation abusive de Clausewitz. Ce dernier cherchait à encadrer politiquement la guerre, pour éviter justement qu’elle ne monte aux extrêmes. C’est le sens de sa formule célèbre : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » L’idée de guerre totale tend à laisser croire que ce n’est pas la politique qui commande la guerre, mais l’inverse. Cela dit, vous avez raison, Clausewitz cherche à éviter que la confrontation armée ne soit aspirée par le risque d’une « ascension aux extrêmes », par le jeu des « actions réciproques » menées par les belligérants. La situation où nous sommes en Ukraine est « clausewitzienne » au sens où nous sommes confrontés à la possibilité de l’escalade. D’un côté, les Occidentaux ne peuvent pas rester immobiles face à l’annexion d’un pays qu’ils soutiennent. D’un autre côté, s’ils réagissent militairement, il est possible que Poutine, qui n’est pas seulement un habile stratège, mais aussi un dictateur plein de ressentiment, soit entraîné aux extrêmes. C’est le dilemme de la force. Un dilemme que les Occidentaux ont écarté parce qu’ils ont cru que Poutine s’arrêterait. Ils doivent aujourd’hui réévaluer le risque de l’inaction et le piège que constitue la négociation diplomatique avec la Russie. Je serais étonné que les Occidentaux, si prompts à intervenir sur des théâtres qui ne sont pas toujours prioritaires pour eux, comme en Afrique ou au Moyen-Orient, n’agissent pas quand ils sont menacés à leurs portes. C’est le calcul que fait Poutine : ils n’oseront pas ! Parce que l’Ukraine ne fait pas partie de l’Otan, parce que personne ne veut entrer dans un conflit majeur, etc. Je ne préconise aucune réaction précipitée. Mais compte tenu du projet réel de Poutine, qui vise l’Ukraine dans sa totalité, la question de l’usage de la force se pose inéluctablement.

Ne pourrait-on pas, a minima, armer davantage les Ukrainiens ?

C’est ce qui est déjà fait, sans doute insuffisamment. La guerre dure depuis 2014. Et cela n’a pas eu d’effets suffisants.

Vous avez montré dans votre réflexion, inspirée de Thucydide, Machiavel ou Clausewitz, que la ruse et la force sont depuis toujours les deux composantes fondamentales de la guerre. “Sans la force, la ruse ne sert à rien, et inversement”, affirmez-vous. Dans la crise actuelle, tout se passe comme si Poutine avait parfaitement su allier ces deux composantes, là où les Occidentaux s’en étaient montrés incapables…

La ruse est une habileté trompeuse destinée à surprendre l’adversaire. Poutine la manie en effet avec beaucoup d’aisance. Il trompe son monde avec d’autant plus d’efficacité qu’il ne se prive jamais de l’associer, si nécessaire, à la force. De sorte qu’il a toujours gardé la main dans cette crise où nous avons cru un peu naïvement qu’il resterait dans certaines limites. Mais il ne cesse de les transgresser, par petites touches. À l’inverse, les Occidentaux, en Ukraine, n’ont usé ni de force, ni de ruse… Voyez comment Poutine a trompé le président Macron qui a annoncé avoir obtenu la tenue d’un sommet entre Russes et Américains, alors que Poutine préparait méthodiquement son attaque militaire… Du côté des Occidentaux, le problème est qu’ils ne sont dans aucun de ces registres : ni celui de la ruse, ni dans celui de la force. Ils donnent ainsi le sentiment d’avoir perdu la main, ce qui fait penser au contexte de l’entre-deux-guerres. Poutine n’est pas Hitler et le contexte n’est pas le même. Mais à cette époque, déjà, les Européens ont voulu croire que l’Allemagne nazie allait s’arrêter alors que son projet d’empire continental européen était connu. Il faut tenir compte des leçons de l’Histoire, et intégrer le fait que Poutine a un projet qui est connu. Il utilisera tous les moyens qu’il juge nécessaires pour le réaliser. Tout en faisant preuve de prudence, en n’allant pas aux extrêmes trop vite, il s’agit de lui faire comprendre qu’il ne peut pas annexer un État indépendant. Sinon, cela créera un dangereux précédent. Ce serait une erreur immense pour l’avenir de l’ordre européen.

Que diraient de cette situation les théories de la guerre initiées par Grotius ?

Pour Hugo Grotius (1583-1645) et ses successeurs, la guerre juste est la guerre défensive, de légitime défense contre une agression armée. À l’inverse, une guerre d’agression ne peut jamais être juste. C’est l’acquis fondamental de la théorie de la guerre juste. Dans le cas qui nous occupe, il n’est pas besoin d’être interventionniste pour admettre qu’on est dans le cas d’une agression et qu’une réplique aurait toute sa légitimité. Nous sommes dans le cas classique d’un pays souverain qui en attaque un autre. Toute la question est de savoir quels sont les alliés de l’État souverain ukrainien. Quels sont les moyens que ses alliés, les démocraties européennes et les États-Unis principalement, peuvent engager. Les sanctions ? Certes, mais il n’est pas certain que ce soit dissuasif. Poutine est dans un registre stratégique et politique. Le toucher au portefeuille ne suffira donc pas.

Au-delà du cas de l’Ukraine, est-ce que l’agression d’hier matin ne met pas en péril l’ordre international ?

Dans un texte publié sur Telos hier matin, intitulé « Reductio ad hitlerum », l’historien Alain Bergounioux soutient avec beaucoup de pertinence que nous entrons dans une nouvelle période historique de redistribution générale de la puissance. Le système international se redessine, sur fond de déclassement stratégique relatif des États-Unis, de montée en puissance de la Chine et de retour de la Russie. L’événement d’hier matin est sans doute l’acte d’officialisation de cette redistribution de la puissance, à l’œuvre depuis une vingtaine d’années. Cette nouvelle situation met à l’épreuve les démocraties occidentales, dans leur puissance et dans leur modèle politique. Car il y a un enjeu sécuritaire majeur, celui de protéger l’Europe d’une attaque militaire extérieure. Mais il y a aussi et surtout un enjeu politique : les Russes aujourd’hui, et peut-être demain les Chinois à Taïwan, ou encore la Turquie, semblent décidés à attaquer le modèle démocratique libéral. Toutes proportions gardées, le modèle des affrontements idéologiques du XXe siècle semble de retour. Au-delà de la guerre, dont les conséquences sont toujours terribles, c’est la pérennité du modèle démocratique qui est en jeu.