Par Jean Daspry, le 30 mai 2022
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Cette citation d’Antonio Gramsci résume la problématique des relations internationales en cette période de transition que nous traversons. L’année 2021 aura eu un immense mérite. Celui de lever le voile d’ignorance ou de déni derrière lequel nos élites se dissimulaient pour taire une évidence : le grand désordre mondial. L’année écoulée restera dans l’Histoire comme celle d’une défaite de la pensée, d’une impuissance assumée, d’une résignation à l’inertie. Marquée par une crise structurelle du multilatéralisme, la gouvernance mondiale nécessite un électrochoc.
Or les médecins qui se penchent à son chevet se contentent de lui administrer quelques remèdes homéopathiques. Le monde peut-il se contenter de pareille thérapeutique pour surmonter cette polycrise ? Pire encore, alors qu’elles nous pressent d’entrer dans le monde d’après, nos élites raisonnent sur les paradigmes du monde d’hier. Alors qu’elles ne cessent de louer les mérites d’une approche coopérative, elles utilisent les leviers d’une approche coercitive. Ainsi va le monde d’aujourd’hui, et a fortiori celui de demain, dans le contexte de la révolution digitale ! Tel le Titanic fonçant sur la banquise au son de l’orchestre de la bien-pensance, la planète file vers la catastrophe. Après cette esquisse, une analyse plus fine du monde d’après s’impose pour en appréhender les principales forces profondes.
Monde d’après et après ?
Le monde d’aujourd’hui se caractérise par une double crise, celle de la confiance, qui induit de façon quasi-mécanique, une crise de la gouvernance mondiale.
Crise de confiance : le monde de la défiance
Nous assistons à un étrange retour vers le passé caractérisé par un retour de la défiance.
Retour vers le passé. Le monde d’aujourd’hui se caractérise par un retour des concepts du monde d’hier : retour de l’histoire, de la géographie, des nations, des frontières, des égoïsmes nationaux, du chacun pour soi, de la puissance, de la souveraineté, de l’indépendance, de l’État providence, des questions démographiques … L’intérêt général ne constitue plus l’alpha et l’oméga de la grammaire des relations internationales. Il n’est même plus la somme des intérêts particuliers tant il s’apparente à l’addition désordonnée des contraires.
Le juridisme facteur d’égalité, de nivellement fait place à la loi du plus fort facteur d’inégalité, de domination. Le concept de « paix par le droit », fondement du multilatéralisme du XXe siècle se retourne en « droit contre la paix » au XXIe siècle tant sa rigidité est facteur d’inertie, voire d’opposition. L’unique sujet du droit international (l’État) est concurrencé par les anciens objets du droit international (ONG, société civile, groupes terroristes, multinationales, GAFAM…). Le multilatéralisme fait place au « polylatéralisme » (Pascal Lamy). L’incertitude le dispute à la certitude. La tactique sert de stratégie à des dirigeants dopés à la communication. Hier, confortablement installé dans une situation de monopole, l’État doit accepter une situation d’oligopole à laquelle il n’était pas préparé, faute d’anticipation.
Retour de la défiance. La confiance est remplacée par la défiance. Les diplomates savent que la confiance est plus longue à rebâtir que la défiance. Qu’est-ce que la confiance ? « La croyance spontanée ou acquise en la valeur morale, affective, professionnelle… d’une autre personne, qui fait que l’on est incapable d’imaginer de sa part, tromperie, trahison ou incompétence ». Nous passons d’une dimension objective (l’existence d’une norme précise) à une dimension subjective (l’appréciation d’une attitude de confiance) des relations internationales.
Pourquoi passe-t-on d’un sentiment de défiance à un sentiment de confiance ? Quand duplicité et Mensonge se substituent à franchise et vérité. Dans l’Histoire, l’horizon se mesure en décennies. Injecter de la confiance est un art du long terme, une aventure diplomatique exigeante. Ce n’est qu’à ce prix que pourra revenir l’utilité de règles du jeu gagnant-gagnant. Mais la confiance ne se gagne pas, elle se mérite. Telle est la difficulté de l’exercice. « On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance » (cardinal de Retz). Toutes choses que nos dirigeants perdent de vue. Trop sérieuse est la diplomatie pour être laissée à ceux qui ignorent son essence. « La diplomatie est un ensemble de connaissances combiné avec un savoir-faire spécifique ».
Comment imaginer l’efficacité d’un système international fondé sur des paramètres dépassés ?
Crise de gouvernance : le monde de la déliquescence
La planète est traversée par un retour de la conflictualité et de l’unilatéralisme.
Retour de la conflictualité. Un constat s’impose. Nous vivons dans un monde marqué par les « nouvelles formes de la conflictualité dans une réalité internationale toujours plus mouvante » (général Henri Bentegeat). Les évènements extrêmes, les signaux d’alarme se multiplient (compétition américano-chinoise, y compris pour la conquête de Mars, retour de la Russie avec le lancement de la guerre en Ukraine, montée de l’insécurité dans le Sahel, montée des sentiments religieux …). « Quant aux relations internationales, elles apparaissent, sous cette lumière crue, pour ce qu’elles sont : une foire d’empoigne, une combinaison d’interdépendances croisées, un mélange de faits accomplis et de coopération, la résistance des puissances établies et qui veulent le rester à la poussée des forces montantes… » (Hubert Védrine). Il va falloir s’y accoutumer afin de ne pas subir les transformations du monde en spectateur incrédule. Dans pareil contexte de tensions géopolitiques, la boîte à outils imaginée depuis 1945 paraît inadaptée aux secousses du monde. Elle s’avère souvent inefficace pour régler les crises par des moyens pacifiques, pour apaiser les tensions par des médiations, des conciliations, des arbitrages… S’il y a bien un mot qui fait florès dans l’escarcelle des Occidentaux, c’est bien celui de sanctions auquel répond aujourd’hui celui des contre-sanctions de la Russie.
Retour de l’unilatéralisme. A chaque crise importante, l’on se contente de stigmatiser les lourdeurs du multilatéralisme, son inefficacité à résoudre la quadrature du cercle. La crise actuelle due à la pandémie de Covid-19 ne fait pas exception à la règle. Qui sont les vrais responsables ? Méfiance américaine à l’endroit du système onusien ; politique chinoise de noyautage du système des Nations Unies ; politique de blocage systématique par la Russie sur les grands sujets stratégiques… Les attaques viennent de toutes parts. Le multilatéralisme est questionné dans sa capacité d’adaptation au monde qui l’entoure, dans sa réactivité et son impartialité. Et ce mouvement affecte aussi les institutions régionales et autres.
Le multilatéralisme est un concept n’ayant plus grand-chose à voir avec ce qu’il fut après 1945. Faute de consensus sur ses objectifs, les États procrastinent sur la procédure. Or, dans cette période de pensée cadenassée et de parole bâillonnée, les mots font souvent peur. Albert Camus nous rappelle que « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde ». Nul – surtout pas ceux qui ont la charge délicate de la conduite des affaires du monde du XXIe siècle – « ne peut se cacher derrière le paravent d’un vocabulaire désuet » (Thierry de Montbrial). Le multilatéralisme en crise laisse la place à l’unilatéralisme.
Mais, une fois le diagnostic posé, l’on a tout dit et rien dit. Que peut-on imaginer de manière réaliste qui puisse porter remède à la crise de la gouvernance mondiale ?