ThucyBlog n° 223 – Les Arabo-musulmans apportent le papier en Occident : la bataille de Talas en 751 (1/2)

"Hârûn ar-Rachid reçoit une délégation de Charlemagne", tableau de Julius Köckert (1864), Maximilianeum Foundation, Munich

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Par Kevan Gafaïti, le 7 juin 2022 

Le papier est un des éléments les plus utilisés dans notre société et au quotidien, malgré un monde de plus en plus numérique. Il y a fort à parier qu’une feuille de papier, un carnet ou un cahier soit actuellement sur votre bureau. Cet objet universel et vecteur de savoir a une origine ancienne et lointaine, puisque ce sont les Chinois qui l’ont découvert il y a plus de 2000 ans. L’invention du papier viendrait de Cai Lun, haut fonctionnaire de la cour impériale chinoise pendant la dynastie des Han orientaux, au Ier siècle après JC, si ce n’est encore avant.

Mais d’où vient le papier que nous utilisons au quotidien, et surtout comment a-t-il pu voyager de la Chine jusqu’en Europe ?

Face à une histoire peu étudiée, apparaît une fiction eurocentriste sur la découverte du papier. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert écarte toute origine chinoise et évoque le génie européen, tout en réfutant la théorie de l’orientaliste anglais Humphrey Prideaux selon laquelle les Sarrasins auraient apporté l’invention du papier en Europe. Avec l’apogée des empires coloniaux européens et des idéologies afférentes, toute origine orientale et extrême-orientale est ignorée. Dans les années 1870, le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse renouvelle la théorie d’une origine européenne du papier apparue au XIIème siècle. Il faut attendre la fin du XIXème siècle avec la Grande Encyclopédie de Berthelot pour reconnaître que “C’est de Chine et par l’intermédiaire des Arabes qu’est venue en Occident la connaissance du papier”[1].

En réalité, il apparaît aujourd’hui clairement que le papier tel qu’il est mondialement utilisé est bien d’origine chinoise. Mais s’il a pu arriver jusqu’en Occident, c’est par le biais de l’Empire arabo-musulman. En effet, à la bataille de Talas en 751 en Asie centrale, les Arabo-musulmans font face aux Chinois et découvrent le papier (I). Ils s’approprient cette technologie pour créer des papeteries dans tout leur empire, de l’Asie centrale jusqu’en Andalousie. A la fin du XIème siècle, l’Europe chrétienne découvre le papier par l’entremise d’Al-Andalus, la région arabo-musulmane du sud de l’Espagne (II).

La bataille de Talas et la découverte du papier par les Arabo-musulmans

En 751, à la frontière du Kazakhstan et du Kirghizstan actuels, se tient la bataille de Talas, entre l’Empire arabo-musulman et l’Empire chinois (A). Les Arabo-musulmans se révèlent victorieux et, s’ils ne poussent pas plus à l’est leurs conquêtes, ils découvrent le papier et sa confection (B).

La victoire arabo-musulmane contre l’Empire chinois

L’Empire arabo-musulman naît en 632 et connaît une expansion fulgurante dans toutes les directions. Après avoir pris l’Empire perse, l’empire islamique poursuit son extension vers l’est. En 749, la dynastie omeyyade à la tête de l’empire arabo-musulman est remplacée par une dynastie venant du Khorassan, au nord-est de l’Iran actuel. Il s’agit de la dynastie abbasside, avec à sa tête Abû Muslim.

Ce dernier décide de faire campagne à l’est et d’affronter l’Empire chinois de Tang Xuanzong. L’objectif était de s’approprier les territoires traversés par la Route de la soie. Les Tibétains de la région s’allient aux Abbassides pour repousser les Chinois[2].

Si les estimations du nombre de soldats dans chaque camp varient et ne sont pas unanimes, une certitude est acquise : la bataille oppose des dizaines de milliers de soldats de part et d’autre. Les forces arabo-musulmanes sont dirigées par le commandant Ziyad ben Salih. Après plusieurs jours de combats, les Chinois sont trahis par leurs supplétifs Qarlouqs, cavaliers venant des steppes d’Asie centrale, qui les attaquent par le flanc. Les armées chinoises sont alors décimées par les arabo-musulmans, qui remportent une écrasante victoire[3].

Malgré cette victoire militaire, les Abbassides ne s’enfoncent pas plus loin en Asie centrale et ne dépasseront jamais Talas. Ayant eux aussi subi beaucoup de pertes, ils prennent toutefois possession des grandes cités caravanières de Boukhara et de Samarcande, étapes majeures de la Route de la Soie[4].

Le second apport majeur de la bataille de Talas n’est pas militaire, mais bien technologique. Au contact de la civilisation chinoise dont l’influence pousse jusqu’en Asie centrale et à Talas, les Arabo-musulmans découvrent un nouveau matériau, le papier.

L’appropriation technologique de la papeterie

La bataille de Talas marque la victoire de l’Empire arabo-musulman sur l’Empire chinois et l’implantation de l’islam en Asie centrale. Mais aussi et surtout, les Abbassides se retrouvent au contact des Chinois et découvrent une de leurs créations, le papier.

Ici, un débat existe entre les historiens quant à la transmission de cette technologie des Chinois aux Arabo-musulmans : pour certains, des artisans chinois auraient été capturés lors de la bataille de Talas, pour d’autres il n’y a pas eu de capture de prisonniers connaissant le secret de fabrication du papier mais un simple échange technologique à la rencontre de cette civilisation.

Une partie de la doctrine estime qu’après la déroute chinoise, des artisans papetiers auraient été capturés par les Abbassides. Pour produire ce précieux papier, ils auraient été installés à Samarcande, nouvellement passée aux mains des Arabo-musulmans. La technique de fabrication du papier se serait alors progressivement répandue dans le monde musulman[5].

Cette théorie est étayée par la présence de migrants chinois dans le monde musulman avant-même la bataille de Talas. De là, des communautés de marchands chinois établies sur les côtes d’Arabie auraient pris en charge les artisans papetiers[6]. Le voyageur chinois Du Huan écrit dans son ouvrage Jingxingji (Souvenirs de voyage) qu’il aurait fait partie des chinois capturés à Talas et donnent des descriptions fournies des régions arabes observées[7].

Une autre partie de la doctrine réfute l’hypothèse de la capture d’artisans chinois ayant transmis la technologie du papier. Cette théorie de la capture de papetiers à la bataille de Talas serait surtout une manière d’évoquer la propagation progressive de la fabrication du papier, effectivement découverte au contact de l’Empire chinois. Les Arabo-musulmans se seraient ainsi rapprochés de la civilisation chinoise et à son contact, auraient appris à fabriquer du papier[8].

Cette théorie de la découverte progressive du papier sans capture de prisonniers se base sur l’activité de marchands arabes dans l’Empire chinois. Dès le VIIème siècle, la présence des commerçants arabes est attestée dans les villes de Guangzhou, Yangzhou ou encore Quanzhou[9].

Il apparaît ainsi que la capture de prisonniers chinois par les Arabo-musulmans à la bataille de Talas est discutée. En revanche, une donnée fait consensus : l’incursion abbasside en Asie centrale met en contact le monde islamique avec le monde chinois. Les Arabo-musulmans découvrent la technique de papeterie par les Chinois en Asie centrale et vont le diffuser dans tout leur empire, avant que les Européens ne soient eux aussi en contact avec le précieux papier[10].

Lire la suite et fin (Partie 2/2)

[1] de Biasi Pierre-Marc, « Le papier, fragile support de l’essentiel », Les cahiers de médiologie, 1997/2 (N° 4), pp. 7-17, §4.

[2] Dombrowsky Patrick, « Chine / Asie médiane : les ambiguïtés d’une relation complexe », Monde chinois, 2017/2 (N° 50), p. 116-122, §§4-5.

[3] Dmitriev Sergueï, « 1. Archéologie du grand jeu : une brève histoire de l’Asie Centrale», dans : Jacques Piatigorsky éd., Le Grand Jeu. XIXe siècle, Les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale. Paris, Autrement, « Mémoires/Histoire », 2009, p. 21-81, §61.

[4] Keegan John, « 3. La chair », dans : Histoire de la guerre. sous la direction de Keegan John. Paris, Perrin, « Tempus », 2019, p. 241-335, §103.

[5] Ibid ; Clot André, « VII – L’Inde des Grands Moghols », dans : , Les Grands Moghols. Splendeur et chute (1526-1707), sous la direction de Clot André. Paris, Plon (programme ReLIRE), « Hors collection », 1993, p. 206-265, §75.

[6] « Concepts fondamentaux de l’analyse géopolitique  », dans : , Manuel de géopolitique. Enjeux de pouvoir sur des territoires, sous la direction de Lasserre Frédéric, Gonon Emmanuel, Mottet Éric. Paris, Armand Colin, « U », 2016, p. 23-63, §90.

[7] Maurel Chloé, « Chapitre 7 – Décentrer le regard : les recherches en histoire mondiale/globale menées en Chine », dans : Manuel d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, sous la direction de Maurel Chloé. Paris, Armand Colin, « U », 2014, p. 183-204, §40.

[8] Thomas F. Glick, Steven John Livesey, Faith Wallis, Medieval Science, Technology and Medicine: An Encyclopedia, Routledge, 2005, p. 383.

[9] Ibid.

[10] Bloom Jonathan, Revolution by the Ream, A History of Paper, Aramco World, Volume 50, n3, mai/juin 1999, §3.