Thucyblog n°280 – Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine – La Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? (1/2)

Crédit photo : Hannatv (LCC)

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Par Julian Fernandez, le 12 avril 2023

Une Cour forte avec les faibles mais faible avec les forts ? Tel semblait ce que pouvait espérer de mieux la première juridiction pénale internationale permanente, cette « pierre angulaire d’un dispositif pénal international inédit » dont le statut constitutif fut conclu à Rome il y a 25 ans, en juillet 1998, au cœur d’une décennie d’euphorie pour les projets de paix par le droit (1991-2001). Qu’on en juge. En vingt ans d’exercice, la Cour pénale internationale (CPI) a certes ouvert une petite vingtaine d’enquêtes et délivré publiquement une quarantaine de mandats d’arrêt. Près d’une cinquantaine d’individus ont ainsi été mis en accusation par le Bureau du procureur. Mais les formations de jugements n’ont prononcé que 9 verdicts définitifs à ce jour – sur des charges de crimes de guerre ou crimes contre l’humanité – dont 4 acquittements. Seuls des responsables de second rang de milices engagées dans différents conflits armés non-internationaux en Afrique ont été condamnés. Les poursuites contre les grandes figures politiques que sont – ou qu’étaient – Uhuru Kenyatta, Jean-Pierre Bemba ou Laurent Gbagbo ont fait pshitt. Et jusqu’au tournant ukrainien, les enquêtes hors Afrique, en Afghanistan ou en Palestine notamment, n’avaient manifestement pas été priorisées de sorte qu’aucune poursuite n’avait jusqu’à présent été engagée contre le ressortissant d’un État non africain.

La situation en Ukraine est-elle susceptible de bouleverser cette première analyse, de signer le passage de l’âge de bronze à l’âge de fer de la Cour pénale internationale ? On voudrait en tout cas le croire. Son nouveau procureur, le Britannique Karim Khan, a en effet décidé de frapper fort. Le 22 février 2023, il a présenté à la Chambre préliminaire II ses premières demandes de mandats d’arrêt dans le cadre de son enquête sur place et la Chambre a fait droit à celles-ci le 17 mars dernier. Elle a ainsi délivré des mandats à l’encontre de deux personnalités russes dont Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie. C’est un tournant majeur, à l’onde de choc sans précédent. Pour la première fois de l’histoire de la justice pénale internationale, le dirigeant d’un membre permanent du Conseil de sécurité, d’une puissance nucléaire, d’un pays au rôle indéniable dans les procès de Nuremberg, doit donc répondre d’une accusation de crimes de guerre. Et son arrestation puis sa remise pourrait être exigée de près des deux tiers des États membres de l’ONU également parties au Statut de Rome, sur le fondement de leurs obligations de coopération avec la Cour. A l’examen, si les perspectives judiciaires demeurent plus qu’incertaines et doivent nuancer l’enthousiasme ambiant, les effets immédiats de ces mandats d’arrêts, et en particulier de celui visant le maître du Kremlin, ne sauraient être négligés.

Longtemps, on a d’abord cru que la Cour pénale internationale ne serait qu’un tigre de papier et que mille raisons seraient invoquées pour reporter son entrée en scène. Il faut dire que la compétence matérielle de cette juridiction renvoie à des exactions – génocide, crime contre l’humanité, crimes de guerre, crime d’agression – qui supposent souvent la mobilisation d’un appareil administratif au service d’une doctrine étatique. Bref, pour l’essentiel, des crimes du pouvoir. Or quel souverain puissant sacrifierait sur l’autel de la justice une politique criminelle qu’il a jugée nécessaire pour la sauvegarde des intérêts de son pays sinon, plus sûrement, de ceux de son régime ? Dans la mesure où la Cour réclame le concours matériel des États – et en particulier des plus influents d’entre eux – pour exercer son office, chacun redoutait que la CPI ne soit alors qu’un mythe, une fable, un fantôme – à l’image de Monsieur Godeau dans Le Faiseur de Balzac, celui qu’on invoque tout le temps mais qu’on ne voit jamais.

En pratique, toutefois, la Cour a su trouver des interstices où se développer. Mais ses différents procureurs ont bien souvent dû faire profil bas et adopter une politique pour le moins prudente, en proposant à des États parties au Statut de renvoyer leur propre situation à la CPI (pratique dite des « auto-référés » : Ouganda, Mali, République démocratique du Congo, par exemple), en renonçant aux terrains non africains, en subissant des renvois du Conseil de sécurité (Darfour/Soudan, Libye) sans que les moyens de pleinement les exploiter ne leur soient alloués. L’adversité était, il est vrai, immense. La Cour a été confrontée à la très vive opposition des États-Unis entre 2002 et 2006 puis sous l’Administration Trump, tout en étant également attaquée par une partie des États africains lorsque l’engagement de la responsabilité pénale d’un certain nombre de leurs dirigeants a été envisagée. La montée des autoritarismes, le renouveau du grand jeu stratégique, le ressac des droits de l’homme sont aussi venus perturber son quotidien et ses attendus.

Fatou Bensouda, la seconde procureure de la Cour (2012-2021), a d’ailleurs renoncé à poursuivre prioritairement les plus haut dirigeants civils ou militaires pour se concentrer d’abord sur les responsables « intermédiaires » – une rupture au regard des pratiques des précédentes juridictions pénales internationales. Après plusieurs années d’exercice, le Bureau du Procureur a dans le même sens adopté une politique officielle de hiérarchisation des poursuites faisant primer « les affaires pour lesquelles il sera apparemment en mesure de mener efficacement une enquête permettant des poursuites qui devraient se solder par une condamnation ». Le profil type du condamné s’affirme dès lors comme celui d’un déchu du pouvoir ou d’un membre d’un groupe non étatique, arrêté parfois pour d’autres faits dans son pays. Much ado about nothing ? Les parties au Statut de Rome, tirant les leçons d’une pratique encore décevante, ont finalement initié en 2019-2020 une revue de fonctionnement de la CPI (review process) destinée à « recenser et mettre en œuvre des mesures destinées à renforcer la Cour et améliorer ses performances » – même si l’initiative entend se faire à droit constant et néglige alors des enjeux structurels majeurs.

Dans ces conditions, la situation en Ukraine constitue à première vue un moment de rupture, une étape charnière dans l’affirmation de la justice pénale internationale au regard de sa mobilisation dans un conflit interétatique dit de « haute intensité » et de l’émission de ce mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. En l’occurrence, un écosystème judiciaire s’est rapidement mis en place, avec une coopération inédite entre les juridictions nationales, les instances régionales (en particulier Eurojust), différentes commissions d’enquête comme celle créée par le Conseil des droits de l’homme, et la Cour pénale internationale. Si la Russie et l’Ukraine ne se sont pas rendu opposable le Statut de Rome, l’Ukraine avait accepté dès 2014 de donner compétence à la CPI sur les crimes relevant de son Statut et commis sur son territoire – comme l’autorise l’article 12-3 du cet instrument. L’agression russe est alors venue accélérer le calendrier judiciaire. Une quarantaine de gouvernements ont décidé de renvoyer la situation au Bureau du Procureur – soit un État partie sur trois, dont tous les membres de l’Union européenne.

Une enquête a donc été ouverte en mars dernier sur les crimes commis depuis le 21 novembre 2013 (début des manifestations pro-européennes à Kiev). Et le Procureur a décrit l’équipe de la CPI qu’il a envoyée sur place comme « le plus grand déploiement sur le terrain jamais réalisé par [son] Bureau depuis sa création ». Le poids des crimes commis, la volonté de disqualifier l’offensive russe, la nécessité de réaffirmer les valeurs ici violées se sont cette fois conjuguées pour offrir un soutien sans précédent à la Cour. Mais l’engagement de poursuites individuelles se faisait attendre alors que l’idée d’un tribunal ad hoc parallèle chargé plus spécifiquement de juger Vladimir Poutine pour crime d’agression grandissait. Le Procureur a finalement franchi le Rubicon. En demandant un mandat d’arrêt contre le dirigeant russe dans un timing aussi serré et en temps réel, il signe une nouvelle politique pénale, contribue à une configuration inédite alors que les hostilités se poursuivent, envoie un message plus fort encore que celui jadis envoyé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie lorsqu’il rendit public en mai 1999 l’acte d’accusation et les mandats d’arrêt contre Slobodan Milošević, alors Président de la République fédérale de Yougoslavie (RFY), et contre une série de dirigeants du premier cercle.

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