ThucyBlog n° 264 – La diplomatie militaire comme enjeu de communication : le cas de la République populaire de Chine

Crédit photo : CJCS, Pentagone (licence CCA)

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Par Iris Marjolet, le 11 janvier 2023

Le nouveau concept de « diplomatie de défense » après la Guerre froide

La diplomatie militaire a été sous-étudiée en théorie des relations internationales et même sous-estimée par la communauté académique. Si l’expression « diplomatie de défense » est largement reconnue et amplement utilisée par de nombreux États, dont la France, d’autres termes synonymes telles que « diplomatie de sécurité », « diplomatie militaire », « engagement militaire », « coopération de sécurité » existent pour qualifier un ensemble d’activités assez large conduit par les forces armées en temps de paix. La diplomatie de défense recouvre plusieurs activités qui vont des échanges de haut niveau, aux exercices et entrainements militaires interarmées, en passant par les échanges académiques ou encore les escales. Les objectifs principaux des États qui conduisent une diplomatie de défense ont été de coopérer et de prévenir les conflits.

L’origine du terme diplomatie de défense est étroitement liée au changement produit dans la compréhension de la sécurité internationale et des politiques de sécurité nationale connexes après la Guerre froide. Les analystes font souvent remonter les origines du « nouveau concept de diplomatie de défense » à la publication du « Strategic Defence Review » par le Ministère de la défense britannique en octobre 1998. La disparition du Pacte de Varsovie, en 1991, a poussé les États à réadapter leur système de sécurité à la nouvelle réalité créée par l’implosion de l’URSS. Ces changements ont eu deux conséquences : « La démilitarisation de la notion de sécurité » et « la perception plus large du rôle offensif, défensif et de dissuasion- traditionnellement attribué aux forces armées ». Les États ont donc dû penser un nouveau cadre conceptuel qui puisse regrouper les « nouvelles missions militaires » des forces armées.  Seulement pour créer les conditions nécessaires aux nouvelles formes de la coopération entre États (autrefois ennemis) et atténuer « une réalité empreinte d’incertitude et d’imprévisibilité », ces derniers ont dû travailler à la construction d’un système de transparence. En publiant un Livre blanc de la défense, les États (notamment autoritaires) qui n’avaient encore jamais dévoilé leur politique de défense, contribuaient à renforcer la confiance.

La diplomatie militaire chinoise : coopération et transparence

 Après la Guerre froide, le gouvernement chinois va rapidement s’inscrire dans une approche plus coopérative au niveau de ses relations politiques et de sécurité avec les États situés dans sa périphérie. Le gouvernement de Jiang Zemin va élargir progressivement ses activités militaires à l’international à deux niveaux, bilatéral et multilatéral. La coopération est vue comme un moyen de réduire les peurs liées à la « menace chinoise ». En effet, la modernisation de l’armée chinoise a attiré les doutes de l’international et de certains pays voisins. Ces doutes vont être aggravés ensuite par plusieurs incidents – l’incident du porte-conteneur Yinhe et la crise de 1995-96 dans le détroit de Taiwan – dans la deuxième moitié des années 1990. Ces incidents vont conduire au réexamen de l’environnement de sécurité chinois et surtout pousser les dirigeants à se doter d’un premier Livre blanc (LBD) en 1998 intitulé « la défense nationale de la Chine » (zhongguo de guofang中国的国防). Inspiré du Livre blanc de la défense britannique, le LBD chinois a pour objectif de « dissiper les doutes de la communauté internationale » et d’« augmenter la confiance mutuelle avec les pays dans la périphérie chinoise » . C’est également dans le premier LBD que le terme « diplomatie militaire » (junshi waijiao军事外交) sera utilisé pour la première fois pour qualifier la politique d’interaction chinoise avec les armées étrangères et la communauté internationale ». Ces échanges sont considérés comme une composante importante (zhongyao zucheng bufen 重要组成部分) de la diplomatie globale (zongti waijiao 总体外交) chinoise.

L’internationalisation de l’armée chinoise et les problèmes en termes d’image 

Ce rôle de l’armée chinoise en matière de diplomatie militaire, a été clarifié très tôt dans le premier LBD : « les contacts militaires de la Chine avec l’étranger obéissent (fucong服从) et servent (fuwu服务) la construction de la modernisation (xiandai hua jianshe现代化建设) de la défense nationale et des forces armées (guofang he jundui国防和军队) ». On notera que cet objectif est cité juste après la première tâche de l’APL qui est de « préserver la paix dans la région et dans le monde ». C’est donc L’APL sous la direction du Parti qui tient un rôle croissant dans la conduite des interactions avec les armées étrangères. Ces interactions sont surtout caractérisées (en terme quantitatif) par des échanges militaires de hauts niveaux, mais au début des années 2000, les entrainements et les exercices militaires conjoints avec des forces armées étrangères ont marqué un tournant dans la politique de défense chinoise. Ils constituent une pratique nouvelle qui rompt avec une longue politique de fermeture de l’armée chinoise aux contacts avec l’étranger. L’internationalisation de l’APL (zou chuqu走出去) a mis en évidence la participation plus forte de l’armée dans la diplomatie et la politique étrangère chinoise, et va renforcer les préoccupations de la communauté internationale face à ce qui est perçu comme des ambitions de puissance. Les réactions de la communauté internationale face à la visibilité croissante de l’APL à l’international présentent en retour plusieurs enjeux pour la diplomatie militaire chinoise et l’armée en termes d’images et de communication.  Car comme l’a bien résumé Eric Hagt en 2007 : « La présence de l’APL autour du monde crée un précèdent qui a le potentiel de compliquer l’image extérieure de la Chine et sa politique étrangère ».

Le pouvoir discursif de l’armée : un enjeu pour la diplomatie globale chinoise ?

La montée en puissance militaire de la Chine est scrutée par nombre d’observateurs étrangers à l’aide des indicateurs traditionnels de la puissance qui sont le budget de la défense, le développement des matériels et des capacités de projection des forces armées. Cette focalisation sur le critère capacitaire masque un autre indicateur de la puissance et de la modernisation militaire d’un État : le développement de son pouvoir discursif.

C’est dans les différents textes académiques, et les articles de journaux en chinois publiés depuis le début 2000 que l’on comprend l’enjeu au niveau communicationnel de cette diplomatie. Certes les commentateurs chinois accordent une part importante de leurs analyses à décrire les activités et les objectifs de la diplomatie militaire, mais on note cependant plusieurs thématiques qui reviennent de manière récurrente :  

  • La « transparence militaire » (junshi touming du军事透明度),
  • L’ « image de l’armée » (jundui xinxiang 军队形象) et son « influence internationale » (guoji yingxiang 国际影响)
  • Le « droit à la parole » ou le « pouvoir discursif » (huayu quan 话语权) de l’armée.

Les enjeux en matière de transparence semblent être importants pour les commentateurs chinois puisqu’ils font implicitement référence à l’image de l’armée, à la puissance nationale du pays et à son positionnement sur la scène internationale. En effet, être régulièrement accusé de manque de transparence par les occidentaux démontre « les points faibles de la communication externe » (duiwai xuanzhuan对外宣传) de l’armée chinoise, son discours « n’arrive pas à toucher les gens » (dadong renxin打动人心).  Le problème ainsi souligné pourrait être reformulé en ces termes : Les discours des Occidentaux sont dominants et projettent une mauvaise image de l’armée et de la Chine dans l’opinion publique étrangère. La voix de la Chine n’arrive pas à contrebalancer les discours négatifs des Occidentaux.

Le droit à la parole ou le pouvoir discursif de la Chine, c’est-à-dire le fait de pouvoir parler et d’être entendu, ou le droit de construire un discours acceptable a été revendiqué par plusieurs voix, dont des voix militaires. « Le droit de parler avec autorité est le droit de parler et d’être entendu, le fait d’être entendu est en lien avec le fait d’être réceptionné favorablement (shoudao haoping 受到好评). Par conséquent, « renforcer l’influence du pouvoir discursif chinois à l’international » apparait comme un enjeu de premier plan.

Le régime s’est progressivement donné les moyens de construire ce pouvoir discursif, en « expliquant les efforts de la Chine à la communauté internationale », à travers différents canaux de communication. Il a fallu passer pas plusieurs étapes pour que « l’armée chinoises s’ouvre au monde extérieur » (duiwai kaifang对外开放).  La publication biennale des LBD a constitué une première étape dans ce processus de transparence. Puis Pékin a ouvert des bureaux pour les attachés de défense dans ses différentes ambassades qui ont continué d’augmenter en nombre au cours des vingt dernières années. Dans ce contexte, les sites web des consulats et ambassades représentent aussi des canaux de communication/diffusion d’informations importants. Puis à partir de 2008, le Bureau d’information du Ministère de la défense avec son système de porte-parole a été créé. En 2009, le Ministère de la défense chinois s’est doté d’un site web officiel afin de normaliser la communication à l’égard des activités de l’armée à l’international.

Les diplomates en uniformes, que sont les attachés militaires chinois, sont aussi des canaux de communication cruciaux car ils ciblent une audience plus stratégique : les politiques et les militaires étrangers des principaux pays dans lesquels ils sont en poste.  Ainsi, les diplomates ne sont pas seulement ce que Zhou Enlai qualifiait « d’armée populaire sans uniforme », mais une armée en uniforme qui est réelle et active. Même si le rôle de l’armée chinoise en politique étrangère n’est pas chose nouvelle, l’utilisation de la voix des militaires par l’État-parti pour porter le discours de la Chine plus loin et plus fort ne risque pas de décroître dans les années à venir.  Les mots de Wang Yi, qui vient de prendre la succession de Yang Jiechi au plus haut poste de la diplomatie chinoise, inscrivent la diplomatie militaire dans cet effort « pour améliorer la puissance de communication internationale de la Chine et la puissance du discours »