Le système d’économie de marché en phase de globalisation est en crise. Si la mondialisation contemporaine se distingue par le rétrécissement des distances et des délais et la modération du rôle exercé par les barrières nationales, elle est caractérisée in fine par la valorisation prioritaire des intérêts personnels et du profit[[Jacques FONTANEL, La Globalisation « en analyse ». Géoéconomie et stratégie des acteurs, L’Harmattan, Paris, 2005, 627 p.]]. La situation politique et économique d’aujourd’hui est dominée par six crises, dont les causes et les conséquences font débat : la crise de la sécurité internationale – avec la résurgence des conflits militaires et la généralisation potentielle du terrorisme –, la crise du développement économique, la crise financière et économique des pays développés, la crise de la gouvernance mondiale, la crise éthique et morale au regard de la condition humaine et de ses nécessaires solidarités et la crise de la science économique. Avec la guerre en Afghanistan et en Iraq et la persistance endémique du terrorisme, la sécurité internationale – notion assez mal conceptualisée par ailleurs – n’est plus assurée. Pour mettre en évidence le niveau de sécurité du monde, plusieurs indicateurs sont généralement retenus, comme le nombre de conflits et leurs dégâts directs et collatéraux, la prolifération des armes, l’importance des dépenses militaires (contenu, répartition entre les Etats et évolution), l’essor des actes terroristes (importance et diffusion géographique), la résurgence du fondamentalisme religieux, la persistance des conflits ethniques ou régionaux, l’efficacité des opérations de maintien de la paix de l’ONU, mais aussi le contenu du développement économique mondial (notamment sa répartition géographique et son évolution), les conditions de vie des citoyens du monde (la faim pose la question de la sécurité alimentaire), l’accès aux ressources des matières premières et énergétiques, le respect des normes écologiques et environnementales, le fonctionnement des marchés internationaux des capitaux et du travail et les puissances culturelles relatives dans l’éventualité d’un « choc des civilisations »[[Aujourd’hui, les sociétés sont souvent multiethniques, multiraciales et multireligieuses. L’identité nationale dépend de la qualité du processus de négociation entre ses composantes.]]. Alors que la fin de l’histoire a été annoncée une décennie avant l’an 2000, l’action militaire est à nouveau présente dans les stratégies des grandes puissances[[Jacques FONTANEL / Fanny COULOMB, « The genesis of economic thought concerning war and peace », Defence and Peace Economics, vol. XIX, n° 5 (n° spécial sur l’histoire de la pensée économique, dirigé par Fanny COULOMB / Renaud BELLAIS), oct. 2008.]]. Un « choc des civilisations » est susceptible d’apparaître avec le retour des menaces afférant au prosélytisme et à l’intolérance religieuse. Aujourd’hui, l’hégémonie américaine est d’autant plus contestée que sa société est en crise avec la permanence de la pauvreté et de la précarité, deux situations normalement combattues par le développement économique et par la perte progressive des valeurs morales de solidarité humaine.
Pour l’école « réaliste », le système international est anarchique, car les règles collectives, quand elles existent, ne sont pas respectées, en l’absence de toute sanction. Seul l’intérêt personnel et l’individualisme sont valorisés dans cette société libérale en situation de monopole. Cependant, « réduire l’intérêt général à sa seule dimension économique, ce n’est pas être neutre et objectif, c’est placer les valeurs marchandes au rang des finalités et de valeurs socio-culturelles supérieures à toutes les autres »[[R. PASSET, L’Illusion néo-libérale, Fayard, Paris. 2000, p. 50.]] . L’économie repose nécessairement sur une certaine conception de l’homme individuel et social. Il existe quatre fonctions essentielles à l’économie mondiale : l’alimentation, les soins, la sécurité et la libération des aliénations individuelles et collectives des hommes.
La sécurité humaine comprend deux caractéristiques. La première fait référence aux menaces chroniques comme la famine ou les maladies, sans que les droits nationaux et internationaux ne soient violés. La pauvreté, c’est aussi une privation de capacités et l’expression d’inégalités rarement justifiables au regard du mérite ou du travail. La seconde met en avant la crise soudaine qui intervient dans la vie quotidienne des gens, du fait des catastrophes naturelles, des guerres, de choix politiques inadaptés et de la criminalité. Le développement économique conduit à la conquête des droits sociaux et au chemin de l’épanouissement personnel et collectif. Cependant, l’économie n’est pas seulement un moyen pour l’homme de satisfaire ses besoins dans le temps, c’est aussi une arme de guerre dans le processus de la mondialisation. Un Etat puissant peut utiliser ce moyen pour contraindre une nation à respecter ses propres objectifs. Dans ces conditions, les Etats cherchent à renforcer leur économie par tous les moyens, des subventions cachées à l’utilisation de l’arme de la pénurie, des embargos aux boycotts, du gel des avoirs étrangers à l’exercice de l’arme financière[[Jacques FONTANEL / Manas CHATTERJI, « Introduction : the controversial economic question of peace and war », in Jacques FONTANEL / Manas CHATTERJI (dir.), War, Peace and Security », Emerald, 2008.]] . Le système mondial d’aujourd’hui fait état de rapports de force, de violences collectives ou de non-assistance à pays en danger. « La pression impitoyable de la concurrence mondiale met en péril la solidarité, cœur invisible du développement humain […] Il faut repenser la gouvernance nationale et mondiale, en l’axant sur le développement humain et l’équité »[[PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, De Boeck &Larcier, Paris/Bruxelles, 1999, pp. 7-8.]] .
Avant d’en revenir à l’idée d’une solidarité internationale équilibrée, la guerre s’invite toujours dans le monde d’aujourd’hui, avec ses coûts humains et ses destructions physiques et morales. Pour l’administration américaine, depuis 2001, le Congrès a fourni plus de 650 milliards de dollars pour la guerre en Iraq et 150 milliards de dollars pour celle d’Afghanistan, avec un coût mensuel total stabilisé à 14 milliards de dollars en 2009. Il s’agit des dépenses effectuées par le gouvernement américain, ce qui, évidemment, ne constitue qu’une partie des coûts totaux. Il faudrait ajouter toutes les destructions occasionnées par les destructions, les coûts opérationnels à venir, les engagements à long terme[[Si, pendant la Guerre du Golfe de 1991, les coûts opérationnels ont été payés par les alliés, laissant même probablement un bénéfice au budget américain, le gouvernement est toujours en train de payer 4 milliards de dollars par an en disability compensation aux anciens combattants. Cela n’inclut pas les frais médicaux et de sécurité social en faveur des anciens combattants et les maladies afférant à la guerre elle-même.]] (comme les pensions accordées aux anciens combattants) et l’ensemble des coûts liés aux destructions. Ces zones de conflits armés ont coûté plus de 120 000 vies iraquiennes et 4 000 américaines et blessé près de 800 000 personnes, dont 30 000 Américains. Deux millions de réfugiés ont quitté le pays, deux millions de personnes se sont ou ont été déplacées à l’intérieur de l’Iraq. Ensuite, il y a eu 1,5 million de personnes qui ont servi dans ces deux théâtres d’opération. 720 000 soldats sont sortis traumatisés et 250 000 sont traités dans les hôpitaux pour leur santé mentale. Un tiers des vétérans est inemployable, soit 15 000 personnes. Si la présence en Iraq se maintient jusqu’en 2017, le coût total de l’incidence de ces dommages à long terme devrait s’élever à 400 milliards de dollars. En outre, il faut aussi rééquiper les armes détruites, usées ou obsolètes, soit 10 à 15 milliards de dollars par année de dépenses supplémentaires. Il faudrait inclure le coût économique des blessés, la valeur du coût de la vie, de celui des anciens combattants et de leurs familles. Enfin, les coûts macro-économiques liés à l’influence de la guerre sur le prix du pétrole et sur le pouvoir d’achat des consommateurs sont estimés à près de 250 milliards de dollars par an. L’analyse de L. J. Bilmes fait état d’un coût allant de 1 100 à 2 200 milliards de dollars pour les Etats-Unis[[L. J. BILMES, Déclaration à la US House of Representatives/Committee on the Budget, 24 oct. 2007.]], selon la persistance ou non de la guerre entreprise. Si tous les coûts supportés par les Iraquiens et l’ensemble de l’économie mondiale sont pris en compte, le coût total devrait atteindre 3 000 milliards de dollars[[J. STIGLITZ / L. J. BILMES, The Three Trillion Dollars War. The True Cost of the Iraq Conflict, W.W. Norton, New York, 2008.]]. Le calcul du coût des conflits ou de leur dissuasion est considérable dans le cadre d’une économie en faillite de solidarité[[R. SMITH / J. FONTANEL, « International security, defence economics and the powers of nations », in J. FONTANEL / Manas CHATTERJI (dir.), op. cit.]] .
Ces chiffres sont à rapprocher de l’aide publique au développement – qui comprend des dons et des prêts bonifiés –, laquelle atteint aujourd’hui 100 milliards de dollars[[Ce chiffre est discutable, car le don fait référence à la solidarité, les prêts bonifiés à une culture du risque ou du soutien.]]. Pour Pierre Jacquet et Emmanuel Comolet[[Cf. leur article dans cette rubrique.]], la politique publique de l’aide publique au développement (APD) est engagée par défaut, sans stratégie mondiale claire. Pendant la Guerre froide, elle permettait de développer des « effets d’attraction » sur les pays nouvellement décolonisés, en vue d’acheter le soutien politique de ceux-là dans le conflit entre les pays occidentaux et l’URSS – et ses affidés. Aujourd’hui, les donateurs font plutôt référence à la bonne gouvernance, mais aussi aux principes généraux définis par l’ONU avec les Objectifs du millénaire pour le développement. Ainsi, la structure de l’APD devient plus orientée vers les questions sociales et l’Afrique sub-saharienne, au regard de l’échec relatif des fameux programmes d’action structurels. Cependant, les sommes engagées permettent d’abord de réduire l’endettement et non pas d’engager une nouvelle demande faisant appel aux fameux « effets multiplicateurs » keynésiens. Dans ces conditions, l’APD subit l’« effet Haavelmo » d’un moindre effet sur la croissance économique d’une demande autonome fondée sur la réduction d’impôt comparée à celle d’une augmentation des dépenses publiques. La question posée est donc de déterminer quelle est l’efficacité de cette aide en fonction de son utilisation dans le processus de réduction immédiate de la pauvreté, le financement des infrastructures, le développement rural ou la priorité à accorder à l’éducation.
L’investissement sur les biens collectifs mondiaux, comme la lutte contre les grandes pandémies ou la préservation du patrimoine mondial de la bio-diversité, est souvent jugé essentiel, mais il n’est pas toujours prioritaire dans les pays à forte concentration de pauvreté. En général, l’aide est d’autant plus efficace que les pays aidés sont à même de définir et poursuivre la satisfaction de leurs propres besoins présents et à venir. Les organismes privés (notamment les organisations non gouvernementales) privent les Etats de leur monopole de l’aide, même si ceux-là s’efforcent souvent de les accompagner dans leur démarche par des subventions ou des aides fiscales aux donateurs. Dans ce contexte d’aides multiples sans organisation centrale, les résultats restent décevants ou insuffisamment visibles au regard de l’effort caritatif et solidaire engagé. En outre, l’aide internationale n’est pas toujours conçue de manière satisfaisante, car elle n’est pas fondée sur un objectif économique légitime, elle fait surtout œuvre de solidarité face à la non-satisfaction des besoins essentiels et des droits de l’homme. Pour être plus efficace, l’APD doit devenir un instrument de développement des partenariats politiques et économiques entre pays aux niveaux de vie distincts. Elle est susceptible de favoriser la préservation des biens collectifs mondiaux et la mise en place de politiques de développement mondial durable, par une coordination des acteurs privés et publics que l’anarchie qui prévaut aujourd’hui ne saurait assurer.
Pour Alice Sindzingre[[Cf. son article dans cette rubrique.]], les pays en développement sont toujours en grande difficulté, ce qui donne ainsi une force particulière à la réalité des « trappes à pauvreté », lesquelles mettent en évidence de véritables cercles vicieux qui empêchent toute incitation économique à transformer les structures sociales en vue d’un progrès économique cumulatif. Quelques pays semblent prêts à sortir de cette trappe. Cependant, si la Chine a connu une forte montée en puissance, tournée vers une politique d’exportation, ses importations ont principalement concerné la recherche de ressources naturelles. Les échanges de la Chine avec les pays à bas revenus, notamment l’Afrique sub-saharienne, fondés sur des relations commerciales, des investissements et de l’aide, se présentent davantage sous la forme de troc, principalement d’échanges de matières premières contre des projets « clefs en mains ».
Dans ce contexte, les relations commerciales entre les pays en développement et les pays émergents ne sont pas toujours producteurs d’effets économiques et industriels positifs. Les progrès économiques obtenus par les pays du Sud pauvres ont surtout été le résultat d’une demande mondiale renforcée des matières premières ou de l’énergie au regard d’une offre limitée à court terme. Dans ce cas, les pays en développement se sont excessivement spécialisés dans les produits de base non transformés, ce qui les rend très dépendants des conjonctures de retournement. Ainsi, leur développement à long terme dépend de nombreux facteurs sur lesquels ils ne peuvent pas agir, notamment les modalités de financement, la régulation financière mondiale, les taux de change du dollar, la volatilité des prix et de la demande de leurs produits. Ces facteurs ne permettent guère d’engager des plans de développement à long terme. Le développement économique cumulatif passe par la diversification des productions, ce que n’ont pas su faire les pays africains. Deux causes peuvent alors être invoquées : d’abord, la prééminence des matières premières dans les exportations freine la diversification et l’industrialisation ; ensuite, les contraintes sur l’industrialisation sont si fortes qu’il ne reste que cette politique de spécialisation dans la production des matières premières et de base, au regard des facteurs concurrentiels défavorables que subissent les pays en développement en l’absence d’une protection des « industries naissantes » et d’un « développement des forces productives » suffisant.
L’hypothèse du déclin dans la structure des prix en défaveur des pays en développement n’est pas toujours vérifiée. L’entrée de la Chine dans la compétition mondiale est susceptible de renverser cette tendance, en réduisant le coût des produits manufacturés et en augmentant les prix des matières premières. Cependant, des deux effets favorables ne s’expriment pas seuls et les « effets pervers » ne manquent pas d’apparaître. En effet, les pays d’Afrique sub-saharienne subissent l’augmentation du prix du pétrole et la volatilité des prix internationaux de ces produits. Dans ce contexte, ils renforcent leur spécialisation, accroissant ainsi leur dépendance. L’industrialisation constitue le seul chemin de développement connu pour les pays situés aux premiers stades du développement. Certes, les ressources naturelles donnent une capacité de négociation vis-à-vis des donateurs traditionnels, mais cette stratégie a des effets limités, sans « propension nationale à l’investissement ». Les stratégies de croissance tournées vers l’exportation de biens manufacturés sont menacées par l’entrée de la Chine dans l’économie globale, car celle-là est également exportatrice de biens manufacturés.
L’Afrique devient un lieu de lutte entre les pays émergents et les grandes puissances économiques désireuses de diversifier leurs approvisionnements en pétrole, ce qui est le cas des Etats-Unis. Il en résulte un accroissement des guerres civiles et des processus de corruption. L’augmentation du prix des matières premières bénéficie d’abord aux firmes privées étrangères, souvent peu impliquées dans la fiscalité nationale des pays en développement. Les inégalités deviennent importantes, empêchant une utilisation locale des fonds ainsi recueillis au bénéfice des exportations de capitaux vers les pays occidentaux ou les paradis fiscaux. Il en résulte un « Dutch disease », lequel s’applique de manière endémique dans les pays en développement, avec une augmentation des prix des produits importés qui ne permet guère aux personnes les plus pauvres de se les procurer. En conclusion, la volatilité des prix des matières premières exerce un impact négatif sur l’économie des pays en développement déjà fortement spécialisés. Les succès économiques des pays émergents ont mis en lumière le rôle crucial des politiques industrielles soutenues par l’intervention active de l’Etat en vue du développement économique national, même si les réussites sont encore marquées par une précarité forte à l’égard des évolutions des marchés commerciaux et financiers mondiaux.
Pour Guy Feuer[[Cf. son article dans cette rubrique.]], la crise mondiale de 2008 met en évidence les défaillances des systèmes de régulation nationaux et internationaux. D’abord crise internationale du crédit, elle s’infiltre dans l’économie réelle selon des modalités et un rythme différents de pays à pays. Elle a éclaté aux Etats-Unis, suivi d’une vague importante vers les pays développés et les pays émergents. Les pays en développement ne sont pas encore violemment concernés, mais ils seront bien présents au moment de payer la facture finale. L’idéologie néo-libérale du désengagement de l’autorité publique a rompu l’équilibre entre le respect de l’intérêt général et la défense des intérêts particuliers. La dérégulation et la sophistication des techniques financières n’ont pas permis la réalisation optimale de cette « main invisible » qu’Adam Smith pronostiquait dans l’hypothèse d’une sécurité nationale et internationale établie et d’une monnaie internationale basée sur l’or. La contradiction d’un système économique mondial fondé sur une monnaie nationale qui, pour fournir le monde en liquidités, doit être créée par un pays déficitaire financièrement et commercialement, a été renforcée par l’endettement du gouvernement des Etats-Unis et des Américains et par des procédures financières de titrisation et de recours aux produits dérivés sans contrôle des risques, ni prise en compte du long terme dans les choix d’investissement. Il en a résulté une crise économique qui a mis en évidence une crise morale profonde.
Le primat du marché et de la maximation des profits individuels a provoqué une crise morale, éthique st psychologique. Les finalités de la vie économique moderne se sont éloignées des fondements d’une économie qui suppose aussi la prise en compte des acteurs, les hommes, et non simplement des fonctions, des activités et des intérêts individuels. Dans l’esprit de la plupart des agents économiques, du trader aux gouvernements, des patrons d’entreprise aux banques, du spéculateur au consommateur, le culte de l’argent et de la consommation s’est installé comme une évidence, conduisant alors à des dérèglements psychologiques aux graves conséquences éthiques et économiques. Toute la culture moderne a été imprégnée de ces idées et comportements, conduisant à l’aveuglement et à l’irresponsabilité collectifs. Pour G. Feuer, il faut définir un fonds commun de valeurs morales, sur lequel peut être fondée une gouvernance économique et financière mondiale, définie par le canal de conférences internationales organisées sous les auspices de l’ONU. Le marché a besoin du droit et de son respect. Il ne peut plus être conduit, organisé, vampirisé par une oligarchie qui la contourne, la modifie, la manipule, lui enlevant ainsi toutes ses qualités d’équilibre spontané. Or, si le fonctionnement du marché crée déjà des inégalités, pourquoi donc les accroître par la gouvernance privatisée des entreprises et des banques multinationales, qui développe des tendances anarchiques tristes, lesquelles privilégient cependant sans cesse la richesse des nantis et augmentent les frustrations des autres couches sociales. Au fond, l’analyse de Marx[[Pour les tenants de l’Ecole de Chicago, dont les membres, bardés de prix Nobel d’économie, ne se sentent en rien responsable de cette crise, la simple évocation des analyses de Marx est, pour le moins, un manque de tact et de référence scientifique adaptée.]] pourrait expliquer partiellement le contenu de cette crise. La mondialisation libérale conduit à la violence, au refus de l’autre et à la crise identitaire. C’est une globalisation « sauvage », qui prend prétexte du concept de marché régulateur pour en faire une salle de jeu de poker dans lequel certains jouent l’argent des autres. Il faut en revenir aujourd’hui à l’esprit qui a présidé à la mise en place des plans de relance keynésiens, en valorisant les coopérations entre les Etats et en utilisant les modèles stratégiques de la théorie des jeux conduisant à des résultats coopératifs de type « win-win » (gagnant-gagnant), partiellement en-dehors du cadre limité de la compétition économique et aux politiques de « beggar-thy-neighbour ».
Pour Frank Lirzin[[Cf. son article dans cette rubrique.]], la gouvernance économique est en crise. Le déclin de l’industrie héritée du XIXe siècle, le remplacement du système fordiste, la révolution numérique et l’innovation moderne conduisent à la multiplication des crises, du fait de la complexité des marchés financiers et d’une gouvernance mondiale affaiblie. La crise des subprimes, purement américaine, provoque une récession mondiale, par le bien connu « effet domino ». Aujourd’hui, les autorités publiques sont revenues sur le devant de la scène. Tout le système financier ne s’effondre pas dans la crise grâce à leur appui et à leurs garanties. Les institutions internationales ont été dépassées, même si l’Union européenne a pu témoigner de sa relative solidité et unité devant la tempête économique. La crise financière s’inscrit dans un carrefour de difficultés économiques, du krach boursier à la hausse du prix des matières premières, du déséquilibre de la balance des paiements américaine à l’endettement public mondial (notamment des Etats-Unis). Cette « tempête parfaite » (perfect storm) est particulièrement difficile à contrer, car les instruments disponibles pour résoudre un problème (comme la question des subprimes) n’est pas favorable à la solution d’une autre crise (le désendettement de l’Etat américain). Pour Lirzin, la crise financière de 2008 est fondamentalement une crise de « deleveraging », c’est-à-dire de liquidation des dettes par les banques ou des hedge funds. Les banques d’affaires impliquées dans les marchés des subprimes sont devenues insolvables, rachetées par des concurrentes, puis par l’Etat, ou soutenues financièrement par les autorités publiques.
La perte de confiance est profonde – et avec elle la liquidité – et les Etats engagent souvent leur propre solvabilité pour résoudre les effets des excès des banques spéculatrices. Pendant la crise, la coordination des agents financiers a été correcte, mais les cours de la Bourse ont très vite dégringolé. Derrière l’unité du plan européen, les stratégies nationales divergent au regard de la situation particulière de chaque pays. La crise a mis en évidence les faiblesses de la gouvernance mondiale hypnotisée par les vertus supposées régulatrices des marchés, au rang desquelles il est possible de souligner l’inefficacité de sa transmission d’informations, son impuissance à réagir rapidement devant la complexité des marchés internationaux et sa mauvaise perception des risques afférents. La crise financière est fondée sur la perte de confiance des agents économiques sur la valeur des crédits titrisés. Aujourd’hui, les banques centrales sont redevenues des interlocuteurs privilégiés des acteurs financiers.
Face à cette crise, il est nécessaire dans un premier temps de contenir les effets de l’éclatement de la bulle financière et de lutter contre sa réapparition, de recapitaliser les banques, d’apporter des garanties au marché interbancaire par le rachat des « junk bonds » et d’avoir recours à une meilleure transparence et à une véritable régulation du système financier.
Il est nécessaire de créer une autorité régulatrice centrale, afin d’éviter le « chacun pour soi » des pays. Dans ce contexte, la Banque centrale européenne (BCE) doit faire appel aux autres banques centrales et aux gouvernements nationaux. La BCE, avec de nouveaux statuts, doit repenser les objectifs de la politique monétaire au regard des nouvelles évolutions, notamment l’intervention croissante des Etats dans le système bancaire mondial. Avec la crise, elle a acquis plus de responsabilités, mais celles-là devraient être contrôlées par le Parlement européen. Une solution mondiale serait aussi opportune, dans le même esprit que celui qui avait présidé à l’instauration des institutions internationales de Bretton Woods.
2009 commence avec de gros nuages économiques et sociaux. La science économique n’a pas été en mesure d’apporter des solutions à cette crise, tout juste peut-elle l’expliquer a posteriori. C’est un paradoxe que de considérer que ces économistes bardés de distinctions, qui ont souhaité élever au niveau d’une science une discipline aux forts relents politiques, n’aient pas la lucidité de remettre en cause leurs hypothèses de base, fondées sur la rationalité des hommes et la capacité des marchés à tout réguler, afin d’apporter leurs compétences aux problèmes graves de notre époque. Au XIXe siècle, de nombreux économistes, souvent d’ailleurs aussi philosophes, affirmaient que, du fait des connaissances acquises en économie, les hommes comprendraient que les guerres sont inutiles et que le respect de l’économie de marché conduisait nécessairement, au regard des interdépendances qu’elle suppose, à la meilleure situation possible pour les conditions de vie des personnes. Aujourd’hui, les économistes ont souvent tendance à justifier le système en place. Au lieu de se préoccuper des coûts de l’homme (nourrir les hommes, les soigner et les libérer), ils deviennent les dévots d’un système qui n’est ni blanc ni noir, mais gris. Si l’économie de marché n’est pas en soi condamnable, il est nécessaire que les économistes s’interrogent sur le point de savoir comment il est possible de la réguler pour l’empêcher de sombrer dans la crise et lui donner l’occasion de témoigner de sa force et de sa pertinence. Keynes en son temps y avait réussi théoriquement, mais il n’avait été suivi qu’après la guerre, guerre qu’il n’avait bien sûr pas pu empêcher.