Pour se trouver, certains peuples doivent s’inventer. C’est ainsi qu’après tant de convulsions douloureuses, Français et Allemands ont inventé l’amitié qui les unit et qui fait désormais partie de leur identité respective. Il y a cinquante ans, la signature du Traité de l’Elysée par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer (22 janvier 1963) scellait la réconciliation entre les deux pays. Le prestige de ce Traité tient moins à l’acte lui-même, dont un préambule ajouté par le Bundestag avait enlevé la portée souhaitée par le Général, qu’au mythe fondateur auquel les deux dirigeants de l’époque étaient parvenus à donner vie. C’est ce mythe fondateur qui sera créateur de réalités politiques, au fil des consultations régulières prévues par le traité.
Ces réalités politiques se sont développées sur plus d’un demi-siècle à travers un nombre très important d’accords et de positions communes, tant au niveau européen qu’international : cela ressort de différentes initiatives des deux pays, notamment la fondation de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) dès 1963, la création d’organes de consultation et de décision tels que le Conseil économique et financier franco-allemand ou le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité en 1988, la constitution d’une brigade franco-allemande en 1989, l’intensification des rencontres informelles, notamment à travers le Processus de Blaesheim (2001), la création d’une Université franco-allemande en 1997 ou encore la mise en place, en 2003, d’un Conseil des ministres franco-allemand biannuel destiné à rapprocher les processus de décision des deux gouvernements. Cette dynamique a en outre été accompagnée par de nombreux projets issus de la société civile ou de coopérations économiques.
Ce rapprochement sans précédent entre deux ennemis héréditaires ne doit cependant pas dissimuler les difficultés que traverse actuellement la relation entre les deux pays. S’éloignant d’une alliance initialement fondée sur la réconciliation et la construction de la paix, la France et l’Allemagne peinent à refonder la dynamique d’une relation s’adressant à des générations qui n’ont pas connu la guerre et dont les interrogations se tournent davantage vers l’avenir. Le « vers où s’oriente notre relation privilégiée ? » prend nécessairement le pas sur le « d’où provient notre relation privilégiée ? ». Or, on observe que les deux Etats ont de plus en plus tendance à se replier sur leurs intérêts nationaux et ce qui, hier encore paraissait relever de l’évidence au-delà des « bonnes raisons » économiques et politiques nécessite aujourd’hui une justification. La « désémotionnalisation » (Versachlichung) inévitable de la relation a laissé la place à davantage de froideur et les accolades parfois excessives dissimulent mal la distanciation certaine des responsables politiques.
Il n’en demeure pas moins que la construction européenne reste au cœur de la relation franco-allemande ; elle en est un principe fondateur. Si les deux pays ne peuvent faire l’Europe à eux seuls, l’Europe ne peut se faire sans eux. A cet égard, leur relation conserve un caractère exemplaire pour qu’ils puissent incarner un moteur dans ce domaine. Toute atteinte au projet européen constitue nécessairement une atteinte à la relation particulièrement étroite développée par la France et l’Allemagne.
La dissymétrie économique entre les deux partenaires constitue aujourd’hui l’une des difficultés devant être surmontées afin de prévenir un déséquilibre structurel qui mettrait en péril la substance même du processus de concertation en place. Ce rapport de force n’est pas une fatalité et on observe qu’il était inversé au début des années 2000, l’économie française étant alors plus performante que celle de l’Allemagne. Cependant, la crise internationale actuelle exacerbe autant les tensions économiques et politiques que les doutes de l’Allemagne sur les capacités d’un redressement rapide de la France. A cet égard, on peut remarquer l’acrimonie inhabituelle d’une partie importante de la presse allemande à l’endroit de la politique économique de la France et des élites qui la mettent en œuvre. Même si la crainte allemande d’avoir à céder une partie de sa puissance économique actuelle acquise au prix de difficiles réformes au début des années 2000 reste compréhensible, cette dégradation du climat médiatique, qui influe sur les perceptions sociétales de part et d’autre du Rhin, ne doit pas s’accroître. Dans une période difficile, la culture de la défiance est un exercice dangereux, alors que celle de la confiance serait essentielle.
C’est ainsi que des divergences significatives se font jour, comme en témoigne cette rubrique, notamment dans les domaines économique ou énergétique. Cela ne semble pas pour autant constituer un obstacle diriment à la qualité de la relation que la France et l’Allemagne peuvent encore cultiver, soit parce qu’elles sont surmontables – même en ce qui concerne la politique à tenir pour sortir de la crise –, soit parce qu’elles constituent des différences de choix ou de perception qui ne remettent pas en cause de façon substantielle le rapprochement des deux pays et qui peuvent potentiellement s’avérer complémentaires. La période de transition que traverse actuellement le couple franco-allemand est également politique. Après l’élection de François Hollande en mai 2012, les élections législatives allemandes de septembre 2013 constitueront l’autre grande échéance politique susceptible d’influer sur l’orientation à venir de la relation des deux pays : continuité si le parti du chancelier Merkel arrive en tête et parvient à former une coalition ou inflexion si le SPD réussit à s’imposer à la tête du gouvernement. Cependant, même dans cette seconde perspective, il est peu probable que l’Allemagne s’éloigne beaucoup des dogmes économiques qui ont été les siens jusqu’alors. La différence apparaîtrait probablement davantage dans la forme.
Le prolongement de la période de latence traversée par la relation franco-allemande depuis l’alternance politique à la tête de l’Etat est donc suspendu aux effets des mesures économiques et fiscales prises par la France en faveur de son redressement économique et à l’évolution de la situation politique intérieure de l’Allemagne. Le rétablissement d’une certaine égalité entre les deux partenaires qui permettrait de mettre en avant le caractère exemplaire de leur relation constituerait indubitablement l’un des éléments dynamiques favorables à une sortie de crise de l’Europe. Il convient donc de ne pas oublier qu’au-delà des aléas, de quelque nature qu’ils soient, l’entente franco-allemande demeure une nécessité fondamentale tant elle peut donner aux deux pays et à travers eux à l’Europe la possibilité de tenir une place autonome dans le monde dominé par les grandes puissances du XXIe siècle.