Justices internationales

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JUSTICE, JUSTICES

Les questions que soulève la justice dans la société internationale et dans les sociétés internes sont de même nature. Ce sont les réponses qu’elles suscitent qui sont différentes. Sur le plan international, elles demeurent éclatées et partielles, à la mesure d’un système juridique sans autorité publique centrale, qui doit fonctionner sur la base de l’accord entre Etats. On conçoit aisément que la justice n’est pas leur souci principal. Les relations internationales, on le sait, sont l’empire de la puissance. Or l’empire de la puissance et l’empire de la justice sont incommensurables. Ils n’ont pas de frontières communes, même s’ils ont des conflits de frontière.

Admettre l’unité de la justice comme question ne résout pas le problème. Lorsqu’on s’interroge sur la notion, on est assailli de définitions multiples, de prétentions différentes, d’exigences contradictoires. Des volumes n’y suffiraient pas. Au demeurant, ils sont déjà écrits : qui n’a son florilège ? On est alors tenté par le relativisme, l’abandon, le cynisme. Et pourtant si la justice vient à faire défaut, rien ne peut la remplacer. Elle est un peu comme l’air que l’on respire, invisible mais vitale. Au fond la justice n’est mesurable qu’à l’aune de l’injustice, de la frustration qu’elle suscite, voire de la violence qu’elle provoque. C’est dire que la justice est en vérité constitutive du lien social, mais aussi qu’on ne la saisit qu’en creux, qu’elle n’est que la perception d’un manque, le sentiment d’un besoin, qui va revêtir des formes et des contenus divers dans le temps et dans l’espace – mais aussi suivant les systèmes juridiques organisés.

Nous glissons ainsi du côté des réponses. Injustice, avons nous dit : elle est toujours un moment de crise d’une règle, d’un ordre. Les maintenir, les rétablir, le cas échéant les réformer suppose des réactions organisées, à tout le moins prévues et autorisées. Comment y parvenir ? Comment réagir face aux atteintes à la justice ? Quatre voies se proposent suivant les cas, suivant les atteintes, suivant les demandes : résister ; réprimer ; réparer ; réformer. Il s’agit parfois d’appliquer des normes, mais parfois aussi de les changer. Ces quatre voies existent sur le plan international comme sur le plan interne, même si elles s’ouvrent sous des formes particulières et parfois embryonnaires.

Résister ? C’est la légitime défense, équivalent de la résistance à l’oppression, mécanisme à la fois fondamental et exceptionnel, véritable droit naturel. Elle peut impliquer la violence, violence réciproque, sans médiateur : on frappe qui vous frappe. Forme primitive, qui risque d’abolir le lien social et que tous les systèmes organisés n’acceptent que de façon restrictive parce qu’elle les menace autant qu’elle les maintient. Si la résistance est organisée, c’est par exemple le droit d’ingérence, voire l’intervention d’humanité, pour faire cesser des atteintes insupportables aux personnes.

Réprimer ? C’est la justice pénale. La sanction apure, épure, exclut, retranche le coupable, même temporairement. Si elle n’est pas pure vengeance, loi du talion, droit de se faire justice à soi même, simple état de nature, elle suppose à la fois une conscience aiguë de valeurs communes et des institutions publiques fortes. Ces institutions substituent la sanction sociale, collective, à la vendetta. C’est dire que la justice internationale pénale est la dernière venue, et qu’elle reste en chantier. Il faut que les Etats renoncent à exercer leur propre compétence pénale, acceptent que des juridictions qui leur échappent largement sanctionnent même leurs ressortissants. Ils ne le font pas sur le plan européen, ils ne l’acceptent qu’avec parcimonie sur le plan universel.

Réparer ? C’est la justice civile ou son équivalent. Elle écarte le recours à la violence pour lui substituer l’intervention d’un tiers arbitre, qui attribue ou restitue son droit à chacun. Dans la société internationale, où les droits en cause sont ceux des Etats et d’eux seuls, c’est la Cour internationale de Justice de La Haye, ou des tribunaux arbitraux. Elle est aussi la forme la plus ancienne de justice internationale, quoiqu’elle se soit surtout développée au XXe siècle. Plus récemment, c’est aussi la sauvegarde des droits des personnes, des individus, contre les empiètements de leur propre Etat. Cette protection judiciaire des droits de l’homme ne s’épanouit guère que dans le cadre européen, et n’est guère qu’à l’état de rêve sur le plan universel.

Réformer ? C’est le changement des règles inadaptées, insuffisantes ou défaillantes au nom d’un autre idéal de régulation et de justice. Le changement peut être sollicité en tous domaines, et le champ international s’étend sans cesse : armements, économie, environnement, relations sociales …

On peut également reprendre cette typologie d’abord par rapport au temps, ensuite par rapport au droit. Par rapport au temps, résister relève de l’urgence, de l’immédiateté. Réprimer a toujours quelque chose de rétrospectif, c’est le passé que l’on lave, et le devoir de mémoire en est le signe. Réparer est la tâche du présent : il faut rétablir le droit de chacun. Réformer est en revanche projeté vers l’avenir, décide et oriente pour le futur. Par rapport au droit, réprimer et réparer sont normalement des processus judiciaires, parce qu’il s’agit d’appliquer les règles en vigueur. Résister et réformer relèvent davantage de réactions ou de demandes par nature plus spontanées et d’une organisation plus délicate. C’est le domaine de l’action individuelle ou collective, et aussi l’empire du politique. Il s’agit, dans le premier cas, de déroger à la règle pour mieux la sauver, et dans le second de changer la règle pour préserver la pertinence et l’efficacité d’une régulation juridique.

L’unité se retrouve en définitive dans la méthode : la justice, quelques en soient les instances, repose sur un examen rationnel et contradictoire des positions adverses et sur des solutions qui recherchent la conformité au droit aussi bien qu’à l’équité.