L’Amérique latine

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CHRONIQUE D’UN REVEIL ANNONCE

L’Amérique latine, terre de contrastes : la formule est devenue un cliché des manuels scolaires. Les images d’elle qui s’imposent à nous – celles de la violence meurtrière qui couve sous la fête d’Orfeu negro, celles des figures révolutionnaires, de Zapata au « Che », qui se dressent contre des dictatures sanglantes, celles de la latifundia richissime et de la favela, d’un Eldorado aux inépuisables ressources à la pollution et à la destruction des équilibres naturels, des mégapoles inhumaines et du vide des grands espaces forestiers ou fluviaux, et aussi celle d’un catholicisme dominant mais désormais concurrencé par l’essor d’églises protestantes – rendent imparfaitement compte d’un continent qui a connu un métissage des peuples et des cultures unique au monde. Porteuse d’identités contradictoires qui lui rendent malaisé de se définir par rapport à elle-même, l’Amérique latine n’en éprouve que plus de difficultés à se définir par rapport à son puissant voisin du Nord ou au reste du monde.

Par rapport à elle-même, puisqu’il serait plus juste de parler des Amériques latines que de l’Amérique latine au singulier. C’est vrai sur le plan géographique, puisque, du Mexique à la Terre de Feu, du littoral à la Cordillère des Andes on rencontre toutes sortes de paysages et de climats ; sur le plan géopolitique – Atlantique, Pacifique, Nord, Sud, elles balancent entre les deux ; sur le plan historique, avec le double héritage espagnol et portugais, sans parler d’autres influences européennes minoritaires, allemande, britannique, française, italienne, néerlandaise, ou encore asiatiques … ; sur le plan du peuplement, puisque les populations d’origine indienne conservent une place importante, mais que la façade atlantique connaît un fort apport d’origine africaine, tandis que dans le Cône Sud la population d’ascendance européenne s’est imposée. C’est également vrai sur le plan politique. D’abord parce que la diversité des Etats n’a jamais pu être résorbée au profit d’un mouvement d’unification comparable à la construction européenne. Ensuite parce qu’on ne saurait parler d’un modèle politique latino-américain – ou alors de façon simplement négative : difficulté d’enraciner liberté et stabilité politiques – Jefferson écrivait dès l’indépendance de ces colonies qu’il ne fallait pas confondre la libération avec la liberté – difficulté aussi d’implanter l’Etat, avec sa culture de service public, la prévalence de l’intérêt général sur les prédations individuelles, une justice commune substituée à la violence institutionnelle, insurrectionnelle ou répressive …

Par rapport aux Etats-Unis, qui se sont d’abord efforcés de protéger l’indépendance du continent contre les entreprises de recolonisation européenne, et l’ont fait avec succès, mais au profit de leur propre domination, maintenant les Etats individuellement et le continent dans son ensemble dans une sorte de minorité politique, tendant parfois à le considérer comme une banlieue un peu délinquante, qui demande à être surveillée de près … Un numéro récent de Foreign Affairs se pose la question de savoir si les Etats-Unis ne sont pas en train de perdre l’Amérique latine, manière de dire que c’était légitimement un espace sous contrôle. On connaît la formule mélancolique : « si loin de Dieu et si près des Etats-Unis …» Le mélange de fascination et d’exaspération que provoque cette suprématie du grand voisin – pas si voisin au demeurant vu l’immensité des distances – n’a pu encore être surmonté, et l’Amérique latine a subi négativement les conséquences du conflit Est-Ouest qui a alimenté guerres civiles, tentatives de subversion soviétiques et soutien du Nord à des dictatures anti-communistes. Qu’en est-il aujourd’hui, où un mouvement d’émancipation endogène semble se dessiner de plusieurs côtés, avec l’arrivée au pouvoir de dirigeants régulièrement élus et affirmant à des titres divers leur autonomie ? Où ce mouvement ne s’en distancie pas seulement sur le plan politique mais aussi et surtout sur le terrain économique, résistant à des tentatives de regroupement intercontinental en leur opposant des accords purement régionaux ? La question est ouverte, mais la réponse ne dépend pas que de l’Amérique latine elle-même, elle tient également à l’évolution de ses rapports avec le reste du monde.

Pour le reste du monde, on songe d’abord à l’Europe, pour qui l’Amérique latine n’a longtemps été, en dépit d’une présence économique certaine au XIXe siècle, que terre d’aventure ou d’émigration. Le mot cruel de Clemenceau au sujet du Brésil semblait pour nombre d’Européens s’appliquer à l’ensemble : pays d’avenir et qui le resteront. La situation a changé avec la construction européenne, surtout sur le plan économique en raison de l’ouverture et de la multiplication des échanges, soit interrégionaux, soit universels. Mais les principaux pays européens, à l’exception sans doute des anciennes puissances coloniales, n’ont pas une vision d’ensemble du continent – plutôt une logique d’intérêts, quelle que soit la sympathie ou la proximité culturelle. Sur le plan mondial, l’Amérique latine s’est rarement affirmée par des positions communes, comme ce fut un temps le cas pour l’extension des compétences des Etats côtiers dans les espaces maritimes, ou en matière de désarmement nucléaire. Elle tend aujourd’hui à émerger par la promotion de ses intérêts dans les instances internationales, OMC, G 20 face au G 8, mais davantage par l’entremise de ses grands Etats – et surtout le Brésil – qu’en tant qu’entité constituée et solidaire. Des ressortissants de pays latino-américains ont occupé avec succès des fonctions importantes dans les organisations internationales. L’impact de la « mondialisation » sur l’avenir du continent reste cependant incertain. L’Amérique latine est le type même d’espace géopolitique qui pourrait en être remodelé, multipliant ses partenariats et accélérant son développement, en s’appuyant en particulier sur le levier des accords sous-régionaux – mais toujours soumis à la pesanteur de son puissant voisin.