Wikileaks : silence, on tourne la page

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Le feuilleton Wikileaks a occupé les médias au commencement de l’hiver. La publication d’un vaste ensemble de dépêches diplomatiques américaines, par nature confidentielles quoique non secrètes, a ému responsables politiques de tous pays et suscité l’amorce d’un débat public qui en définitive a tourné court. On s’est rapidement davantage interrogé sur la personnalité de Julian Assange, Australien à l’origine de ces divulgations, récidiviste, adepte de la transparence et désireux d’illustrer l’hypocrisie d’un système international, en l’occurrence de la puissance qui se vit elle-même comme hégémonique, les Etats-Unis. On a ensuite tenté de le diaboliser en lui prêtant vices privés et irresponsabilité publique. Sur ces bases on l’a menacé des foudres de la justice, on a entrepris d’assécher ses ressources, on l’a privé d’asile. Il est ainsi devenu une sorte de Salman Rushdie de l’Occident, objet d’une fatwa informulée, coupable de sacrilège pour oser s’attaquer aux confidences diplomatiques, mettant ainsi en cause la sécurité de l’Etat, de ses combattants et de leurs soutiens. Au moins n’était-il plus possible de l’éliminer physiquement, protégé qu’il était devenu par le retentissement de l’affaire.

Puis le silence est revenu. La mort médiatique semble au bout du compte l’arme la plus efficace pour écarter le péril de la transparence. Les événements dont on ne parle pas n’existent pas. Ce que l’on sait par exemple des atrocités commises par certains dirigeants du Kosovo demeure ignoré, oublié par la justice internationale pénale, enfoui dans le silence complice des grands organes d’information. Le zapping des nouvelles est une grande ressource, qui permet de passer d’un scandale à l’autre et répand sur tous un oubli purificateur, qui conduit parfois même à n’en point parler du tout. Une variante préalable au silence avait été fournie par une tentative de neutralisation des documents publiés par Wikileaks. Elle consistait à affirmer d’un côté que Wikileaks n’apprenait rien à personne, que le contenu des informations était déjà bien connu, et de l’autre que, finalement, ce qu’elles montraient c’étaient la qualité et le professionnalisme de la diplomatie américaine, la précision et la sagacité de ses analyses.

Il est clair que publier ainsi des dépêches qui n’ont vocation à l’être que nombre d’années plus tard, comme documents d’archives pour historiens, une fois qu’elles auront perdu leur utilité pratique et leur nocivité éventuelle pour leurs auteurs, pose problème. La confidentialité est une garantie de sincérité, et ces dépêches ont des destinataires identifiés, seuls habilités à en connaître. Un Etat, même pleinement démocratique et respectueux du droit, ne peut fonctionner si les documents préparatoires à ses décisions, si les éléments et analyses qui l’informent, si les positions de ses agents sont immédiatement portés sur la place publique. Ce qui est vrai pour les affaires commerciales et les échanges économiques l’est également sur le plan politique. Entre transparence, droit à l’information d’une part et protection des sources comme des contenus d’autre part, un équilibre doit être trouvé, qui est un équilibre entre droits des citoyens et prérogatives de la puissance publique ou sauvegarde des intérêts privés.

Cet équilibre, Wikileaks l’a volontairement rompu, au nom d’une sorte de droit naturel, d’insurrection légitime contre une politique jugée nocive, et d’abord mensongère. De telles ruptures ne sont pas nouvelles. Après tout, les scandales révélés par les médias dans les démocraties occidentales ont pour la plupart été alimentés par des transgressions, par la publication de documents qui n’avaient pas vocation à l’être. La liste en serait trop longue, et chacun a des exemples à l’esprit. Ce qui a frappé dans Wikileaks est à la fois l’abondance des documents, qui ne visent aucune affaire en particulier, et leur diffusion universelle, l’informatique les mettant à la portée de tous. S’y ajoute l’inégalité des cibles, puisque les pays démocratiques semblent plus vulnérables, les informations qui en émanent ou les concernent plus accessibles. La Chine, la Russie par exemple, les régimes autoritaires de façon générale se protègent mieux. Jean-François Revel faisait justement observer que les scandales publics n’éclatent guère que dans les démocraties et que c’est là un élément de leur supériorité.

En l’occurrence, les données de Wikileaks comportent aussi des éclaircissements sur les positions de régimes variés, puisque les dépêches publiées concernent les contacts que les diplomates américains ont développés avec eux. C’est ainsi non seulement la politique américaine qui se trouve portée sur la place publique, mais encore celle d’autres Etats, également fondés à s’inquiéter. Il en résulte un risque de perte de confiance dans les diplomates américains à l’étranger, et pour eux une difficulté ultérieure à maintenir des contacts ouverts avec des interlocuteurs qui ne sont plus assurés de la confidentialité de leurs propos. Cela est particulièrement inquiétant pour les collaborateurs des Américains dans les pays en guerre, qui risquent de souffrir de relations trop proches. Cela pourrait aussi affecter certains gouvernements, voire souligner leur faible cohésion. On est ainsi très surpris d’apprendre que l’actuel chef de l’Etat français s’est rendu à l’ambassade américaine pour critiquer la position du gouvernement, dont il alors était membre, sur l’Iraq. Mais la presse française, bien qu’éclairée par Wikileaks, a su garder à se sujet une réserve prudente …

Quant à ce que l’on peut apprendre des positions et postures diplomatiques américaines, trois éléments semblent se détacher, que l’on pouvait certes pressentir, mais dont on ne mesurait pas nécessairement la profondeur. D’abord, le caractère très intrusif des ambassades d’outre atlantique, qui ont tendance à s’ingérer dans tous les aspects de la vie publique des Etats d’accueil. Ensuite, la proximité, voire la confusion qui existe entre diplomatie et renseignement. Certes, les ambassadeurs ont été traditionnellement considérés comme des espions légaux, mais la distinction fonctionnelle entre les deux activités est importante, parce qu’aucun interlocuteur sérieux ne saurait accorder sa confiance à un diplomate étranger s’il pense qu’il appartient aux services. Apparemment les Etats-Unis n’ont pas cette pudeur, ou ne jugent pas utile cette précaution. Enfin, l’égocentrisme américain, une certaine forme d’autisme, qui voit les diplomates plus soucieux d’intervenir dans les affaires des Etats hôtes et d’y promouvoir les intérêts américains que de chercher à comprendre et à transmettre les positions des autres Etats – quitte à ne pas les approuver, mais au moins à les prendre en compte.

Une exception toutefois : dans l’affaire géorgienne en 2008, les documents Wikileaks semblent indiquer que les diplomates américains ont accepté sans recoupements et sans contradictoire les positions du gouvernement géorgien, se laissant ainsi abuser par une propagande unilatérale. Pour le reste, la liberté de ton des dépêches, le caractère personnalisé des jugements sur les responsables des pays d’accueil sont remarquables. On a parfois tendance à penser que le rôle d’informateur des diplomates a fortement décru, puisque dans nombre de pays tout est public, et qu’une bonne revue de presse est plus riche d’informations utiles qu’une dépêche. Les documents publiés infirment cette analyse, et la nature comme la diversité des contacts américains dans un pays donné sont de bons indices de la soumission de ses classes dirigeantes à la puissance hégémonique. On mesure aussi combien les Etats-Unis n’ont pas dans leur esprit d’alliés mais bien plutôt des clients. Reste cependant à savoir si tous les Etats ne se comportent pas de la même manière, bonne conscience, voyeurisme, égoïsme, condescendance.

Wikileaks ne nous renseigne pas à ce sujet, puisque les dépêches connues ne proviennent que des Etats-Unis. Peut-on alors dénoncer un acharnement anti-américain, une obsession maladive et unilatérale ? Intervient alors la manière dont les documents ont été rendus publics, et qui a respecté certains principes de précaution. D’abord, un filtrage a été opéré par de grands organes de presse – dont l’un des principaux quotidiens américains -, qui ont opéré leur propre sélection. Ensuite, les noms des personnes qui pouvaient courir des risques du fait d’une publicité néfaste ont été occultés, autant pour des raisons juridiques que de sécurité. Enfin, on ne trouve sauf erreur dans les dépêches choisies aucune donnée très actuelle, qui pourrait porter préjudice à des politiques publiques en cours ou envisagées. Wikileaks a certes pris de l’avance sur des publications, ou des mises à disposition, qui n’auraient du intervenir que dans quelques décennies. Les rendre publiques a été, pour utiliser un vocabulaire diplomatique, prématuré. M. Assange est intempestif. Il n’en est pas pour autant condamnable car il appartient à l’Etat de défendre la confidentialité de ses communications, et il est le premier responsable lorsqu’il échoue à le faire.