ThucyBlog n° 11 – Coronavirus : le récit d’une épidémie

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Par Marie Roy, 17 février 2020

« Et pour dire simplement ce qu’on apprend au
milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus
de choses à admirer que de choses à mépriser » 
Albert Camus, La Peste

Le 31 décembre 2019, la Chine alerte l’Organisation mondiale de la Santé, inquiétée par l’apparition de plusieurs cas de pneumonies sévères causées par un virus inconnu dans la province de Hubei. Une semaine plus tard, des scientifiques chinois annoncent que ce virus appartient à la famille des coronavirus, et l’identifie sous le nom de « 2019-nCoV » puis « Covid-19 ». Les premiers cas recensés ayant tous fréquentés le même marché aux poissons de la ville de Wuhan, l’hypothèse d’une zoonose (maladie transmise par les animaux) est privilégiée. Le risque de transmission interhumaine, initialement considéré comme nul ou faible est finalement établi, en raison de la survenue de pneumonies dues à ce virus chez des personnels soignants chinois s’étant occupés des premiers patients malades. La réponse d’abord « modérée » de l’Organisation mondiale de la Santé a ainsi pu être mal comprise, au moment où les médias commencent à s’intéresser à cette maladie inconnue.

Les premiers articles parus dans la presse internationale mi-janvier évoquent alors un « virus tueur » venu de Chine, et le monde entier s’inquiète : sommes-nous prêts à faire face ce nouveau mal ? Les mesures prises sont-elles suffisantes ?

Ces réactions rappellent une autre crise sanitaire récente, celle d’Ebola[1], mais aussi celle de la grippe aviaire en 2009 ou du SRAS en 2005. L’on remarque alors qu’elles partagent de nombreux points communs, sans lien avec la dangerosité réelle du virus ou de la bactérie responsable de la maladie. Les épidémies ont une « forme dramaturgique » : elles commencent à un instant T, agissent sur une scène limitée dans le temps et l’espace, suivent un scénario dont la tension ne cesse de s’accroître, se transforment en une crise individuelle et collective, puis retombent avant de disparaître. Comme un dramaturge choisi un thème et crée le développement de son intrigue, une société donnée construit ses réponses caractéristiques à une épidémie. Intéressons-nous à ces réactions et réponses que nous pouvons croire modernes et pragmatiques, mais qui ne sont finalement qu’un héritage séculaire.

1/ La recherche du patient 0

Les épidémies défient la raison. En effet, comment appréhender le phénomène de contagion sans formation médicale poussée, lorsque les agents responsables de la maladie sont invisibles à l’œil nu ? Chaque élément pouvant apporter de la rationalité à cet événement impalpable est recherché, scruté par les médias, et donc par le grand public. Retrouver le patient zéro (ou super-spreader en anglais) devient alors une façon de trouver la cause du mal, de l’incarner. Le problème est qu’il devient pour tous le responsable de la propagation la maladie. De tout temps, des personnes ou des minorités ont été montrées du doigt comme responsables des épidémies : les Juifs lors de la Peste de 1348, les communautés villageoises mangeant du gibier de brousse en Guinée lors d’Ebola, les vendeurs d’animaux au marché de Wuhan aujourd’hui…

Plusieurs super-spreaders sont restés dans l’histoire, comme Mary Mallon, cuisinière anglaise surnommée Typhoid Mary, accusée d’être la femme ayant amené la fièvre typhoïde aux Etats-Unis dans les années 30, ou encore Gaëtan Dugas, jeune homosexuel canadien qui avait été présenté comme le patient 0 du sida dans le monde occidental. L’on notera que dans l’ensemble de ces cas, les patients 0 désignés sont des « étrangers » pour la société qui les désigne, dans toutes les acceptions du terme.

Or, La Fontaine nous le rappelait déjà en 1678 dans Les animaux malades de la Peste[2], cette recherche désespérée (et bien souvent inutile) du patient 0 ne fait que mettre en lumière un bouc-émissaire en réveillant notre peur de l’altérité. Les multiples agressions verbales ou physiques dont la communauté chinoise a été l’objet en France ces dernières semaines ne peut que nous inviter à nous questionner sur cette vaine recherche de culpabilité.

2/ La perte de confiance dans les autorités politiques et médicales

Si la réaction des autorités chinoises s’est fait attendre dans les prémices de la crise (le premier cas a été rapporté le 1er décembre 2019), les mesures de confinements massives à partir du 23 janvier ont été saluées par la communauté internationale. Les craintes de développement de l’épidémie étaient accentuées par les célébrations du nouvel an chinois, une période traditionnelle de grands déplacements vers la Chine et entre provinces chinoises.

Ces « cordons sanitaires », théorisés par Adrien Proust à la fin du XIXe siècle[3], sont utilisés lors de toutes les flambées épidémiques depuis 1350. L’isolement systématique des malades n’existe ainsi que depuis le XIVe siècle[4], époque où les mécanismes de propagation commencent à être mieux compris. Ces mesures, mises en place par l’Autorité publique et pensées comme un moyen de protection, sont souvent vues comme inutilement répressives lorsqu’elles sont faites à grande échelle. Le « mur de la Peste », véritable rempart de pierre construit en 1720 dans le Luberon et dont les vestiges sont toujours visibles aujourd’hui, reste un exemple marquant des premières tentatives d’isolement de masse à l’époque de la peste de Marseille. Gardé jour et nuit par les soldats du roi, il avait pour but d’empêcher toute tentative d’évasion de la population marseillaise. Quarantaines et cordons sanitaires sont d’autant plus utiles aujourd’hui, sur une terre mondialisée et face à une maladie encore mal connue et, pour l’instant, sans traitement.

Pour lutter contre le coronavirus, les mesures de quarantaine forcées ont été relativement bien acceptées par des Chinois habitués à obéir à l’Etat. Pourtant la colère monte au sein de la population, qui doute davantage de la véracité des informations transmises par les médias d’Etats à mesure que le bilan de l’épidémie s’aggrave. Les autorités locales de la ville de Wuhan sont particulièrement pointées du doigt, soupçonnées d’avoir fait taire les médecins ayant tenté de lancer l’alerte dès le début du mois de décembre 2019. Le docteur Li Wenliang, décédé du Covid-19 le 7 février, était l’un de ceux qui avaient tenté d’alerter le gouvernement sur l’imminence d’une possible épidémie de type SRAS à Wuhan dès début décembre. Il avait alors été arrêté, accusé de propager des rumeurs infondées et forcé de signer un démenti. Depuis une semaine, la disparition de deux blogueurs, Fang Bin et Chen Qiushi, ajoute à la psychose qui s’installe dans la zone de confinement de la province de Hubei. Avec 1 775 décès recensés le lundi 17 février, cette épidémie de coronavirus s’avère d’ores et déjà plus meurtrière que celle du SRAS de 2005. La peur et le mécontentement font craindre une augmentation des tentatives de fuite des zones de quarantaine dans les prochaines semaines. La perte de confiance dans les autorités politiques est une donnée immuable des crises épidémiques, liée à la perte des repères habituels et l’«encadrement» mal compris/mal expliqué des libertés individuelles.

Cette méfiance et cette inquiétude alimentent le rejet de l’Autre que nous évoquions précédemment, et fait naître rumeurs et théories du complot, d’autant plus dangereuses qu’elles se diffusent aussi vite que le virus depuis l’apparition des réseaux sociaux[5].

3/ Crise sanitaire et tensions diplomatique

Ces périodes d’incertitude sanitaire exacerbent aussi les tensions internationales. Elles ont souvent été l’occasion d’attaques et d’invasions contre des pays affaiblis par un mal inconnu[6]. Ainsi, alors que le sujet été relégué au bas de l’agenda international, une première « crise » diplomatique importante au sujet de Taïwan a eu lieu lors du Conseil exécutif de l’OMS. Mardi 4 février, Taïwan, qui compte alors onze cas de contamination au coronavirus, a accusé la Chine par le biais de la porte-parole de son ministère des affaires étrangères, Joanne Ou, de « placer les considérations politiques avant la santé et la sécurité des gens, ce qui est extrêmement vil ». En effet, l’île, qui est indépendante de facto mais n’est pas reconnue par les Nations unies, n’a pas été autorisée à participer aux réunions techniques récentes de l’OMS, l’empêchant de disposer à temps d’informations cruciales sur la maladie. Le même jour, le représentant du royaume d’Eswatini, allié de Taïwan, a fait une déclaration centrée sur la participation de l’île aux travaux de l’OMS en regrettant une telle « lacune » dans la sécurité sanitaire internationale. Les autorités chinoises ont aussitôt riposté en menaçant Eswatini de représailles sur la délivrance de visas. Mais d’autres pays (Uruguay, Etats Unis, Australie, Royaume-Uni, France, Union Européenne, Canada…) ont exprimé leur inquiétude afin que « la situation réelle à Taïwan soit bien prise en compte ».

La recherche de boucs-émissaires, les rumeurs, la violence, la méfiance vis à vis des autorités, tous les ingrédients des grandes épidémies sont réunis dans la flambée de coronavirus que nous vivons aujourd’hui. Survient à présent le risque de voir s’abattre une crise majeure sur l’économie mondiale. L’arrêt des échanges maritimes et aériens avec la Chine, les mesures de quarantaine, la fermeture des usines de production ont fortement ralenti la croissance économique chinoise, dont le poids ne cesse d’augmenter dans le commerce international. Comme toutes les épidémies, celle que nous vivons transforme une crise sanitaire en une crise politique, diplomatique et économique. Cette situation a permis de lancer sur tous les continents une course contre la montre pour découvrir un traitement efficace contre le Covid-19.

[1] Voir l’article « santé et développement en Afrique, le cas d’Ebola dans la vallée du fleuve Mano », AFRI 2018, http://www.afri-ct.org/article/sante-et-developpement-en-afrique-le-cas-debola-dans-le-bassin-du-fleuve-mano/

[2] https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/jean_de_la_fontaine/les_animaux_malades_de_la_peste

[3] Lire A. Proust, Essai sur l’hygiène internationale, ses applications contre la peste, la fièvre jaune et le choléra asiatique, 1873, p. 52, Paris

[4] La première quarantaine a été instaurée à Raguse (Dubrovnik) en 1348, en pleine épidémie de Peste

[5] « Coronavirus: Bill Gates ciblé par des rumeurs et infox complotistes », Le Monde, 5 février 2020, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/02/05/coronavirus-bill-gates-cible-par-des-rumeurs-et-infox-complotistes_6028482_4355770.html

[6] Par exemple, au Ve siècle, la Peste de Justinien terrasse près de la moitié de la population byzantine et perse. Le vacillement de ces deux empires a favorisé l’expansion rapide de l’Islam au Moyen-Orient. Les épidémies de dysenterie, qui se répandaient très souvent au sein des troupes, ont toujours été déterminantes dans les guerres européennes jusqu’au XIXe siècle (16% de la Grande Armée aurait été décimée par la dysenterie lors de la campagne de Russie)

Chronologie

1er décembre 2019 – 1er cas découvert en Chine, des médecins de Wuhan rapportent l’apparition d’un virus inconnu aux autorités chinoises

31 décembre 2019 – La Chine alerte l’OMS sur la possibilité d’une épidémie massive due à un nouveau virus respiratoire

7 janvier 2020 – Le nouveau coronavirus est nommé 2019-nCoV par les scientifiques

9 janvier 2020 – Premier décès dû au 2019-nCoV répertorié en Chine (un homme de 61ans qui avait visité le marché aux poissons de Huanan à Wuhan, épicentre de l’épidémie)

25 janvier 2020 – Les 2 000 cas sont dépassés en Chine. En France, 3 personnes sont prises en charge à Paris et Bordeaux

30 janvier 2020 – l’OMS déclare l’urgence de santé publique de portée internationale. 7 736 cas confirmés, 170 décès

4 février 2020 – Tensions diplomatiques au sujet de Taïwan lors du Conseil exécutif de l’OMS

7 février 2020 – Décès du médecin qui avait lancé l’alerte à Wuhan. 31 515 personnes ont contracté le virus dans le monde, entraînant 638 décès, principalement en Chine

12 février 2020 – Le coronavirus est renommé Covid-19

14 février 2020 – Les premiers rapatriés français quittent le centre de confinement de Carry-le- Rouet. 64 447 cas dans le monde, 1 384 décès

17 février 2020 – 71 335 cas dans le monde, 1 775 décès (dont 70 552 cas et 1 770 décès en Chine continentale)