Par Philippe Moreau-Defarges, 13 février 2020
1842. Le traité de Nankin marque au fer rouge l’écrasement de l’Empire du Milieu par les canons de l’Angleterre victorienne. L’île de Hong Kong, au bord de la côte méridionale de la Chine, devient une colonie britannique. L’immense marché chinois est brutalement ouvert aux Européens. Hong Kong est constitué, sous la garde de Londres, en l’une des plaques tournantes du système économique planétaire, redynamisé à partir de 1949 par les Chinois – souvent très entreprenants – fuyant le carcan maoïste. Dans le cadre de la Common Law britannique, s’édifie une identité hongkongaise. Dans les années 1970, Hong Kong est, avec la Corée du Sud, Taiwan et Singapour, est l’un des quatre dragons de l’Asie, tremplins pour le décollage de toute l’Asie maritime. En 1997, Hong Kong, ressenti par Pékin comme une blessure insupportable, lui est restitué par Londres, étape majeure dans la reconstitution de l’intégrité territoriale de la Chine (comme, en 1918, le retour de l’Alsace-Moselle au sein de la France).
Une humiliation toujours saignante
La République populaire de Chine se soumet tout de même à une condition: Hong Kong préservera pendant 50 ans, jusqu’en 2047, les attributs de son autonomie : régime légal, monnaie… Pour Pékin, cette limite est incontestablement perçue comme la persistance d’une ingérence inacceptable sur son domaine intérieur. D’où ses « coups de canif » dans le Pacte. En juin 2019, un projet de loi doit permettre l’extradition de Hong Kong d’opposants politiques en Chine continentale. Le texte agit comme un brûlot, enflammant des Hongkongais convaincus, non sans raison, que le colosse continental est déterminé à détruire ou à dissoudre une indépendance, qui ne peut que gangréner le communisme chinois.
L’affaire de Hong Kong confirme combien les rapports entre peuples ou au sein d’un même peuple obéissent aux mêmes lois élémentaires que ceux entre individus. Ainsi, comme Edmond Dantès, l’inoubliable Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, la Chine se venge ! La Chine jusqu’au milieu du XIXème siècle se croit et peut se croire le monde. Elle est l’Empire du Milieu, l’Harmonie assiégée par la barbarie. La Chine a apporté à l’humanité quatre de ses inventions les plus fécondes : boussole, imprimerie, papier et poudre à canon. Selon une légende tenace mais peu scientifique, la Grande Muraille, tant de fois détruite et reconstruite, serait la seule construction humaine, visible de la lune. À côté du labyrinthe de la Cité Interdite, bâtie entre 1406 et 1420, le Versailles du Roi-Soleil, commencé près d’un siècle et demi plus tard en 1662, et toujours en travaux à la mort de Louis XIV, apparaît modeste et… rustique.
Entre les guerres de l’opium (1839-1842, 1856-1860) et la réunification de la Chine continentale sous la poigne communiste (1949), la Chine s’enfonce dans un enfer de révoltes, de dépeçages et de guerres tant extérieures que civiles. À partir de la fin des années 1970, en partie du fait du (ou grâce au ?) Grand Enfermement maoïste, la Chine se réinvente et accomplit une authentique résurrection. Elle s’approprie en moins de quarante ans les techniques les plus avancées. La Chine veut sa revanche. Mais, analysant les mésaventures de bien des puissances à l’ascension brisée (d’abord, l’Allemagne entre 1870 et 1945), elle commence par avancer masquée dans les années 1978-1992, selon le profil bas fixé par Deng Xiaoping. Dans les années 2010, l’accession au pouvoir suprême de Xi Jinping marque le retour de l’Empereur. En 2017, la pensée de Xi Jinping, revendiquant un grand rêve chinois, égalant, non, dépassant le rêve américain, se trouve inscrite dans la charte du Parti communiste chinois à égalité avec celle du Grand Timonier.
Face à Hong Kong, Pékin, conscient qu’une répression sanglante se retournerait contre lui, paraît privilégier un étouffement lent et méthodique. Dans un monde où toute puissance, même la plus impressionnante, ne peut ignorer les opinions publiques et les réseaux sociaux, c’est la stratégie la plus pertinente, même si nul ne peut plus se dresser impunément contre la Chine. Ainsi les États-Unis de Donald Trump, pourtant peu avares de coups de menton, apprennent-ils laborieusement que la planète est trop explosive pour aller au bord du gouffre avec Pékin…
Quand la Chine tremblera
Alors les Hongkongais sont-ils voués à perdre ?
A priori, Pékin ne peut que gagner le bras-de-fer. La modernisation à marche forcée de la Chine est soutenue par une lame de fond que les crises ne brisent pas mais au contraire relancent (tout comme l’Angleterre de l’ère élisabéthaine au milieu du XIXème siècle ou les États-Unis de leur naissance à la fin du XXème siècle…). Masse humaine colossale, transferts des campagnes vers les villes, gisements de productivité, miroitement de la société de consommation après des millénaires de pénurie, soif de reconnaissance et de puissance, tout ou presque paraît tirer la Chine vers la première place. Le pouvoir chinois peut se convaincre d’avoir inventé le Modèle improbable : un capitalisme d’État aussi créatif que l’esprit d’entreprise américain. Le rêve chinois se préparerait à remplacer le rêve américain.
Face à la Chine, l’Occident, irrémédiablement déstabilisé par l’effondrement des subprime (2007-2008), redoute anxieusement un nouveau krach sans chercher à l’empêcher. Incompréhensions et dissensions entre les deux rives de l’Atlantique se creusent : rancœurs et disputes sur le partage des charges ; réveil, sous les populismes, des vieux démons : protectionnisme, nationalisme… Chez les pays émergents, aucun ne peut prétendre boxer plus ou moins à égalité avec la Chine. L’Inde souffre d’une paysannerie misérable et d’un manque d’infrastructures. Le Brésil gaspille irréversiblement l’Amazonie. La Russie traite les forêts sibériennes comme une richesse inépuisable.
Quelle que soit sa réussite, la Chine bute de plus en plus contre des obstacles que ses taux de croissance, longtemps exceptionnels, lui permettaient d’ignorer : campagnes maltraitées ou délaissées; industrialisation anarchique et très polluante ; grands travaux méprisant les équilibres écologiques ; absence de mise sur pied d’une protection sociale institutionnelle remplaçant les solidarités familiales disparues ; cassure, à l’intérieur des classes moyennes, entre une poignée de gagnants et le plus grand nombre découvrant l’illusion de leurs ambitions d’ascension ; déséquilibre quantitatif entre les sexes (plus 115 hommes pour 100 femmes), cause inévitable de rivalités violentes.
L’affaire de Hong Kong fait partie de ces innombrables tragédies dans lesquelles personne ne gagne, même si les camps opposés crieront peut-être tous deux victoire. Les Hong Kongais sont et resteront seuls. L’ingérence dite humanitaire, après ses ratages répétés, n’est plus de mise. Les gouvernants chinois trônent sur le couvercle d’un chaudron bouillonnant, protégés pour le moment par leurs limousines. Les héritiers des chefs de la Longue Marche se gavent sans retenue. Tel un vase fragilisé par des fêlures encore invisibles, la Chine de Xi Jinping est lézardée par le cumul d’un retard toujours considérable et des charges croissantes d’une société vieillissante.
Le 16 janvier 1969, un étudiant tchécoslovaque, Jan Palach, s’immole par le feu pour protester contre l’occupation de l’Armée rouge. Vingt ans plus tard, le monde soviétique s’effondre. Si un battement d’aile de papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas, pourquoi le géant chinois serait-il à l’abri des improbables ondes de choc qu’affectionne l’Histoire ?