Par Nicolas Haupais, 11 février 2020
C’est donc fait. Le Royaume-Uni ne fait plus depuis ce 31 janvier partie de l’Union européenne. Il est enfin seul. L’Union également, d’une certaine façon. La volonté du peuple britannique, exprimée lors du référendum de 2016, a été respectée. Il n’était d’ailleurs que le début des difficultés sur lesquelles a échoué un gouvernement, celui de Theresa May, pris en tenaille par l’Union et une majorité aux Communes particulièrement récalcitrante. C’est qu’il ne faut pas taire la difficulté de l’entreprise, à tel point que certains l’ont jugé impossible. Le référendum traduit un rejet, celui de l’Union, mais il n’est pas porteur d’un projet « positif » de redéfinition des nécessaires relations que le Royaume-Uni doit entretenir avec une entité dont il reste éminemment dépendant. Entre « hard-brexiters » galvanisés par la détestation de l’Union et des « pragmatiques » pensant simplement alléger les contraintes européennes, il est clair que les partisans du Brexit n’opposaient pas un front uni. Chacun y allait de sa vision de la redéfinition des relations entre Union et Royaume-Uni. Bref, il comptait autant de projets de Brexit que de Brexiters.
La sortie de l’Union européenne du 31 janvier pourrait être classée dans ces improbables ruptures historiques qui n’en sont pas réellement, comme la déclaration d’indépendance de la Catalogne, proclamée en même temps que suspendue. Il ne s’est rien vraiment passé. Les règles de l’Union restent en vigueur pour le Royaume-Uni et le Brexit, en dehors de l’aspect symbolique qu’il véhicule, a été indolore ou presque. Dehors mais finalement dedans, avec un Brexit en trompe l’œil, ainsi pourrait apparaitre la situation. Mais la décision britannique est beaucoup plus radicale, comme chacun sait. Elle rend irréversible la rupture avec l’Union et ouvre une négociation qui en fixera les termes définitifs. Il est évidemment encore trop tôt pour anticiper le contenu de l’accord. Mais la rupture s’annonce brutale. Elle constituera une redéfinition de ce qu’est le Royaume-Uni, au-delà de la constatation banale qu’il a recouvré sa souveraineté.
Le Royaume-Uni véhicule des lieux communs, des idées reçues. Il ne faut pas les prendre à la légère. Ils sont parfois vrais. Et le Brexit est le moment de les éprouver, parfois de les affiner.
Terre, mer et numérique
Boris Johnson inscrit le Brexit dans un projet immense. Il peut apparaitre comme fondamentalement économique, libre-échangiste jusqu’à l’incandescence : le Royaume-Uni, libre de ses entraves, développe une politique extrêmement active de conclusion de traités de libéralisation des échanges tous azimuts. Libéré de l’Europe, il s’attaque au monde dans son ensemble, en prétendant valoriser les liens avec ses anciennes possessions coloniales. Cela renvoie immanquablement à la conception d’une Angleterre « puissance thalassocratique », d’une île qui se perçoit comme un vaisseau. L’image selon elle prend le large doit presque être prise au pied de la lettre. Carl Schmitt a ainsi relevé, dans des termes qui ne peuvent que curieusement résonner : « D’ores et déjà, on ne peut plus considérer cette île comme appartenant au continent européen : elle a brisé ses liens avec le continent pour nouer une nouvelle union avec l’océan. Elle a désormais, si j’ose dire, levé l’ancre et largué les amarres. Auparavant morceau de terre, elle devient vaisseau, ou même poisson, confirmant une ancienne prophétie médiévale, « Les Enfants du Lion se transformeront en enfants de la mer » ». Le Royaume-Uni se réinscrit dans sa perspective maritime, ce qui rend d’ailleurs son projet difficilement compréhensible pour nous, continentaux, et impossible à ériger en exemple. Le Brexit johnsonien est porteur d’une stratégie de reconquête des marchés par la mer mais aussi par le numérique, l’autre élément liquide désormais, avec cette vision d’une City place-forte financière du monde, par laquelle les capitaux pourraient éternellement transiter sans entraves.
On objectera, à raison, que cette manière de voir les choses ne correspond pas à la réalité sociologique du vote pro-Brexit et qu’elle méconnaît les motivations réelles des électeurs qui l’ont décidé. On l’a répété à satiété : les grandes métropoles, ouvertes, mondialisées et ultra-connectées, en particulier Londres, se sont prononcées largement en faveur du remain. C’est globalement « l’Angleterre périphérique » qui a décidé de la rupture. Le clivage a été à ce point caricaturé que certains ont même entrevu la possibilité pour le Grand Londres de se libérer de la trop petite Angleterre. Quant aux motivations des électeurs, ils incluaient une dimension qui ne traduit pas l’ouverture à l’autre, du rejet des travailleurs déplacés à la volonté de raidir les conditions d’immigration. Cette approche semble laisser penser que le Brexit est une volonté de relocalisation, de contrôle territorial, teintée de xénophobie. Mais il ne faut pas confondre des motivations et des comportements électoraux et la manière dont des autorités politiques peuvent résoudre une difficulté difficilement surmontable – la perte potentielle d’un accès privilégié au marché continental. Le Brexit impliquait inévitablement un désarrimage continental ; il ne pouvait qu’amener le Royaume-Uni à prendre le large.
Ile du monde et blocus continental
La géopolitique britannique connait des fondamentaux, en particulier la volonté d’empêcher le développement d’une puissance hégémonique sur le continent. L’insularité impose à ce titre encore une fois sa logique. Cette conception d’une Angleterre isolée et située face à un continent-monde potentiellement destructeur pour sa puissance s’est en particulier concrétisée dans la géopolitique de Mackinder. Elle traduit la terreur d’une union politique du continent, avec trois pôles principaux, la Russie, l’Allemagne et la France. A ce titre, la double participation à l’OTAN, à la CEE devenue Union européenne, paraissait relever d’une stratégie d’endiguement, à la fois de l’Union soviétique et de l’axe franco-allemand. Plus que d’amour, le mariage avec le continent a été de raison. Le Royaume a toujours été plus un passager clandestin qu’un acteur loyal de la construction européenne, restant en dehors de l’euro, de l’espace Schengen. Il s’agissait de ne percevoir la construction européenne que comme une zone de libre-échange, alors que d’autres le voient comme beaucoup plus que cela. En quittant le navire, il laisse le continent face à son destin et renonce à tout pouvoir d’influencer le projet européen, et donc à le freiner ou le saborder de l’intérieur. A ce titre, le départ du Royaume-Uni pourrait être considéré comme un suicide politique et une chance historique pour les partisans de l’intégration européenne. En cas de Brexit dur, il aurait été confronté à une situation rappelant le blocus continental. Un couple est une chose complexe et il n’y a pas que le désir qui cimente. Le Royaume-Uni pourrait bien détester l’Union ; il n’en aurait pas moins le vertige de la quitter.
Il faut reconnaitre que telle n’est pas, à juste titre, la perception dominante. A voir la bobine hilare des partisans les plus énervés du Brexit lors de la dernière séance du Parlement européen en leur présence, et l’incapacité du camp d’en face à donner une image autre que celle d’un camp à la fois résigné et parfois mesquin, on comprend que le divorce n’effraie guère. Allons même plus loin : il n’effraie pas celui qu’on croit. Une grande Europe, incluant la Russie, est inenvisageable dans un espace eurasiatique profondément fracturé après la crise ukrainienne. Le Royaume-Uni peut espérer compter sur une Union dont il pressent qu’elle n’a pas les ressources pour profiter du départ d’un hôte déloyal et saisir la chance dont on a parlé plus haut. C’est que l’Union est elle-même profondément divisée, entre une part occidentale et une part orientale, entre des pays du Nord et des pays du Sud. Le Royaume-Uni peut d’autant plus facilement quitter l’Union qu’il considère qu’elle est condamnée à l’impuissance et à la désunion. Les cauchemars de Mackinder ne risquent pas, selon la perception anglaise, de se réaliser. Le Brexit était donc possible.
Et l’Union ?
C’est tout le défi qui se présente à l’Union européenne. Elle n’a pas à punir un Etat qui n’a fait qu’exercer, dans le respect du traité auquel il était partie, son droit souverain à définir ses engagements, ses alliances et ses amitiés. Mais il a fait un choix et doit l’assumer. Il est un tiers, ce qui ne signifie pas qu’il soit un ennemi, même pas un adversaire. Il est un tiers, alors qu’il était hier un partenaire. Il a décidé de dissocier ses intérêts des nôtres. Il faut en prendre acte, ce qui impliquera que l’Union sache, avec pragmatisme et détermination, les défendre pied à pied et rendre les coups si nécessaire. La France est d’ailleurs concernée, quand des pêcheurs normands et bretons ont été interdits de pêche autour de Guernesey, au lendemain même de la sortie de l’Union. C’est anecdotique certes, mais révélateur d’une tentation. Le Brexit constitue un bon test, finalement, de la capacité de l’Europe et de ses Etats membres à s’imposer comme puissance au sens classique du terme.