La coutume internationale : sa vie, son œuvre

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Quelle que soit la conception générale que l’on retienne du phénomène juridique, l’originalité des techniques du droit international est manifeste. Les différents systèmes internes sont pour l’essentiel régulés par des actes unilatéraux autoritaires. En dépit de la vitalité de l’institution contractuelle et de l’autonomie des sujets de droit, les accords n’y jouent qu’un rôle limité. Encore est-il encadré et contrôlé par les normes unilatéralement édictées par les organes de l’Etat. L’ordre international est en revanche régulé par l’accord. Les actes unilatéraux n’y occupent qu’une place secondaire, et s’inscrivent fréquemment dans le cadre d’accords interétatiques. La logique des deux types de système juridique apparaît donc comme inversée – et l’Etat est le pôle de cette inversion. Cette donnée générale doit rester présente à l’esprit lorsqu’on examine des notions qui sont communes aux différents systèmes. Ainsi la coutume : à des degrés divers, tous les ordres juridiques la connaissent. En première analyse, on accepte volontiers l’image qui en fait une matrice générale, productrice de normes issues de la pratique, affleurant progressivement à la conscience des sujets, spontanément adaptée à leurs besoins et à leur évolution. Droit immanent, fonds commun, flux juridique, à côté duquel s’élèverait le droit écrit, volontaire, rationnel mais aussi arbitraire, précaire et révocable. La coutume internationale n’est cependant pas moins originale que le système juridique international dans son ensemble. Elle provient, d’une part, d’un milieu à la fois hétérogène et défini; elle y joue, d’autre part, un rôle de premier plan, quoique largement soumis à controverse. Le milieu dans lequel se constitue la coutume internationale s’oppose en effet terme à terme à l’image que l’on se fait du milieu interne correspondant : un milieu – ou une série de milieux – homogène, dont la coutume traduit la cohésion, exprime, de façon ductile et immédiate, même si c’est par un processus de répétition, la solidarité. Les membres de la société internationale sont en revanche profondément différents, au-delà de l’identité de leur statut juridique, et leurs objectifs sont antagonistes. Le milieu interne est en outre indéfini ou diffus. Les sujets, les canaux qui interviennent dans le processus coutumier ne sont guère identifiables. La célèbre image, les pas dans les pas, exprime bien son caractère ouvert. On constate la formation du chemin, on ne s’interroge pas sur le type des souliers ni sur la marque des chaussures. La coutume internationale, à l’opposé, dont le statut est précisé par le droit positif, ne peut provenir que de comportements imputables à des sujets identifiés et en nombre limité. Les sujets sont en outre eux-mêmes des constructions juridiques, des personnes morales, de sorte que le caractère primaire, original et spontané de la coutume, échappant à toute saisie rationnelle et même prévisionnelle, est contestable. De cette opposition entre les systèmes, on retiendra une traduction technique. Les différences entre les ordres internes, notamment quant à la place de la coutume, sont nombreuses. Mais dans tous, il existe un lien étroit entre coutume et jurisprudence. Il ne convient certes pas de les assimiler, et l’interprétation du droit écrit donne une large influence aux juridictions. Coutume et droit judiciaire sont différents. Mais les décisions de justice constituent le support institutionnel concret de la coutume, sur la base de l’autorisation du législateur, voire sans son autorisation. Aussi bien constate-t-on une corrélation fréquente entre puissance de la fonction judiciaire et autorité de la coutume. Ce lien entre coutume et jurisprudence, on le retrouve dans une certaine mesure dans l’ordre international. Mais il se présente de façon substantiellement différente. On le retrouve, puisque l’une des principales bases de détermination de la coutume figure dans le statut de la CIJ, dont l’article 38 énumère les éléments du droit qu’elle applique, et que l’examen de sa jurisprudence occupe une place de choix dans la problématique du droit coutumier. Ce lien est en même temps précaire, puisque l’ordre international ne connaît pas de principe de juridiction obligatoire, et que les sujets ne se présentent devant un tribunal qu’en vertu de leur propre consentement. Au surplus, les décisions rendues n’ont que l’autorité relative de chose jugée. Dès lors, la jurisprudence n’est guère en état d’enregistrer de façon répétée et cumulative la règle coutumière, et, ce faisant, de lui offrir un support permanent et généralement accepté. Et pourtant, la coutume est un moyen de formation du droit international de premier rang, au même titre que les traités. L’article 38 du Statut de la CIJ ne peut pas être considéré comme un simple guide limité au seul usage technique de la Cour, mais, en dépit de ses imperfections, comme l’énoncé des modes de formation du droit. Or, il n’établit pas de hiérarchie entre coutume et convention, et la pratique confirme leur égalité de principe. Au surplus, et malgré des efforts de codification, le droit international se développe sans connaître de relégation du droit coutumier à l’accessoire. Nombreuses sont les règles importantes, relatives au statut de l’Etat, au droit des espaces, aux organisations internationales, qui demeurent coutumières, au moins en première analyse. La coutume est toujours un véhicule normatif essentiel, et la résorption qu’elle a connue dans beaucoup de systèmes internes ne s’est pas ou ne s’est que partiellement produite. Mieux : c’est autour de l’analyse de la coutume internationale que se sont affrontées les grandes conceptions doctrinales. Elle a polarisé les controverses, les synthèses, les hypothèses, elle en présente une sorte de modèle réduit. Y a-t-il autre chose à faire que de reproduire ces débats, en y intégrant les données récentes, liées aux positions des nouveaux Etats, à l’activisme des organisations internationales, aux tentatives de codification du droit? Il est vrai que la coutume, comme tant d’autres institutions, connaît une crise. Mais permet-elle de dépasser l’affrontement classique entre volontaristes et objectivistes ? Est-on enfermé dans une alternative entre déclin ou renouveau de la coutume ? Son mystère subsiste. Sans doute, après tant d’autres, ne peut-on espérer l’éclaircir. On voudrait simplement tenter d’en distinguer et d’en préciser les éléments. Il convient avant tout, à cet égard, de marquer la différence intellectuelle qui existe entre le processus coutumier et la norme coutumière. Le terme coutume désigne en effet l’un et l’autre : le processus comme l’ensemble des voies et moyens par lesquels la règle est formée, la règle comme produit de cette formation. Appliquons cette distinction à l’article 38 du Statut de la CIJ, qui dispose : « La Cour… applique… la coutume internationale comme preuve d’une pratique générale, acceptée comme étant le droit… » S’agit-il d’une définition du processus de formation de la règle, ou simplement d’un guide méthodologique destiné au juge, des indices de l’existence de la règle, qui permettent de l’établir ? L’article 38 ne concernerait pas alors le processus de formation mais seulement le mode extériorisation de la règle. La référence à la « preuve » incline à le penser. Mais le processus lui-même reste alors mystérieux. Il faut cependant immédiatement ajouter qu’une telle distinction, pour intellectuellement nécessaire qu’elle soit, n’est que relative. La norme coutumière ne peut en effet guère être saisie en dehors du processus coutumier. Elle n’a pas d’existence autonome par rapport à lui, puisqu’on ne peut, par définition, la saisir dans un instrument qui établirait son extériorité, sa distanciation, sa production et sa projection en tant que norme. D’une certaine façon, la coutume est toujours un chantier et toujours en chantier. A la limite, admettre l’existence de la règle pourrait conduire à nier l’existence du processus, tandis qu’à l’inverse admettre la continuité du processus conduit à douter de l’existence de la règle, sinon au titre de pure hypothèse. Dans ce jeu de cache-cache, la coutume risque d’être insaisissable. Il faut donc commencer par la rechercher et l’examiner en quelque sorte en vrac (I). Si en définitive on peut l’atteindre, et l’atteindre suivant une méthode juridique, il faut précisément le faire en jouant le jeu du système juridique lui-même, sans prétendre lui substituer des présupposés extérieurs, idéologiques, intellectuels ou pseudo-scientifiques. Peut-être n’est-il pas mauvais d’aborder juridiquement le droit international. Or le droit est science des masques. La coutume pénètre et fonctionne dans le système grâce à un masque, qui est son passeport pour la normativité. Ce masque, c’est la volonté des sujets de droit, fiction qui la banalise, la désenchante, en la ramenant au mode d’existence des autres normes, notamment conventionnelles. Elle en rend raison, tout en lui retirant le prestige d’une productivité spontanée et d’une normativité sans support rationnel : son masque s’appelle volonté (II).

LA COUTUME EN VRAC

Il est deux manières plus complémentaires qu’opposées de se dérober : n’être nulle part – être partout. La coutume utilise alternativement – ou simultanément – ces deux procédés pour se dissimuler. On pourrait les résumer en disant que, si la règle coutumière n’est nulle part, le processus coutumier est partout à l’œuvre. – La coutume introuvable Le thème de la coutume introuvable peut surprendre. Certains praticiens estiment bien que la coutume est dépassée, et qu’ils n’ont pas affaire à elle. Mais ce sont le plus souvent des fonctionnaires internationaux, confrontés à un droit institutionnel, écrit pour l’essentiel. Leur point de vue n’est que partiel. Comment, en contrepartie, méconnaître le rôle de premier plan assigné à la coutume par le statut de la Cour, oublier que la jurisprudence en fait un usage considérable, ignorer que les manuels rédigés par des auteurs graves lui consacrent d’amples développements, négliger l’activité d’organes comme la Commission du Droit international, dont une part importante du travail consiste à établir son existence et sa consistance, avant de proposer sa transformation en règle conventionnelle ? Et pourtant, il est permis de se demander si la règle coutumière n’est pas, en définitive, rien d’autre qu’une hypothèse. Elle peut être, par exemple, assertion doctrinale, élément ou conclusion d’un raisonnement juridictionnel. Mais où est la règle juridiquement et généralement obligatoire ? – Observons d’abord que la coutume se révèle surtout par ses manques, ou à l’occasion de ses manques. Si en effet les relations qu’elle est censée régir se développent sans heurts, sans controverse et sans conflit, elle se confond avec elles. Les agents juridiques n’ont pas de raison de s’interroger sur le statut des pratiques qu’ils suivent habituellement, et qui suffisent à leurs besoins. Ce n’est qu’en cas de contestations que le problème peut surgir, et témoigner au demeurant de l’incertitude sur l’existence ou le contenu de la règle. Si, au surplus, la difficulté est réglée par la négociation directe entre les intéressés, qui peut dire que la reconnaissance de la règle coutumière est le motif déterminant de l’accord ? Ne s’efface-t-elle pas derrière l’accord ponctuel, qui d’ailleurs ne sera peut-être jamais rendu public ? On pourra bien, doctrinalement, dégager une ligne générale de conduite et lui attribuer le statut de règle coutumière, mais l’assertion sera sans autorité à l’égard des sujets de droit. Le Statut de la CIJ ne reconnaît la doctrine que comme un «moyen auxiliaire de détermination des règles de droit», et identifie de ce point de vue doctrine et jurisprudence. – Quant à la jurisprudence ensuite, on a déjà souligné ses liens avec la coutume. Le juge constate – ou est censé constater – objectivement une règle qu’il applique au différend qui lui est soumis. Son extériorité est le garant de l’existence autonome de la règle – autonome par rapport à l’accord immédiat et ponctuel dans lequel elle s’épuise lorsqu’elle est appliquée directement par les Etats. Sans aller jusqu’à soutenir que le juge crée la coutume et que l’invocation d’une règle extérieure n’est qu’un alibi juridictionnel, on doit cependant contester l’objectivation de la règle coutumière par le juge. En effet, de deux choses l’une. Ou le juge utilise la règle dont il établit l’existence dans la motivation de ses décisions. Elle est un élément du raisonnement, non sa conclusion. Elle n’est alors qu’une étape, un intermédiaire, entre la demande et la décision. Sa formulation ne possède pas l’autorité de chose jugée, et demeure donc sans force juridique. Ou le juge aboutit, dans la décision proprement dite, à formuler une règle dont la constatation était l’objet de la demande. Même s’il s’agit d’un arrêt, ou d’une sentence arbitrale, et non d’un avis, cette décision n’est revêtue que de l’autorité relative de la chose jugée. L’éventuelle objectivation de la règle est donc bien fragile, et n’a en tout cas aucun caractère de généralité, en dépit même d’une apparence abstraite. On retrouve alors la dimension hypothétique de l’autorité juridique générale de la règle coutumière. – La généralité est pourtant souvent associée à la coutume. Or, même si l’on écarte ici les coutumes régionales ou locales, qui constituent déjà une exception de taille, il apparaît que cette généralité est bien hypothétique. Il n’est pas contesté qu’un sujet de droit peut se soustraire à la règle au moment où celle-ci se constitue, en manifestant qu’il n’accepte pas d’y être soumis. Au surplus, aucune instance ne possède une autorité universelle lui permettant de conférer ce caractère à l’obligation coutumière – sauf l’ensemble des sujets, qui précisément ne se rencontre dans aucune instance définie. On objectera le jus cogens et la référence à «la communauté internationale des Etats dans son ensemble », dans l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Mais il s’agit précisément d’un traité, qui, quoique en vigueur, ne lie qu’un nombre relativement restreint d’Etats – et l’on retrouve le problème précédent, le défaut de base juridique de la prétendue autorité générale. – Toutes ces difficultés proviennent de ce que la règle n’est pas consignée dans un instrument écrit. Ecrivons donc la coutume, et nous la connaîtrons. Deux techniques peuvent être utilisées à cette fin, et l’ont été au cours de la période contemporaine. D’abord, la déclaration, dont le support est fréquemment une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Elle propose une formulation abstraite, solennelle, publique, acquise grâce à un vaste concours interétatique, éventuellement par consensus, et en dehors de tout contentieux conjoncturel. Elle présente l’avantage supplémentaire de ne pas détruire la règle qu’elle exprime, puisqu’elle demeure un acte unilatéral qui se surajoute à la coutume sans lui retirer son caractère, sans lui ajouter non plus une autorité dont elle est par elle-même dépourvue. Ce procédé se heurte cependant à une double objection. D’une part, la déclaration n’est au mieux qu’un reflet de la règle, et non la règle elle-même, qui conserve sa nature, son opacité, sa dimension hypothétique. D’autre part, la déclaration risque fort d’être une technique biaisée de transformation de la règle. Elle vise autant à l’adapter aux besoins nouveaux, ou aux souhaits d’une forte majorité, qu’à la proclamer dans son intégrité initiale supposée. Dès lors, elle devient, au mieux, un élément du processus coutumier, qui apparaît, de façon sous-jacente, derrière la référence à la règle. Ensuite, la codification, qui bénéficie du précieux concours de la Commission du Droit international, groupe d’experts qualifiés, mais aussi des Etats, qui interviennent à divers stades. Ils répondent à des questionnaires sur la coutume, prennent position à son sujet, éventuellement s’engagent à l’égard de la convention de codification qui est le résultat de l’entreprise. N’y a-t-il pas là une objectivation indiscutable de la règle coutumière ? On pourrait, de prime abord, objecter que, si la coutume apparaît, c’est pour disparaître aussitôt, puisque la convention de codification est appelée à la recouvrir. Elle se consume en se réalisant, à l’instar de ces fresques antiques qui ne retrouvent la lumière qu’un instant, avant de s’effacer définitivement, dans la vision fellinienne de Rome – et ce n’est pas le seul point sur lequel la recherche de la coutume évoque l’archéologie. Cette objection n’est toutefois pas décisive. La codification en effet ne détruit pas la coutume, elle s’y superpose seulement. Au-delà même de la Convention de codification peut surgir une nouvelle coutume, qu’elle a cristallisée ou qui s’est constituée sur sa base. En définitive, on retrouve plutôt l’objection présentée à propos des déclarations. La codification n’éclaire pas tant la règle coutumière existante qu’elle s’inscrit dans le processus coutumier, qu’elle relance et enrichit. A tout le moins les deux aspects semblent indissociables, et l’effort entrepris pour éclairer, résorber ou dépasser la coutume conduit à la remettre au premier plan. Ainsi apparaît le thème, complémentaire, de l’omniprésence du processus coutumier. Pour utiliser une image anglo-saxonne, si la règle coutumière est froide, le processus coutumier est chaud. – L’omniprésence de la coutume Le thème de l’omniprésence de la coutume peut également sembler de prime abord surprenant. Non pas seulement pour des raisons conjoncturelles – la crise de la coutume, la méfiance dont elle fait l’objet en raison de son imprécision, la préférence pour le droit écrit – mais aussi parce qu’elle paraît cantonnée dans son domaine propre. N’est-elle pas délimitée par le droit écrit, avec lequel elle peut interférer mais non se confondre ? Ne relève-t-elle pas d’un mode de raisonnement spécifique ? Une caractéristique permanente du droit international n’est-elle pas de ne connaître qu’une hiérarchie des normes embryonnaire, mais aussi la coexistence égalitaire de deux principaux modes de formation profondément différents, au moins sur le plan technique, la coutume et le traité ? L’essor remarquable du traité, bonne à tout faire du droit international, ne conduit-il pas douce ment la coutume vers une paisible retraite ? Il n’est nullement certain pourtant que la coutume soit condamnée au déclin, ni même que la dynamique du processus coutumier se laisse enfermer dans des catégories bien délimitées. Elle lui donne vocation à investir, voire à dominer le fonctionnement de l’ensemble du système juridique international. – Revenons d’abord d’un mot à la codification. Elle répond à un objectif ostensible: développer le droit écrit, essentiellement conventionnel. Or, par un résultat inattendu, elle contribue à l’élargissement et au renouvellement de la coutume. Loin d’être épuisée et réduite par la multiplication des traités, la coutume devient pour eux un fortifiant, et un extenseur de la force juridique des normes. Point n’est besoin même qu’une convention à vocation normative soit en vigueur. Du sein des négociations entreprises, et indépendamment du devenir de la convention en gestation, de nouvelles coutumes peuvent surgir et le prendre de vitesse. L’exemple de la zone économique exclusive, consacrée dans le cadre de la III Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, est bien connu. Plus largement, le processus coutumier pénètre à l’intérieur du droit écrit et remet en cause son intégrité. Même si la Convention de Vienne sur le droit des traités n’indique pas que la pratique ultérieure suivie par les parties puisse modifier implicitement un traité, la possibilité en est généralement reconnue et consacrée par la jurisprudence. De l’avis de la CIJ, la procédure de vote au sein du Conseil de Sécurité a été ainsi modifiée, et la Charte coutumièrement amendée. Enfin, ce processus saisit également les instruments adoptés par les organisations internationales, bien qu’ils soient en théorie essentiellement régis par un droit écrit. Les controverses à cet égard sont loin d’être closes. Mais, sur la base de conditions plus ou moins rigoureuses, chacun admet en principe qu’une coutume puisse se former par le canal d’actes des organisations. On l’a déjà illustré : indépendamment de leur valeur propre, ils peuvent être un signe de la coutume, mais aussi un véhicule, un élément de sa formation. Cette aptitude se déploie dans deux directions : d’une part, une pratique propre à l’organisation qui complète, voire modifie sa charte; d’autre part, des résolutions de caractère proclamatoire qui, au-delà des invitations adressées aux membres, visent à obtenir leur consentement à des principes gouvernant les relations interétatiques. – De ces exemples convergents on peut dégager divers enseignements. D’abord, l’ opportunisme du processus coutumier, son extrême plasticité, qui ne saurait être enfermée dans des voies obligatoires ou limitatives. On a opposé la coutume « sage » et la coutume « sauvage ». Mais, si le traité est assagi par des procédures qui, tout en étant très souples, en font un acte réfléchi, médité, la coutume est toujours sauvage. Non qu’elle soit irréfléchie, mais elle déborde toujours des procédures, et son opportunisme demeure imprévisible. Le seul principe qui l’ordonne est peut-être celui de l’économie de moyens, la recherche de la ligne de moindre résistance des consentements. Ensuite, son parasitisme – le processus coutumier ne possède pas d’éléments autonomes ou spécifiques auxquels il pourrait se raccrocher. Il apparaît toujours en surimpression, ou en filigrane, des conduites, comportements ou actes des sujets de droit. Voici un acte unilatéral : en plus de son autorité propre, il est virtuellement porteur d’une prétention coutumière ; de même, un traité, voire des attitudes sans statut juridique défini. La coutume n’est rien en dehors d’eux, elle n’est que par eux, mais ne se confond pas avec eux. Elle les saisit, les utilise et les détourne, parfois immédiatement, parfois à terme, en se superposant à eux. Elle surdétermine les conduites juridiques. Enfin, la réversibilité des rapports entre le droit écrit – essentiellement conventionnel – et le droit coutumier . Ils fonctionnent comme un jeu de miroirs. Ils sont théoriquement égaux, mais tendent à se régir mutuellement. L’article 38 du Statut de la CIJ est conventionnel. Il constitue la base de la jurisprudence en la matière. Mais l’article 38 lui-même n’est peut-être que la codification d’une règle coutumière relative à la formation du droit. Avec la codification au demeurant, le traité est le produit de la coutume, mais il ne constitue pour elle qu’une étape. Derrière cet enchevêtrement, ces relais et ces échanges, se dessine la nature de la coutume. Certains la voient radicalement différente du droit écrit. Il semble à l’inverse qu’ils participent de la même nature, et que, pour l’un comme pour l’autre, leur être juridique, leur masque soit et ne soit que la volonté des sujets de droit.

SON MASQUE S’APPELLE VOLONTÉ

Même si l’on estime parfois que le choix d’une théorie ou d’une autre n’affecte en définitive qu’assez peu l’analyse concrète du phénomène coutumier, les contestations doctrinales restent vives. C’est que le débat met en jeu, au-delà de l’origine et de la nature de la règle coutumière, la conception générale que l’on retient du droit international. Sur ce plan, les positions sont classiques. Le volontarisme fait dériver la coutume du consentement des Etats, tandis que les théories non volontaristes lui assignent un fondement extérieur et supérieur aux Etats. Ceux-ci doivent s’y soumettre par l’effet d’une nécessité directement contraignante, sans médiation procédurale comme dans le cadre du droit écrit. On ne prétend pas régler ici cette controverse. Mais il paraît nécessaire de distinguer entre la question du fondement du droit, qui est un faux problème, et celle de l’origine de la coutume, qui appelle une réponse claire. Cette origine, le consentement des sujets de droit, suppose unité et non dualité du processus coutumier. Elle ne cantonne pas, en outre, la coutume dans un passé indéfini, dans une pratique sédimentaire. Elle rend ses rapports avec le temps beaucoup plus complexes, la situant entre l’a priori et l’a posteriori. – Un faux problème, une vraie solution Les controverses relatives à l’origine de la force obligatoire de la coutume sont souvent obscurcies parce qu’elles mélangent abusivement deux questions bien distinctes : le fondement du droit dans son ensemble, l’origine spécifique de la coutume. On peut le comprendre. Historiquement, le droit international procède largement de la coutume. Celle-ci paraît au surplus être à sa racine même, et soulever tous les problèmes qu’il pose. La distinction est cependant indispensable. La problématique du fondement de validité est d’ordre métaphysique, et conduit logiquement à des impasses, comme l’ont illustré les interrogations autour de la norme fondamentale de Kelsen. Le système juridique positif identifie ses sujets, répartit leurs compétences, définit le mode de production de ses normes et leurs conditions de validité ou d’opposabilité. Il ne dérive de rien d’autre que de lui-même, il repose sur son autodéfinition comme droit. Est droit ce que les sujets reconnaissent comme tel. Evidemment, on débouche sur un cercle vicieux, puisque les sujets sont eux-mêmes définis par le droit, et l’on retrouve la vieille aporie de l’oeuf et de la poule. Mais c’est le mystère général des origines ou des commencements. On doit admettre que l’identification réciproque, la reconnaissance mutuelle des sujets en tant que tels, est l’événement fondateur, même fictif. Ils font comme si, ils mettent des masques. L’ordre de relations qu’ils développent sur cette base est de pure convention. En ce sens, si l’on admet que cette identification première est coutumière, on peut dire que la coutume est à la base du système, qu’elle est le masque des masques. Mais, sur un autre plan, la coutume est dans le système, régie par lui autant qu’elle le régit. Dans le cadre du système positif international, l’origine consensuelle de la coutume n’est guère contestable. Son masque est donc la volonté des sujets de droit, et le célèbre arrêt du Lotus, qui l’avait posé en son temps, demeure indépassé. Ne peut-on pas, cependant, arracher ce masque, et découvrir à sa place un droit objectif, ou spontané, produit direct et nécessaire des rapports sociaux ? Ce serait sans doute dissoudre l’objet juridique au lieu de découvrir sa nature profonde. Au surplus, le droit «objectif » ou « spontané » échappe-t-il à la volonté, voire à la manipulation ? Il ne s’exprime pas directement, mais par le truchement d’intermédiaires qui vont révéler sa consistance. Qui sont ces interprètes, à qui l’on reconnaîtrait le droit de dire le droit et de l’imposer aux sujets ? Des juges ? Un législateur, même n’agissant que par dédoublement fonctionnel ? Le droit spontané peut alors évoquer les fameux aveux spontanés des commissariats. Quant au droit objectif, s’il écarte les masques, C’est au risque de leur substituer des chimères, ce qui n’est pas nécessairement un progrès, surtout scientifique. De sorte que le véritable choix n’est pas entre volontarisme et objectivisme, mais entre volontarisme et subjectivisme, voire impérialisme. Il n’est pas surprenant de constater que les courants hostiles au volontarisme correspondent, historiquement, à des positions dominantes dans la production des normes internationales, qui tendent à identifier leur situation de puissance momentanée avec une aptitude à exprimer les aspirations et besoins de la société internationale dans son ensemble. D’où des retournements, voire des contradictions dans les analyses, dont les clefs ne sont évidemment pas du seul ordre intellectuel. – Deux éléments, un seul processus – L’analyse classique distingue l’élément matériel (pratique générale) et l’élément psychologique ou opinio juris sive necessitatis (acceptée comme étant le droit). Cette dichotomie correspond-elle au processus réel de formation, ou renvoie-t-elle simplement à des signes de la coutume ? Si l’on est un volontariste conséquent, on doit admettre que seule l’acceptation, ou le consentement, est à l’origine juridique de la règle. La pratique n’est que l’instrument, le témoin de son apparition. Son rôle s’expliquepar le parasitisme nécessaire,par l’économie de moyens du processus coutumier. Il convient en effet qu’elle soit pertinente. A cet égard, l’assimilation entre pratique et «fait » est un peu simple. La pratique n’est pas une masse inerte à laquelle l’opinio juris insufflerait un sens juridique. Elle est déjà une pratique juridique, puisqu’elle consiste en comportements juridiques – actes unilatéraux, gouvernementaux, législatifs, juridictionnels, administratifs, institutionnels, conventions, conduites juridiquement caractérisées… – et qu’elle doit être imputable à des sujets de droit susceptibles d’être liés par la règle. Elle comporte donc par nature une dimension normative, ce qui signifie qu’elle est concrètement indissociable de l’opinio juris. Quant à elle, hors le cas où la règle impose une abstention, c’est-à-dire une pratique négative, elle ne peut guère transparaître qu’au travers de la pratique juridique, comportements ou déclarations. La distinction des deux éléments est donc intellectuelle ou méthodologique, mais n’affecte pas l’unité du processus. On peut en tirer deux conséquences. D’une part, la question classique de la priorité dans le temps de l’un des éléments n’a guère de sens, puisqu’ils sont indissociables. Prenons l’exemple des résolutions de l’Assemblée générale, dont on dit parfois qu’elles peuvent contenir une opinio juris qui précède la pratique, celle-ci devant ensuite la confirmer et constituer définitivement la règle. Fn réalité, le rôle de la pratique ultérieure n’est pas d’ajouter un élément supplémentaire indispensable, mais bien de prouver, en quelque sorte rétroactivement, que l’opinio juris invoquée existait bien dans l’acte en cause. Une pratique contraire, voire une absence de pratique conforme, restituerait l’acte à sa seule nature incitative, démontrant l’inexistence de l’opinio juris en son sein. D’autre part, le processus est indéfiniment ouvert, et la coutume peut se former par tout moyen propre à établir le consentement des sujets : dialectique d’actes unilatéraux porteurs de prétentions juridiques générales, voire d’actes collectifs non conventionnels, conventions à visée générale, etc. – Le consentement des sujets présente toutefois des caractéristiques propres. Il connaît non seulement, comme il est logique, une moindre formalisation que le consentement aux traités, mais aussi une protection moindre. Moindre formalisation spécialement au regard du droit interne, qui ne définit pas en principe dans quelles conditions l’Etat est lié par la coutume. Protection moindre, puisque la théorie des vices du consentement, applicable aux traités, ne paraît pas transposable pour l’instant au droit coutumier – mais rien n’interdit qu’elle le soit à l’avenir. Fn outre, le consentement de l’Etat à la coutume générale est présumé, de sorte que son silence l’expose à se voir engagé. Ajoutons que les conditions dans lesquelles il peut se délier d’une coutume acceptée, au-delà d’une contestation purement de lege ferenda, ne sont guère précisées. Différence, là encore, avec le droit conventionnel, qui admet, dans certains cas, la possibilité du retrait unilatéral d’un traité conclu pour une durée indéterminée. Ces caractéristiques remettent-elles en cause l’origine volontaire de la liaison de l’Etat ? Nullement, puisque l’essentiel demeure, que l’Etat peut, par son attitude d’objection au stade de la formation de la règle, la rendre inopposable à son encontre, de même que les nouveaux Etats au moment de leur apparition. La difficulté de se soustraire à une règle précédemment acceptée, même tacitement, exprime surtout l’absence ou la faiblesse des procédures régulières pour changer le droit. Le résultat en est une succession de crises qui, suivant les cas, permettent de déborder ou à l’inverse de renforcer les règles mises en cause. La violation délibérée et intentionnelle d’une règle peut donner lieu à acceptation et à imitation, même à l’issue d’une période de doute transitoire, et l’évolution du droit des espaces maritimes l’a abondamment illustré. Elle peut au contraire susciter réactions et protestations qui confirment sa pleine autorité, ainsi dans le domaine du droit des relations diplomatiques. C’est dire, ou confirmer, que la coutume étant un processus continu est en quelque sorte une négociation permanente. – Cette négociation est donc informelle, démultipliée, diffuse. Mais elle peut également être collective, institutionnelle, ponctuelle. Il en va ainsi au sein des organisations internationales comme des conférences de codification, que le processus peut parasiter. Quelles qu’en soient la durée, l’occasion, les circonstances, et comme dans toute négociation, les différents facteurs de la puissance des Etats interviennent. Certes les consentements sont égaux, comme les Etats, en ce sens que chaque Etat est seul compétent pour le donner et souverain pour le faire. Mais les divers moyens utilisables de pression, de rétorsion, de concession, de réciprocité, de compromis, peuvent être mis en jeu suivant les possibilités de chacun. La coutume traduit un certain rapport de puissance, plus sans doute qu’une nécessité sociale, comme l’ensemble des règles juridiques. En d’autres termes, elle n’échappe nullement à la manipulation par les sujets de droit, et, derrière son objectivité et impassibilité apparentes, on retrouve les confrontations et compromis entre les intérêts étatiques. N’est-elle pas cependant tributaire d’un empirisme normatif, de l’inertie d’une pratique tournée vers le passé qui limite cette faculté de manipulation et réserve les grands desseins organisateurs au seul droit écrit, seul capable de se projeter dans l’avenir ? Poser le problème des rapports entre la coutume et le temps conduit, là encore, à constater qu’elle est plus plastique et plus opportuniste qu’on ne pourrait de prime abord le penser. La coutume entre l’a priori et l’a posteriori Même si on limite le rôle de la pratique à une fonction de manifestation et non de constitution de la règle, si l’on estime que la durée n’est nullement nécessaire, pas davantage que la répétition, à l’existence de la coutume, il est clair qu’une période sensible, durant laquelle les différents consentements sont rassemblés et en quelque sorte croisés, doit s’écouler. Certes, elle peut être brève, d’autant plus brève que les consentements s’expriment de façon collective, au sein d’une négociation multilatérale, ou par l’entremise d’un traité. La coutume instantanée demeure cependant un cas limite, bien qu’elle puisse être formée plus rapidement qu’un traité, soumis à des étapes procédurales diversifiées et démultipliées. Ne risque-t-elle pas alors d’être cantonnée dans une fonction quasi notariale, enregistrant un accord que ses conditions mêmes d’élaboration rendraient incapable de s’adapter aux volontés et besoins nouveaux exprimés dans le système juridique ? Rapide, voire immédiate, la coutume ne pourrait être futuriste. En réalité, on ne voit pas quelle infirmité technique l’empêcherait d’avoir un caractère prévisionnel, de poser des principes impliquant des évolutions postérieures, entraînant une rupture à plusieurs détentes avec l’état ancien du droit. Ainsi l’élargissement de la mer territoriale, le plateau continental, la zone économique exclusive ont-ils été coutumièrement reconnus alors même que tous les Etats concernés, et finalement consentants, n’avaient pas pris les actes unilatéraux qui leur permettaient de concrétiser les droits correspondants. Il y a donc une dynamique, et non seulement une statique de la coutume. Les Etats doivent au demeurant l’utiliser avec prudence, car du choix du moment pourra dépendre la réussite ou l’échec de leurs prétentions, leur contestation ou leur reconnaissance comme fondées sur une règle nouvelle, à la fois appliquée et consacrée. Une gestion opportune du temps coutumier est donc nécessaire. Diverses notions récentes, au contenu et au statut encore partiellement indéfini, comme celles de souveraineté permanente sur les ressources naturelles, de patrimoine commun de l’humanité, illustrent également cette aptitude à la projection, à la transformation par étapes, mais sur la base de principes et de la logique, même ouverte, dont ils sont porteurs, du droit existant. Ainsi la tâche du développement progressif du droit international, le plus souvent assignée aux traités, n’échappe nullement à la coutume. On pourrait en revanche s’interroger sur sa capacité à quitter le domaine macrojuridique, celui des principes et des règles, à réglementer les procédures, à pénétrer dans le détail des techniques, à fournir une normativité précise et complète. Elle appellerait ainsi le complément nécessaire et postérieur du droit écrit, ou, à l’inverse, elle permettrait seulement d’en dégager a posteriori, d’en systématiser et d’en généraliser les règles implicites. Là encore cependant, rien n’interdit à la technique coutumière de s’adapter, et, par exemple, de consacrer une pratique procédurale développée au sein d’une organisation ou d’une conférence internationale. La coutume n’est limitée que par les possibilités de son mode d’expression, la pratique. Elle peut donc consacrer juridiquement tout ce que la pratique peut contenir. En définitive, on peut revenir à la distinction entre processus et norme. Le processus coutumier occupe un présent indéfini, puisqu’il est constamment à I’oeuvre. Quant à la règle, elle ne se dévoile qu’à l’occasion de manifestations ponctuelles, puisqu’elle n’a qu’une existence hypothétique en dehors de ses applications concrètes, qu’elle est supposée plus que posée. Elle occupe donc simultanément tous les moments du temps juridique. Elle rend compte du passé, elle justifie le présent, elle vise à ordonner l’avenir. Dans une tension permanente avec le droit écrite, la coutume traduit le phénomène juridique international dans sa plénitude, exprime toute sa complexité et actualise la plupart de ses virtualités.