Une crise est toujours l’accélérateur et le révélateur de tendances latentes dont elle porte les contradictions à leur point extrême, à leur point de rupture. Elle peut permettre d’en prendre conscience et par là de les corriger. Mais il est deux manières de le faire. Ou l’on résout la crise elle-même, sans atteindre les tendances profondes qui en étaient l’origine, et l’on est alors condamné à la revivre. Ou bien l’on saisit cette occasion pour provoquer une rupture plus fondamentale et éliminer ainsi tout retour à une crise de même nature – ce qui ne veut pas dire que d’autres, mais d’un type différent, ne pourront pas resurgir.
Comme on le sait, une crise présente ainsi toujours un aspect négatif, les destructions qu’elle entraîne et les insuffisances qu’elle met à jour, et un aspect positif, la tension qu’elle provoque et la nécessité de la surmonter permettant parfois de régler à chaud des questions que l’on préférait laisser dormir. La présente crise, financière voire boursière à son origine, puis économique et désormais virtuellement politique ne fait pas exception. Ce qu’elle révèle d’un côté, c’est un phénomène de dépossession sur plusieurs registres – dépossession en général des Etats de la maîtrise des circuits financiers, en particulier de l’Europe face à la prépondérance américaine. Ce qu’elle pourrait permettre de l’autre, c’est la reprise par l’Union européenne de la maîtrise de ses propres affaires, ce qui serait une manière pour elle de sortir de la crise par le haut.
I.– L’Union européenne dépossédée d’elle-même
Dépossession parce que la crise est d’origine américaine, qu’elle est le produit d’une politique américaine, et parce qu’elle se caractérise par le souci qu’ont les Etats-Unis de la résoudre en la faisant financer par les autres, en ne se préoccupant pas des conséquences qu’elle entraîne pour eux et en prétendant exercer sur l’extérieur une hégémonie sans contrôle qui conduit à une prédation à son profit et à leur détriment – en particulier au détriment de l’UE. Mais la crise ne fait là que révéler une dépossession plus profonde et plus ancienne, et que révéler la persistance de l’hégémonie américaine. Elle est d’abord intellectuelle, elle est ensuite politique, elle est encore économique, et le tout converge vers une dépossession culturelle. Dans ces conditions, la prétendue gouvernance mondiale n’est qu’un leurre.
Dépossession intellectuelle
Un détour est ici nécessaire pour illustrer le propos, plus par un apologue que par une analyse. Il peut surprendre, mais il va s’éclairer. Edward Luttwak est un spécialiste américain renommé des questions stratégiques, auxquelles il a consacré de savants ouvrages. Il est en particulier l’auteur d’un livre paru en 1976 et traduit en français en 1987, La grande stratégie de l’empire romain (Economica ; 2e édition, 2009). Il y analyse les mérites respectifs de la domination hégémonique et de la domination impériale et le passage de l’une à l’autre. Quel rapport ? Edward Luttwak est d’origine roumaine, donc Européen, puis a mis sa réflexion et son intelligence au service des Etats-Unis. Lorsqu’il traite de l’empire romain, c’est de nous et de notre époque qu’il parle. Il maîtrise parfaitement l’histoire antique, notre histoire. Tout ceci tourne au profit des Etats-Unis, de leurs think tanks et de ses options politiques – il fut un conseiller écouté sous la présidence Reagan.
Voila une première dépossession, la dépossession intellectuelle, car Edward Luttwak est loin d’être le seul de son genre. Les noms de ses semblables se pressent à l’esprit. Dépossession aussi de notre histoire. Son livre en évoque deux autres : Montesquieu au début du XVIIIe, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), où il traitait en réalité de l’Europe de son temps ; Albert Thibaudet deux siècles plus tard, La campagne avec Thucydide (1922), comparaison très éclairante entre la guerre du Péloponnèse, tombeau de la Grèce antique, et la première guerre mondiale, tombeau de l’Europe moderne. Ainsi ce ne sont plus des Européens qui éclairent le monde au profit de l’Europe, ce sont des Européens devenus Américains – sous l’Antiquité on aurait dit des Affranchis – au profit des Etats-Unis. Une fois vaincus, Les Grecs ont agi de même sous Rome, mais au moins ils n’ont pas tourné la Grèce en dérision ni ne l’ont reniée.
Dépossession politique
A nouveau, l’ouvrage d’Edward Luttwak peut nous servir de fil rouge. Il est apparemment consacré aux questions militaires, mais il marque combien toute stratégie militaire est enracinée dans et dominée par des considérations politiques, économiques et sociales, même culturelles. Il souligne aussi ce qu’elle doit aussi à la nature et à la stabilité du régime politique interne. Ce qui nous intéresse ici est sa description de l’hégémonie, qui a correspondu au système des empereurs de la période claudio-julienne puis des Flaviens aux Sévères. Elle est caractérisée par le refus des extensions territoriales, par un effort de romanisation progressive des espaces sous contrôle et de leurs confins, et par le recours à des Etats clients, dont les dirigeants étaient plus ou moins adoubés par Rome et lui servaient d’auxiliaires dans leurs dispositions sécuritaires, tout en étant économiquement dépendants. Un tel système ne connaît pas d’égaux, à peine des partenaires, et surtout des vassaux. Les nouveaux membres de l’OTAN en sont des caricatures.
« Amis et alliés du peuple romain », telle était la récompense des Etats clients. Des mesures diverses de coercition les atteignaient s’ils prétendaient secouer le joug, mais Rome ne se préoccupait pas de la nature de leurs régimes internes. Seule comptait leur docilité. Rome préférait le bilatéralisme, mais tenait de temps à autre des conférences régionales où chacun comparaissait comme à une Cour. Comment ne pas y voir une anticipation de l’OTAN, instrument de la domination américaine au sein duquel les membres européens sont réduits à des forces d’appoint et privés de la capacité de définir et de garantir par eux-mêmes leurs intérêts propres ? Ainsi dépossédés de la maîtrise de leur sécurité, ils sont sous protectorat. C’est un Grec, Plutarque, qui a formulé cette maxime mélancolique à l’époque claudio-julienne : « Un peuple qui ne peut assurer par lui-même sa propre sécurité ne peut pas être un peuple libre ».
Dépossession économique et financière
Cette dépossession se décline également sur le plan économique. Elle est plus marquée aujourd’hui qu’à l’époque romaine, parce que les ressorts de la puissance contemporaine sont plus économiques qu’ils ne l’étaient alors. Mais elle complète une domination militaire qui ne saurait exister sans elle et qui serait insuffisante à elle seule – le sort de l’URSS l’a bien montré. Les Etats-Unis ont su mettre au point des mécanismes qui assurent leur suprématie sur ce terrain, qui leur permettent de vivre à crédit au détriment d’autrui et qui reposent sur plusieurs éléments.
D’abord, un opportunisme permanent, un jour passant par des organisations internationales, un jour par leur rejet – celui du système de Bretton Woods après la guerre du Vietnam par exemple ; un jour par la dérégulation du système bancaire et la possibilité pour lui de créer de la monnaie de façon indéfinie – curieuse contradiction d’une politique qui se réclame par ailleurs d’un monétarisme vigilant, mais c’est surtout, avec le FMI, pour les autres ; un autre jour par le retour de la régulation, voire d’une quasi nationalisation de banques ou d’entreprises qu’il faut sauver de la faillite.
Ensuite, le contrôle des instruments financiers internationaux essentiels. On vient de citer le FMI, mais il n’est rien par rapport à la suprématie internationale du Dollar américain, seule monnaie nationale dans l’histoire à être en même temps monnaie internationale de réserve et d’échange. Il permet aux Etats-Unis de vivre en permanence à crédit, de faire financer leur politique par l’extérieur, d’exporter leurs difficultés et d’en imposer le poids à autrui – inflation voici quelques décennies, crise bancaire puis financière plus récemment.
On pourrait encore ajouter le rôle des agences de notation, américaines pour la plupart, qui ne sont contrôlées par personne. Au-delà des banques et institutions financières, ce sont les Etats qui sont aussi concernés. On connaît les « pigs ». Quelle distance culturelle, quel mépris, traduisent cet acronyme, qui flirte avec le racisme ! Car comme par hasard, ce sont des pays européens, des pays latins, pour la plupart catholiques qui sont visés – alors que si l’on retient les mêmes critères, n’est pas les Etats-Unis, leurs banquiers, leurs traders, leurs agences de notation, qui sont les plus gros « pigs » ?
Dépossession culturelle
Inutile de s’appesantir longuement sur ce point, qui rejoint le point de départ, la dépossession intellectuelle, tout en l’élargissant. L’américanisation du monde, favorisée par l’usage international obligatoire de l’anglais, par une industrie cinématographique et télévisuelle dominante – qui pille sans vergogne œuvres et scénarios d’origine européenne -, par le développement et la gestion de l’internet, répond à la romanisation rampante que cultivaient les premiers empereurs romains. Alors, bien sûr, l’Occident, ses valeurs communes et universelles de liberté, d’égalité des droits, d’individualisme et de libre examen. Mais à quoi bon si, renversant ses principes, il n’est plus que le doux nom de l’hégémonie américaine ?
Ainsi, on trouve en Europe une culture de la soumission, l’idée flottante et générale que tout ce que l’on peut faire c’est d’être aussi proche que possible des Etats-Unis – et le retour de la France dans les organismes intégrés de l’OTAN en est une marque qui va bien au-delà de ses aspects techniques. Il est si flatteur d’être de la Grande Armée ! Mais si c’est pour y jouer un rôle subalterne ? Les Français spécialement feraient bien de se souvenir d’une période, pas si lointaine, celle qui a précédé la seconde guerre mondiale, durant laquelle les intérêts de sécurité du pays étaient subordonnés au maintien de la solidarité avec le Royaume-Uni, qui objectivement favorisait le relèvement de l’Allemagne … Le mythe du grand frère a la vie dure, mais rarement des lendemains qui chantent.
Au surplus, les valeurs occidentales, ne sont-elles pas absorbées et résumées par l’économie, par une économie marchande qui connaît le prix de tout et la valeur de rien ? Qui fait de l’escroquerie organisée un raffinement intellectuel, presque l’un des beaux arts ? Il est frappant d’observer que l’économie politique internationale est avant tout une science américaine, que les experts européens sont largement les disciples de ses écoles et de ses analyses, et que, plus encore que leurs confrères américains, ils sont au service d’un système bancaire dominé par les Etats-Unis. Un économiste n’est guère pris au sérieux que si son CV fait apparaître une puissante formation au sein des universités américaines, sinon il n’est qu’un provincial. La petite voix des contestataires ne peut guère se faire entendre, et l’effondrement du monde soviétique, la déconsidération intellectuelle de la pensée socialiste constituent une rente de situation pour la pensée libérale sur laquelle elle tire des traites indéfinies.
Le mythe de la gouvernance mondiale
Dans ces conditions, le thème de la gouvernance n’est qu’un leurre. Il l’est pour plusieurs raisons.
D’abord, sur le plan interne américain. Tout ce qui précède ne conduit nullement à la conclusion d’une sorte de complot conscient et organisé des dirigeants américains pour mettre le reste du monde en coupe réglée. Bien au contraire, les dirigeants américains sont loin de maîtriser la situation, parce qu’ils ont abandonné au nom du libéralisme nombre de moyens de contrôle de l’économie et de la finance. Parce qu’également on les voit hors d’état de régler les grandes questions internationales, prolifération des ADM, terrorisme islamique, conflits israélo palestinien, iraquien, afghan … En réalité la présidence américaine est tributaire du Congrès, lui-même dépendant des lobbies au premier chef, des électeurs au second. Ni les uns ni les autres ne s’intéressent au monde extérieur, sinon en fonction d’intérêts à court terme, et d’intérêts américains. Plus que jamais se vérifie la formule de Tocqueville : « Les démocraties règlent les questions du dehors par les raisons du dedans ». Quand bien même ils le voudraient, les présidents américains ne sont pas les maîtres de leur comportement international. On l’observe avec les difficultés de ratification de divers traités multilatéraux, dans les domaines de la sécurité ou plus simplement des espaces – la Convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer par exemple. Leur souci principal – et là-dessus ils sont en accord avec le Congrès – consiste à garder les mains libres et à ne pas être liés par des engagements internationaux. L’échec de la conférence de Copenhague l’a une nouvelle fois démontré. L’attitude à l’égard du Conseil de sécurité et du recours à la force armée, ou sur le plan économique à l’égard de l’OMC et des contre mesures qu’elle peut autoriser l’illustre, alors qu’il s’agit pourtant d’institutions internationales créées à l’initiative des Etats-Unis et largement tributaires de leur volonté.
Ainsi les Etats-Unis, qui seuls pourraient donner corps à une gouvernance mondiale organisée, ne le peuvent pas ni ne le veulent pas. Ils ne le peuvent pas, parce que leur système politique subordonne leur vision du monde à des intérêts internes et les enferme dans une logique nationale beaucoup plus qu’internationale – quelle que soit la rhétorique qu’ils utilisent à ce sujet. Ils ne le veulent pas, parce que leur politique est précisément fondée sur la promotion de leur intérêt national, supérieur à tout autre. Leur protectionnisme inavoué mais réel le démontre amplement. Tant mieux si cet intérêt national coïncide avec celui des autres, sinon tant pis. N’est-ce pas là leur « destinée manifeste », qui veut qu’une « nation indispensable » exerce une « hégémonie bienveillante » ? On peut observer qu’aussi bien le G 7 que le G 8 puis le G 20 ont été créés à la suite d’initiatives européennes, non américaines, et qu’ils y accordent certainement moins d’importance que les autres membres.
II.- A la recherche d’une maîtrise de l’Europe par elle-même
La crise, comme on a tenté de le montrer, est révélatrice non pas tant d’une absence de gouvernance que d’une structure de domination, tout particulièrement de l’Europe par les Etats-Unis, au nom d’une communauté transatlantique largement à sens unique. Revenons au départ : en sortira-t-on par des expédients qui la masqueront plus qu’ils ne la surmonteront, voire aggraveront la situation de subordination de l’UE et de ses Etats membres ? Ou la crise sera-t-elle à l’inverse l’occasion d’une reprise en main par l’UE et ses membres de leurs propres affaires, les mettant à l’abri de l’exportation des difficultés extérieures, américaines tout particulièrement ?
Cette question semble plus spécialement concerner l’Europe, plus que les puissances émergentes notamment, qui ont davantage de marges de manœuvre. Pour l’instant, il semble que l’on se situe plutôt dans la première branche de l’alternative que dans la seconde, mais … L’UE souffre en effet de plusieurs faiblesses : une faiblesse structurelle, un affaiblissement historique, une faiblesse politique. Un rebond est-il possible, et comment ?
Les faiblesses de l’Union européenne
- Elles sont d’abord structurelles. Loose Confederation pour les uns, objet juridique et politique non identifié pour d’autres, la nature de l’UE décourage l’analyse. La gouvernance en son sein est d’une complexité, d’une lenteur et d’une indécision qui déconcertent jusqu’à ses partisans, et le traité de Lisbonne n’y a pas apporté grand remède. Ce qui importe ici, qui concerne plus les relations extérieures de l’UE, c’est qu’elle n’a pas trouvé son modèle de puissance. Parler de Soft Power, de puissance douce, baptise la difficulté sans la résoudre. L’Union est en butte à l’ignorance à son égard des dirigeants américains, et au mépris de ses think tanks – que l’on songe à Robert Kagan par exemple. Elle est pourtant la plus grande réussite, la plus grande innovation intellectuelle et politique du XXe siècle – mais le sait-elle elle-même ?
Surtout, elle n’a pu ni universaliser son modèle, fondé sur le droit, l’intégration, la décision collégiale, les solutions pacifiques, les compromis, ni entraîner des phénomènes d’imitation dans d’autres régions. Elle représente une réalisation kantienne dans un monde machiavélien, ou si l’on veut, schmittien. A la différence des Etats-Unis, qui savent parfaitement distinguer ce qui relève du dedans – l’Etat de droit, les garanties individuelles, la démocratie locale, le rôle des juges – et ce qui relève du dehors – la prépondérance partout et toujours des intérêts et des solutions américaines, par le droit américain mais aussi par la force armée -, l’UE ne pratique pas le dualisme : elle se comporte à l’égard de l’extérieur comme en son sein, et voudrait convaincre de l’excellence de ses solutions. Elle ne suscite alors que dédain et l’on prend sa sagesse pour de la faiblesse. Elle risque ainsi d’aboutir à la marginalisation par rapport au reste du monde.
- L’UE connaît ensuite un affaiblissement historique, largement du à des élargissements prématurés qui ont affaibli sa cohésion et modifié ses objectifs. Une chose est de favoriser l’intégration d’Etats membres homogènes, une autre d’intégrer de nouveaux membres qui doivent en quelques années accomplir, en plus d’une double transition – vers la démocratie, vers l’économie de marché – l’assimilation d’un demi-siècle d’acquis communautaire. Ces nouveaux membres regardent au surplus davantage vers les Etats-Unis que vers l’UE, ce qui ne contribue pas à renforcer sa cohésion interne ni sa solidarité.
S’ajoute à cela que le dernier progrès d’envergure, la création d’une monnaie unique, l’Euro, aboutit à la constitution d’une UE à trois vitesses – les partenaires de l’Euro, ceux qui ne peuvent pas y adhérer, ceux qui ne le veulent pas. On mesure la difficulté que peuvent éprouver les Européens eux-mêmes à se sentir membres d’une Union si peu unie. Le désamour des opinions publiques des Etats membres s’ensuit logiquement. Il aggrave même la situation, dans la mesure où c’est le caractère démocratique de l’Union qui en est à son tour affecté. L’Europe retrouve ainsi ses vieux démons, ceux de la division. Pour la première fois depuis son origine, l’hypothèse de la disparition de l’UE, qui suivrait l’abandon de l’Euro tel qu’il existe, n’est plus totalement inconcevable.
- Faiblesses politiques enfin. Elles tiennent à des éléments subjectifs plus qu’objectifs, la division entre Etats membres, surtout entre Etats fondateurs – et principalement au processus de distanciation dans lequel semble aujourd’hui entré l’Allemagne. Si l’on se borne à elle – car la politique britannique du dedans-dehors n’est pas une nouveauté, et l’on avait appris à vivre avec elle – cette distanciation représente un péril mortel pour l’UE. L’Allemagne a été l’un des principaux bénéficiaires de la construction européenne, qui lui a rendu une légitimité internationale, a encadré sa reconstruction démocratique et sa prospérité économique. Elle en a engrangé les bénéfices et semble aujourd’hui regarder ailleurs, comme si l’UE était pour elle un carcan qu’il lui fallait desserrer pour jouer son destin seule.
Au fond, on peut se demander si l’Allemagne ne se comporte pas aujourd’hui en miroir des Etats-Unis : considérer son intérêt national à court terme et rejeter la solidarité européenne dès lors qu’elle comporte plus d’inconvénients que d’avantages immédiats. Non pas qu’elle se rapproche des Etats-Unis : l’Allemagne est sur beaucoup de plans le pays européen le plus éloigné des Etats-Unis, de ses objectifs dominateurs, de ses méthodes guerrières, de l’esprit de son économie spéculative et de son capitalisme brutal. La porte de sortie de l’UE, c’est pour elle bien davantage la Russie, avec laquelle elle a noué un partenariat étroit dans nombre de domaines, voire la Chine, immense marché qui s’ouvre à ses produits et où elle domine la compétition avec ses partenaires européens. C’est exactement l’attitude inverse qu’il conviendrait d’adopter si l’on veut que l’UE sorte de la crise par le haut.
Sortir de la crise par le haut
Une fois de plus – mais il n’est pas d’alternative – c’est d’une entente et d’un partenariat franco-allemand que peut venir la solution. Elle se lit en creux dans les faiblesses actuelles. Rappelons-nous que l’UE est née de la vision géniale d’hommes d’Etat, Jean Monnet, Robert Schuman, Conrad Adenauer, Alcido de Gasperi, prolongée par la sagesse de leurs successeurs, dont les plus récents ont été François Mitterrand et Helmut Kohl. Ils ont été des architectes, ils ont fait prévaloir la solidarité et le long terme sur la quête de petits avantages nationaux immédiats, électoraux ou autres. Aujourd’hui les instances européennes semblent abandonnées à des bureaucraties sans vision et à des lobbies qui ne promeuvent que des intérêts privés. Comment s’étonner que les peuples européens s’en détournent ?
Ces données sont largement subjectives, c’est-à-dire politiques. L’espace politique est pleinement ouvert aux Européens, et avant tout aux Allemands et aux Français. On demande hommes – ou femmes – d’Etat, capables de concevoir et de mettre en œuvre un projet politique pour l’UE, et de mesurer que la crise permet de la renforcer, par rapport à elle-même et par rapport aux autres. Il faut pour cela se souvenir que l’Europe est née divisée. Tout ce qui rappelle cette division, la mise à l’index de certains pays, les signes de dédain de puissances nordiques « raisonnables » à l’égard des « pays club méd » par exemple provoque des dégâts psychologiques considérables qui se paient ensuite politiquement. La prospérité allemande, sa respectabilité internationale ne pourront sans doute pas perdurer dans une UE affaiblie, et encore moins sans l’UE, qui en est la garante. Il est des mémoires qui ne demandent qu’à se réactiver, au détriment de tous.
Renforcer l’Union par rapport à elle-même, c’est accroître sa gouvernance économique ; faire accepter des disciplines communes et les moyens de les mettre en œuvre ; améliorer la gestion commune de l’Euro ; développer des politiques budgétaires, fiscales et sociales plus convergentes, peut-être des politiques industrielles ; favoriser la création de groupes mondiaux européens. C’est aussi rétablir la crédibilité du projet politique européen auprès des opinions publiques ; améliorer la démocratie en son sein ; réduire le rôle des lobbies ; au-delà de Lisbonne, peut-être des initiatives franco-allemandes pourraient-elles rassembler autour d’elles un noyau d’Etats ayant une capacité d’entraînement pour l’ensemble – et à défaut pouvant mettre en œuvre pour eux-mêmes des coopérations renforcées.
Renforcer l’Union par rapport aux autres, c’est là encore convertir la puissance économique et commerciale réelle de l’UE en influence politique ; c’est mesurer que les Etats-Unis sont plus des compétiteurs sans merci que des partenaires bienveillants – battue en brèche partout ailleurs, c’est à l’encontre de l’UE que leur hégémonie tend à s’exercer avec le plus de force; défendre avec plus de vigueur les intérêts communs de l’UE face à une ouverture des marchés qui se fait trop souvent à son détriment ; développer ses propres agences de notation ; se défendre résolument contre la spéculation internationale ; favoriser l’émergence d’une monnaie internationale qui ne soit pas une monnaie nationale.
Le 4 mai 2010, le Center for Transatlantic Relations organisait à Washington, avec le SAIS, un séminaire international sur le thème « Currency Without a Country : Death Throes or Growing Pains of the Euro? ». On mesure la satisfaction larvée de cet intitulé. Pourquoi en Europe ne pas organiser un séminaire sur le thème : « Pour une monnaie internationale qui ne soit pas une monnaie nationale », une monnaie qui ne soit pas notre problème mais notre solution ? Tant que se maintiendra en effet le règne international du Dollar, l’Europe et le monde resteront tributaires de l’ordre – et surtout des désordres boursiers, financiers, monétaires américains.
On évoque parfois des alternatives purement européennes, telles que l’abandon de l’Euro pour reconstruire une nouvelle monnaie commune entre un nombre d’Etats plus restreint et aux économies plus convergentes. On accepte même l’idée que cet abandon pourrait provoquer la décomposition de l’UE actuelle, ce qui permettrait de refaire une petite Europe sans la grande, au lieu d’une petite Europe dans la grande, ce qui est la tendance présente. Mais l’idée européenne et les solidarités qu’elle implique pourraient-elles survivre à une telle destruction ? Il est permis d’en douter. Les Etats-Unis eux-mêmes ont-ils intérêt à la disparition de l’Euro ? Probablement pas, compte tenu de l’interdépendance des économies. Il leur suffit qu’il reste subordonné au Dollar.
La seule sortie par le haut de la crise actuelle paraît donc le renforcement de la zone Euro dans son périmètre actuel. C’est en toute hypothèse une condition nécessaire, si non suffisante. On mesure combien tout ceci peut relever du wishful thinking, peut-être de l’utopie, et combien la question est autant, sinon plus, celle des moyens que des intentions. Mais si l’UE et en son sein ses principaux Etats membres, qui demeurent l’Allemagne et la France, ne s’engagent pas et ne persistent pas dans cette voie, l’Europe a du souci à se faire.