Les sociétés humaines ont toujours vécu sur le fil du rasoir. C’est aussi vrai aujourd’hui qu’hier et cela concerne l’univers entier, les ordres politiques les plus brutaux étant souvent appelés à durer, mais à disparaître un jour en aussi peu de temps qu’il en faut pour le dire, les démocraties étant quant à elles plus agitées, mais finalement plus résistantes à l’adversité.
La révolution tranquille du Royaume-Uni
Berceau de la liberté, mère des Parlements, la Grande Bretagne nous en offre un exemple saisissant cette semaine. En quelques heures, des équilibres séculaires ont fait place à un bouleversement qui pourrait bien changer la nature même du système politique, sans que soient remis en cause les fondements du Royaume.
Dotée d’une Constitution non écrite, reposant de fait sur des coutumes que le Parlement n’est jamais tenu de respecter jusqu’à l’absurde, le Royaume-Uni sait ainsi se réformer dans l’esprit du temps, sans bruit et sans fureur. Jusqu’en 1975, l’idée même d’un référendum populaire faisait horreur aux britanniques, étant d’ailleurs jugée anticonstitutionnelle dans son principe même au pays de la démocratie représentative. Devant l’enjeu historique de la construction européenne et les divisions qu’elle soulevait au sein de l’électorat, il fut estimé pourtant inéluctable et instauré tranquillement par le Parlement sous une forme compatible avec la tradition britannique : le référendum doit être autorisé par une loi et son résultat n’a, en théorie qu’une portée consultative.
Depuis la consultation de 1975, il n’y a eu que peu de consultations de cette nature, à portée uniquement régionale, tout de même très importantes puisqu’elles ont concerné le processus de dévolution en Ecosse et au Pays de Galles, mais l’institution est aujourd’hui considérée comme faisant partie de la loi constitutionnelle, toujours non écrite au demeurant…
Un nouveau paysage politique
A la suite des élections législatives du 4 mai dernier et de la défaite du Labour party, une alliance unique en son genre a vu le jour entre les Tories et les Libéraux-démocrates, les seuls gouvernements de coalition de l’histoire récente remontant à l’entre-deux guerres et à la Seconde Guerre mondiale, sans parler de gouvernements minoritaires qui ont la plupart du temps été conduits à l’échec.
Or, quelque soient les compromis auxquels devront se résoudre les deux formations au pouvoir, tant leurs programmes sont divergents, notamment sur l’Europe, l’accord ne s’est concrétisé que par la décision de réformer le système électoral britannique…tout en soumettant les nouvelles dispositions à un référendum précisément. On se souviendra que c’est le refus d’Edward Heath d’envisager une réforme électorale qu’exigeaient déjà les Libéraux de Jeremy Thorpe qui le conduisit à l’échec bien qu’il ait gagné les élections du 28 février 1974, en voix mais pas en sièges, devant alors s’effacer devant le gouvernement minoritaire d’Harold Wilson.
En Grande Bretagne la question du cadre électoral est tout, sauf une question technique. Le mode de scrutin actuel, uninominal à un tour, donne un immense avantage aux deux partis les plus suivis par les électeurs et il n’a jusqu’à présent permis qu’une seule alternance lorsqu’à la fin du XIXème siècle, les travaillistes ont succédé aux Wigs, les ancêtres des Libéraux actuels qui jusque là se partageaient les sièges avec les conservateurs. Ces règles sont tellement inscrites dans l’inconscient collectif de l’électorat qu’elles n’ont pas empêché à plusieurs reprises un parti minoritaire en voix, mais majoritaire en sièges, de gouverner des années durant. Sans remonter à Maurice Duverger, dont cinquante ans plus tard les analyses restent très pertinentes, on sait les liens étroits qui peuvent exister entre un mode de scrutin et le nombre effectif des partis politiques ; on peut donc imaginer une évolution très sensible du paysage politique outre-manche, avec non seulement trois grands partis nationaux mais aussi des partis régionalistes, voire indépendantistes comme en Ecosse, déjà présents, mais qui pourraient sortir renforcés de la réforme.
Cela dit, on est en Grande Bretagne et rien n’est vraiment joué. Wait and see : les conservateurs laissent déjà entendre que, tout en organisant avec leur partenaire le fameux référendum, ils pourraient faire campagne pour le non, rejoignant probablement sur ce point le Labour…
Le principe monarchique
En quelques semaines, on a vu, une de fois de plus, la monarchie constitutionnelle offrir son cadre incomparable à l’alternance. La Reine reste la voie symbolique d’un avenir fidèle au passé et ses entretiens avec les premiers ministres, celui qui s’en va, celui qui arrive, ne sont sans doute pas purement protocolaires ; au demeurant, ils restent vraiment confidentiels.
Ce décorum n’en est pas un : il ancre la démocratie parlementaire dans une histoire séculaire qui fait toute sa force et éloigne des citoyens le spectre de la guerre civile. C’est, en revanche, à bien des égards sur ce mode qu’a lieu l’alternance en France où le triomphe de l’adversaire est vécu, et présenté, comme un péril majeur pour la nation. Ce n’est pas à Londres qu’on verrait un leader battu, de peu, aux élections, insulté par la foule – comme ce fut le cas pour Giscard d’Estaing en 1981 lorsqu’il sortit de l’Elysée après la passation de pouvoir.
Les fins de règne
On m’objectera que les circonstances ne sont pas toujours aussi favorables et qu’actuellement la monarchie semble impuissante à empêcher la guerre civile à l’autre bout de la planète, en Thaïlande, l’antique royaume du Siam. Sans trop s’arrêter sur l’histoire de ce pays au XXème siècle, et depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1932, l’instabilité aussi bien politique que constitutionnelle précisément, concrétisée par des coups d’Etat militaires en série, a été largement tempérée par le Roi Rama IX dont jusqu’à présent le prestige est resté intact. Né en 1927, devenu roi en 1946 à la suite de l’assassinat de son frère aîné, couronné en 1950 après avoir entre temps achevé ses études en Suisse, il est aujourd’hui, non seulement assez âgé, mais hospitalisé depuis plusieurs mois et sans doute moins en mesure qu’auparavant, de peser de tout son poids sur la scène politique.
A cet égard, il faut bien dire que peu de souverains, peu d’hommes politiques, ont la sagesse de se retirer à temps s’ils n’y sont pas contraints. Né en 1952, le prince héritier Wachira Longkorn du Siam ne devrait-il pas remplacer son père, même si dans un premier temps il sera loin d’avoir son autorité, passant souvent pour assez peu populaire.
A la limite, la situation n’est pas si différente en Grande Bretagne. La reine, elle-même née en 1926, avait promis à son fils, désormais sexagénaire accompli, de le laisser monter sur le trône à un âge où on a encore l’avenir devant soi. Ayant désapprouvé la relation du Prince Charles avec Camilla, depuis leur mariage elle ne parvient pas à se faire à l’idée que l’intéressée puisse elle-même monter sur le trône, le mariage légitime n’ayant finalement eu aucun caractère morganatique. Elisabeth II reste donc en place et s’est même mis en tête de battre le record de la reine Victoria, avec ses 62 ans de règne, ce qui conduit en tout cas à 2014 – avec une reine de 88 ans, et un prince consort de 93 ans ! Le couple royal, il est vrai, garde belle allure et le Duc d’Edimbourg, parfois un peu absent, a gardé toute la raideur disciplinaire de l’ancien officier de marine.
D’autres rebondissements
Le problème est récurrent dans bien des systèmes : au sein de l’Eglise romaine, où théoriquement règne un monarque absolu, en fait largement soumis à la Curie, sorte de gouvernement patricien, l’âge du pape finira sans doute par poser un problème. Encore alerte, avec ses 83 ans, pourra-t-il occuper le siège de Pierre jusqu’à un âge très avancé comme ce fut le cas de Léon XIII mort sous la tiare à 93 ans en 1903. Ce dernier avait été un grand pape, avec notamment l’Encyclique Rerum Novarum, il avait fait passer d’un coup la doctrine sociale de l’Eglise de la charité à la justice, mais ses dernières années furent marquées par une sénilité croissante qui, sans doute, faisait l’affaire des cardinaux de la Curie…
Le problème se posera-t-il en Espagne ? Dans ce pays où la monarchie est la garante à la fois de l’unité nationale et de la démocratie, la grande sagesse de Juan Carlos semble l’assurer. Son fils, Prince des Asturies, Felipe est un homme de caractère, d’une excellente formation et il devrait être à la hauteur de sa tâche. Sa mère, la reine Sophie, la sœur de l’ex-roi Constantin de Grèce, lui avait dit, jadis : Felipe, tu devras épouser une princesse. Il resta célibataire. Son père lui dit beaucoup plus tard, Felipe tu épouseras la femme de ton choix mais qu’elle n’ait pas connu un autre homme auparavant, comme il se doit pour un roi d’Espagne. Il resta célibataire et ne se maria que bien après avec une femme divorcée, fameuse présentatrice de la télévision très populaire, et avec laquelle le couple royal s’entend finalement parfaitement. Un jour une de mes amies marocaines, arrivée en retard à un colloque réuni en Sicile, entendant un jeune homme parler en français avec beaucoup de pertinence des relations entre le christianisme et l’islam, demanda à son voisin qui était l’orateur ; il lui dit, mais c’est le prince Felipe.
L’incarnation du pouvoir
Dans la plupart des systèmes politiques contemporains où l’incarnation du pouvoir n’a pas un caractère héréditaire, c’est le suffrage des citoyens qui désigne l’Elu. En principe, et on peut y voir une supériorité de la démocratie républicaine sur la monarchie constitutionnelle, la question des fins de règne ne se pose pas – les constitutions limitant le plus souvent le nombre des mandats, en tout cas des mandats consécutifs.
L’élection d’un président au suffrage universel direct peut d’ailleurs aller de pair avec différents systèmes constitutionnels, présidentiel – ou présidentialiste, parlementaire ou encore mixte, un peu comme c’est le cas en France. Même lorsque le président n’a pas de pouvoirs très étendus, son élection, comme on le voit aujourd’hui en Pologne, reste un événement important où se confrontent symboliquement plusieurs visions de l’avenir de la nation.
Elus pour une durée fixe, et pas toujours renouvelables dans leur fonction, les présidents sont pourtant eux aussi tentés de perdurer dans leur mission, ne parvenant pas toujours à organiser leur succession autant que faire se peut. On le voit aujourd’hui dans un certain nombre de pays du Sud où se dessine d’ailleurs parfois, comme jadis dans les pays communistes, maintenant encore à Cuba ou à Pyongyang, une dévolution à la fois républicaine et héréditaire, le dauphin étant censé recevoir l’onction du suffrage.
Un constitutionnalisme africain
On ne doit sans doute voir dans ce phénomène qu’une difficulté passagère à organiser le gouvernement d’Etats très jeunes, les tentatives faites dans ce sens sont loin de toujours aboutir.
En fait, l’évolution vers un constitutionnalisme digne de ce nom est assez générale, y compris en Afrique où des nations fragiles peinent à assurer la stabilité et la continuité de l’Etat.
L’Afrique du Sud constitue à cet égard, sinon un modèle, du moins un exemple à méditer. Elaborée avec infiniment de soins pendant la période de transition, la Constitution enrichie d’un préambule et d’un ‘postambule’ garantissant les libertés publiques et les droits fondamentaux de la personne, a érigé une véritable séparation des pouvoirs, et notamment un pouvoir judiciaire qui s’est révélé dans toute son authenticité. La Cour constitutionnelle a largement utilisé les compétences qui sont les siennes, parfois à rebours de l’opinion dominante. Dans une Afrique où l’homosexualité est la plupart du temps pénalement condamnée, et parfois de la peine de mort, l’Afrique du Sud a, quant à elle, légalisé le mariage homosexuel – et c’est une décision de la Cour qui le 1er décembre 2005 avait fixé un délai d’un an au Parlement pour réviser les textes en vigueur, ce qui fut fait le 30 novembre 2006 avec la loi sur les unions civiles, le premier mariage homosexuel ayant été célébré dés le lendemain dans la belle ville de George, dans la province du Cap occidental.
Du pouvoir, l’Afrique du Sud veut donner une image de continuité qui est bien dans la tradition britannique. Lors de son discours sur l’état de la Nation il y a quelques jours, le président en exercice Jacob Zuma pouvait voir dans les tribunes du public, suivant ses paroles « d’un œil vigilant » rapporta la presse, Nelson Mandela en personne. Rien d’étonnant finalement pour celui qui peu auparavant avait été reçu en visite officielle à Londres, résidant à cette occasion au Palais de Buckingham, accompagné de son épouse officielle…