Dans une période très reculée de l’ère minoenne, il fut question d’un labyrinthe, construit par un architecte qui voulait bien faire, Dédale. Las ! Un monstre se logea en son cœur. Minotaure, tel était son nom. Mi-homme, avec l’intelligence et la perversité qui sont les servantes fidèles de l’espèce, à moins qu’elles ne soient ses maîtresses, mi-taureau, avec les passions et pulsions animales du viril bovidé. Bientôt il exigea de la chair fraîche et il fallut, pour prévenir son courroux, lui expédier annuellement 200 jeunes gens et 200 jeunes filles qu’il dévorait, à moins que, allez savoir, ces Grecs sont badins et aiment filer la métaphore.
La mythologie grecque est toujours porteuse de sens nouveaux. Les banquiers triomphants se sont ainsi vus dotés de produits dérivés, moderne labyrinthe financier, qui leur ont permis de nourrir leur appétit insatiable de profits spéculatifs, généreusement alimentés par la jobardise ou par la sotte et sournoise complicité d’apporteurs qui se croyaient aussi malins qu’eux. Bientôt leur source fut tarie, mais la gloutonnerie des banquiers n’en fut pas calmée. Ce sont les contribuables qui devinrent leurs otages et les Etats leurs complices en remboursant leurs dettes par des déficits publics. On en est là. Par un retour de l’histoire qui rejoint la mythologie, ce sont les Grecs modernes qui, pour le compte du Minotaure devenu banquier élégant, demandent désormais de la chair fraîche pour le calmer – et le nourrir. Encore un petit sou !
Dans un autre chapitre de la mythologie minoenne, prélude à la guerre de Troie, mais traité en bouffe par Offenbach, on invite Ménélas l’infortuné à gagner Cythère pour laisser le champ libre à son épouse, la perfide Hélène. Il devra en même temps sacrifier deux cents génisses blanches à la Déesse – que le peuple paiera. Ce qu’il fait d’enthousiasme, le peuple, afin d’éviter de plus grands malheurs. Ainsi, non content d’avoir perdu ses économies et de devoir indemniser les responsables, le peuple doit reconstituer de ses deniers la couche graisseuse du Minotaure bancaire et a le devoir de s’en sentir soulagé. A force, le banquier ne sera plus Minotaure mais Catoblépas, autre animal mythologique peu éclairé et si vorace qui se dévorait lui-même …
Revenons au labyrinthe : Son constructeur Dédale, apprenti sorcier, s’en trouva prisonnier, soit qu’il ait égaré les plans, soit qu’il n’en ait pas fait. Comment sortir ? Il imagina de le faire par le haut, en se dotant, avec son fils Icare, d’ailes porteuses qui leur permettraient de survoler la difficulté. Dédale s’échappa, mais Icare chut et se tua, payant la démesure et l’irréflexion de son père … Ainsi les nouvelles générations se voient condamner par leurs parents à être débitrices d’un immense fardeau dont elles ne sont pas responsables. Quant à Dédale, il était sauvé, mais il avait perdu son fils, c’est-à-dire son avenir. Tous ces éléments convergent : une libido destructrice demande de la chair fraîche qui lui est toujours complaisamment fournie au détriment de ceux qui n’y peuvent mais ou qui ne sont pas encore nés.
Toujours le labyrinthe : un héros, Thésée, parvint à tuer le Minotaure. Pour sortir, il suivit le fil que son amante, Ariane, demi-sœur du monstre, lui avait remis pour accompagner son parcours. A la sortie, en guise de remerciement, il l’abandonna. « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !» L’avenir prolongera t-il la métaphore ? Attendra-t-on que le Minotaure s’autodétruise en même temps que ses victimes ? Les Etats, figures modernes de la cité antique, se décideront-ils à maîtriser le monstre bancaire qu’ils ont laissé prospérer et qui s’est retourné contre eux ? Lequel ou lesquels sera ou seront les modernes Thésée ? Ariane aujourd’hui devrait être l’économiste, ou les économistes qui donneraient la recette, au risque de payer très cher pour leur compte cette rupture d’un pacte familial … Et si le Minotaure n’est pas entravé, on peut croiser les métaphores : gare à la malédiction des Atrides, gare à la guerre de Troie.