L’humeur de Thucydide est parfois un peu sombre et c’est le cas en ce début d’été. La lecture attentive du remarquable article de Gilles Andréani et Bassma Kodmani sur la question palestinienne paru dans ‘Commentaire’, avec son analyse sans concession d’un processus de paix « qui l’a emporté sur la paix », laisse un goût amer à ceux qui ont tant espéré depuis les Accords d’Oslo. Pris dans ses contradictions, aspirant à s’inscrire dans « la normalité occidentale », mais étant incapable d’en finir avec « la déférence incompréhensible de son système politique envers les vues de sa minorité nationaliste-religieuse », l’Etat d’Israël est devenu le pire ennemi de son propre avenir, incapable aujourd’hui de définir une politique, ne serait-ce qu’à moyen terme. L’aveuglement de l’opinion est d’autant plus frappant que la plupart des Israéliens ignorent totalement ce qui se passe ou non dans les Territoires occupés où ils n’ont jamais mis les pieds, sauf bien sûr, les militaires, les colons et leurs proches. On a parfois l’impression d’une Nation atteinte de schizophrénie : les mêmes jours se prépare et se déroule à Tel Aviv la ‘Gay Pride’, maudite par tous les religieux, cependant qu’au fin fond de la Cisjordanie, des colons extrémistes vivant dans des colonies ‘illégales’ – comme s’il y en avait de ‘légales’ – saccagent les cultures de leurs voisins palestiniens, détruisant des oliviers séculaires – un geste indéfiniment répété depuis 1948 – pour se venger des mesures prises à leur encontre… par le gouvernement israélien ! Et bien sûr, car c’est ici la règle, sans que jamais ne soit envisagée par l’autorité d’occupation une indemnisation des victimes.
Un paradoxe
Au regard de l’évolution internationale, la situation reste paradoxale. Certes, le président Obama a, dans un premier temps, souligné la centralité de ce conflit centenaire et exprimé sa volonté de le résoudre enfin. Connaissant mieux que quiconque l’empathie du Congrès pour Israël, l’ancien sénateur a au demeurant toujours su qu’il devrait ici marcher sur des œufs pour progresser dans la voie d’un règlement, sans pour autant sous-estimer l’importance pour les Etats-Unis de leurs relations avec les Etats arabes. Obama donne aujourd’hui l’impression d’être arrivé à un tournant, mais plusieurs voies semblent s’ouvrir, alors qu’un esprit diabolique a retiré les poteaux indicateurs. Sa position personnelle est plutôt meilleure qu’il y a peu, plusieurs victoires intérieures permettant d’envisager les élections de l’automne – les fameux mid term – sans trop de pessimisme et, si la marée noire du Golfe du Texas a mobilisé une bonne part de son énergie ces derniers mois, il a fait finalement bonne impression, n’hésitant pas à affronter l’ami britannique, tentant de saisir l’occasion pour infléchir la politique américaine de l’énergie. Tout devrait contribuer à lui donner les coudées franches pour avancer sur la voie qu’il a lui-même tracée. Devant rencontrer dans les jours qui viennent à la fois le premier ministre israélien et le roi d’Arabie Saoudite, il s’est en quelque sorte mis au pied du mur et on peut imaginer une opinion publique internationale plus que jamais à l’écoute de la Maison Blanche.
Un doute persistant
Rien n’est moins sûr pour autant. Israël a clairement signifié, y compris par des gestes provocateurs, qu’il n’entendait pas se soumettre à quelque Diktat que ce soit. Quant aux Arabes, toujours divisés, ils ne sont nullement représentés par le roi Abdallah qui pèse avant tout ses réserves de pétrole et sa volonté de réforme. Les Palestiniens ne sont pas l’objet d’une sympathie sans nuance de la part des Etats arabes et leurs affrontements internes ne sont nullement surmontés. L’impatience est souvent manifeste dans les Pays du Golfe où nombre d’opérateurs ont hâte de commercer avec Israël, quand ils n’ont pas commencé à le faire.
De nouvelles perspectives
De nouvelles perspectives pourraient s’ouvrir selon certains, dans un cadre tout à fait inédit. Le ministre israélien des Affaires Etrangères, Avigdor Liebermann, voudrait faire de Gaza un nouveau Hongkong, entendez par là un port ouvert au commerce international appelé à devenir un petit dragon, mais sans disposer de la souveraineté, au contraire en quelque sorte ancré dans le protectorat israélien. Quant à la Cisjordanie, Liebermann se dit prêt à envisager des modifications de frontières qui conduiraient les arabes israéliens à se séparer définitivement des juifs et à rejoindre leurs frères de Cisjordanie dans un Etat morcelé et, au minimum, placé sous la tutelle de Jérusalem. « S’ils veulent appeler ça un Etat », a dit un jour Benjamin Netanyahou, « qu’ils le fassent ». Tout montre enfin que le projet de sioniser pleinement la capitale indivisible et éternelle de l’Etat juif n’est en rien suspendu ; ‘Etat juif’, c’est d’ailleurs une revendication nouvelle des dirigeants israéliens de voir leur Etat reconnu comme tel au terme du processus de paix.
Si l’on ajoute à ce tableau postmoderne le fait que l’émigration palestinienne se poursuit inexorablement, un chiffre suggestif étant fourni par les statisticiens palestiniens puisque 250 000 arabes auraient encore émigré entre 1997 et 2007, et que le mouvement se poursuit, en particulier chez les chrétiens qui ne constituent plus désormais qu’une peau de chagrin.
Les contradictions sont certes plus profondes que jamais au sein du gouvernement israélien. Liebermann a été spectaculairement écarté des contacts avec Ankara qui laissent espérer une reprise des relations avec la Turquie, mais les Turcs n’auraient pas voulu discuter avec lui, il est détesté des ultra-orthodoxes, lui qui prétend introduire le mariage civil en Israël, mais ses positions sur la question palestinienne semblent bien rejoindre la majorité de l’opinion persuadée qu’il faut en finir avec les espoirs d’une cohabitation pacifique. Un grand journaliste de la télévision publique française, aujourd’hui à la retraite, d’origine juive tunisienne et dont une part importante de la famille vit en Israël, me disait récemment : « Tu comprends, les Israéliens en ont marre de vivre avec les Arabes ». Comme je lui demandais quelle était la solution, il m’a répondu sans sourciller, et c’est la première fois que j’entendais un tel propos : « Ils n’ont qu’à s’en aller ! ».
Une géopolitique infernale
Les problèmes rencontrés par Obama en Afghanistan sont tellement graves que l’impression prévaut qu’il n’aura pas la force de faire vraiment avancer la paix au Proche-Orient. Sans doute de légers progrès auront-ils lieu quant au blocus de Gaza, mais la situation actuelle est intenable pour Israël et l’enclave ne présente en réalité aucun danger réel pour lui. Les négociations se poursuivent pour l’échange de prisonniers qui permettra enfin la libération du soldat franco-israélien Shalit et elles montrent à quel point il est vain de refuser par principe toute discussion avec le Hamas. Seule une attitude déterminée des Etats-Unis pourrait faire évoluer la situation – à commencer par la nécessité impérieuse de ne plus considérer le Hamas comme une organisation terroriste. Cela ne semble pas en voie de se faire, sachant que sur cette question l’Arabie Saoudite n’est jamais sortie d’une grande ambigüité. N’ayant jamais coupé les ponts avec le mouvement, ayant contribué à son financement, le royaume ne l’a pour autant jamais soutenu.
Un sombre horizon
Quand Thucydide, fatigué d’un conflit sempiternel, élargit son horizon, il n’est guère de meilleure humeur. Par delà les montagnes tourmentées de l’Afghanistan, il aperçoit le tumulte sanguinaire du Kirghisistan et, quelles que soient les manipulations politiques sur le terrain, il mesure l’étendue du désastre. Si le Caucase a pris la place de la Yougoslavie, aujourd’hui disparue, dans l’ordre des guerres intestines, voilà que se dessine un nouvel imbroglio, attendu il est vrai depuis longtemps, autour de la vallée du Fergana. Conçues dans l’esprit de diviser pour régner, les frontières staliniennes des Etats de l’Asie centrale issus de l’ancienne Union Soviétique, sont presqu’impossibles à gérer, mais encore plus difficiles à modifier. Or cette fois, dans un affrontement bref mais extrêmement violent, avec de nouveau l’exode de centaines de milliers de gens, ce sont des musulmans sunnites et turcophones qui s’affrontent au seul prétexte ethnique. De quoi donner raison aux interprètes les plus pessimistes de l’histoire humaine – en n’oubliant pas que quelques montagnes plus loin, la Chine fait régner la loi martiale sur les populations Ouïgours, proches des Kirghizes et des Ouzbeks, eux-mêmes sunnites et proto-turcophones.
La volonté politique
Comment imaginer de sortir de ces scénarios d’enfer que le président Obama avait implicitement écarté dans son fameux discours du Caïre, l’an dernier. Tout en réalité est question une fois de plus de volonté politique. Le système américain, tout en assurant une certaine primauté de l’exécutif, comporte une infinité de liens qui font souvent du président une sorte de Gulliver enchaîné par les Lilliputiens. Pour autant, il ne saurait renoncer à définir une grande politique pour faire plaisir à quelques sénateurs du Middle-west et, par son charisme, il doit parvenir à convaincre l’opinion de ses choix. Cette relation privilégiée d’un homme avec un peuple est au cœur de la politique, y compris dans les démocraties. L’image qui vient ici à l’esprit est celle du Général de Gaulle qui a toujours su prendre ses distances quand il le fallait, se refuser à toute concession quand les circonstances l’exigeaient. Le discours du 16 septembre 1959, consacrant l’Algérie algérienne substituée dans l’instant à l’Algérie française, en restera un exemple fantastique dans l’histoire. Ce discours procédait d’une analyse implacable que les événements ont largement confirmée. De Gaulle ne cessait de réfléchir aux grandes transformations que portait son siècle et sa politique était perpétuellement la résultante de sa réflexion. C’est à cette aune que sera jugé Obama.