Dans un monde où, moins que jamais, l’avenir n’est prévisible et où les calendriers politiques et diplomatiques sont sans cesse bouleversés, les plus hauts dirigeants de la planète, tel Obama surfant sur la nappe d’huile dans le Golfe du Texas, donnent souvent l’impression d’être les jouets des événements. Dans cet univers instable, une Conférence périodique réunissant la France et les pays africains a pour ambition d’être un point fixe, à la fois rituel et prospectif, comme s’il s’agissait, pour une très brève pause dans un quotidien agité, de tracer des perspectives durables.
Est-ce dans cet esprit que Nicolas Sarkozy, l’hôte de la Conférence de Nice a, le 31 mai dernier, mis à laquelle l’ordre du jour la réforme du Conseil de Sécurité laquelle l’Union Africaine et nombre de ses membres se sont montrés tellement attachés ces dernières années ?
Un serpent de mer
La réforme des Nations Unies fait, à épisodes réguliers, la une des médias, telle la suspicion d’un serpent de mer dans les Sargasses. Sans parler de l’amélioration de l’administration onusienne, qui a largement commencé, l’attention s’est depuis longtemps concentrée sur la réforme du Conseil de sécurité, considéré à juste titre comme l’organe central du système, du fait du pouvoir sans limite qui lui est conféré par le Chapitre VII de la Charte – dés lors bien sûr qu’une majorité qualifiée est réunie en son sein, ce qui suppose notamment qu’aucun membre permanent ne s’oppose formellement à ses décisions.
A l’origine, la question de l’élargissement du collège des membres permanents a été soulevée par l’Allemagne et le Japon, redevenue des puissances de premier ordre, grands contributeurs de l’organisation, désireux de rétablir pleinement leur statut international, excluant dans un premier temps de devenir des membres permanents du Conseil, s’ils devaient être dépourvus du droit de veto. Ce fut un premier assaut d’hypocrisie assez impressionnant, les intéressés finissant par croire que la partie était gagnée – j’ai l’habitude de dire dans ces cas là que le désir est le plus grand menteur du monde.
La France, par exemple, soutint sans réserve les prétentions germano-nipponnes – elle pouvait difficilement se mettre sur la route de son alter ego allemand. Elle le fit avec d’autant plus d’ardeur que ses diplomates savaient bien, in petto, que la réforme n’aboutirait jamais dans cette forme.
D’autres Etats occidentaux se montrèrent d’ailleurs intéressés, notamment l’Italie d’Andreotti, le vieux leader démocrate-chrétien qui se souvenait que son pays avait été membre permanent du Conseil de la Société des Nations. S’apercevant rapidement que l’Italie n’avait aucune chance et qu’elle travaillait littéralement pour le roi de Prusse, la Péninsule changea brusquement son fusil d’épaule pour proposer que la Grande-Bretagne et la France renoncent à leur siège en faveur de l’Union européenne ! Non seulement cela supposerait le problème du vieux continent résolu, avec désormais une vraie politique étrangère commune, mais cela impliquerait que les deux pays intéressés renoncent à un avantage diplomatique de premier ordre sans aucune contrepartie. Autant échanger son droit d’aînesse contre un plat de lentilles.
La revendication s’élargit bientôt aux pays du Sud qui, eux non plus, ne manquaient pas d’arguments si variés qu’il serait fastidieux de tous les énumérer. Il est vrai par exemple, que, vue de Sirius, l’Organisation des Nations Unies peut paraître curieuse : dans son collège restreint, aucun pays africain, aucun pays arabe, aucun pays musulman, aucun pays latino-américain, un seul pays asiatique – sans parler de l’absence de l’Inde, appelée sous peu à devenir le pays le plus peuplé de la planète, et même s’il n’y a peut-être pas là de quoi se vanter.
C’est ainsi que, tour à tour, toutes sortes de scénarios furent montés, à la faveur de missions onusiennes confiées à de hautes personnalités, de rencontres diplomatiques et jusqu’à la formation d’une institution ad hoc informelle, le G4, rassemblant l’Inde, le Brésil, l’Allemagne et le Japon – toutes puissances réunies dans le seul but de vaincre les résistances à une révision de la Charte tant attendue.
Les positions des uns et des autres évoluèrent avec le temps : à partir de 2005, afin d’aboutir enfin, il fut admis que les nouveaux membres permanents devraient dépasser le cercle restreint du G4, et surtout qu’au moins dans un premier temps, pour une durée de quinze ans peut-être, ils seraient dépourvus du droit de veto. Au demeurant, les discussions sur la liste éventuelle des futurs permanents ne cessèrent plus, chacun avançant ses pions, son candidat, dans le plus grand désordre, y compris en Afrique. Le serpent de mer vivait toujours tapi dans les plus grandes profondeurs.
Le verrou du monde
Chacun faisait semblant d’oublier les véritables conditions d’une révision de la Charte, comme si la politique de l’autruche permettait de conjurer le sort. Seule une majorité des deux tiers à l’Assemblée générale et une majorité qualifiée au Conseil de sécurité peut conduire à des amendements qui seront ensuite soumis à la ratification des pays membres. En d’autres termes, et pour s’en tenir aux Etats-Unis, l’amendement devra obtenir la majorité des deux tiers au Sénat de Washington. Cette institution, d’autant plus incontournable qu’elle exprime le fédéralisme américain dans son essence, est, on le sait depuis 1920, le verrou du monde tel qu’il existe aujourd’hui. Un vote des sénateurs se traduisant par l’abandon unilatéral de la primauté diplomatique que se sont réservés les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale en 1945 est, à vrai dire, inconcevable, et d’autant plus que la minorité de blocage, 34 sénateurs, se recrutera longtemps chez les Etats fondamentalistes du Middle West ou du Sud. Les sénateurs n’ont d’ailleurs ratifié la charte qu’en raison du dispositif du Chapitre VII de la Charte alors qu’ils avaient rejeté le Traité de Versailles, et avec lui, le Pacte de Genève pour des raisons inverses ; certes, le Conseil de la SDN ne statuait qu’à l’unanimité mais les parties à un éventuel conflit soumis à son examen ne devaient pas prendre part au vote… On se souvient d’ailleurs des réticences du président Roosevelt à l’idée de faire entrer la France dans le Sacré collège : il fallut à Georges Bidault, le ministre des Affaires étrangères du Général de Gaulle, faire une démarche pressante auprès de Churchill – l’un des buts de guerre de l’Allemagne était de rayer la France de la carte du monde, si vous nous tenez à l’écart, elle aura du moins gagné sur ce point – et une seconde démarche encore plus pressante de Churchill auprès de Roosevelt, pour que Paris soit rétabli dans son apparente grandeur.
L’obstacle américain ne serait pas le seul : aucun signe jusqu’à présent, tout au contraire, n’a laissé entendre que la Chine, dont le Parlement n’est qu’une Chambre d’enregistrement, accorderait au Japon, l’envahisseur haï des années 30, un statut que l’évolution de l’archipel, sa dénatalité, sa modestie nouvelle, son refus des armes et paradoxalement son repli sur lui-même, justifieront de moins en moins dans un avenir probable.
La réforme
La réforme du Conseil de sécurité aura pourtant lieu un jour, mais dans un délai impossible actuellement à déterminer : ce peut être l’intérêt des membres permanents actuels de renforcer la représentativité d’un organe vital dont ils pourront continuer à bloquer les délibérations si elles se retournaient contre eux. Au demeurant, la seule réforme de la Charte qui ait eu lieu à ce jour a déjà concerné, en 1963, le Conseil de sécurité dont les membres non permanents sont passés de 6 à 10, 15 membres au total. On peut dès lors imaginer de porter l’effectif total à 25, sans que les sénateurs américains les plus conservateurs s’y opposent majoritairement.
Y aurait-il de nouveaux membres permanents, de toute façon dépourvus du droit de veto ? Ce n’est ni sûr, ni vraiment utile. On pourrait revenir à l’institution des membres semi-permanents de la SDN, toujours reconduits dans leurs fonctions à partir d’une certaine époque, en disposant simplement que le mandat des non permanents est renouvelable.
Dès lors, la configuration d’un Conseil de sécurité rénové s’infère assez facilement de tous les débats qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie : les cinq permanents actuels, dix semi-permanents et dix membres soumis à réélection tous les deux ans. Les dix semi-permanents seraient très probablement les suivants : pour le continent américain, le Brésil et le Mexique qui s’est déjà porté candidat au titre de l’hispanophonie ; pour l’Afrique, l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Egypte ; pour l’Asie, l’Inde, le Japon, l’Indonésie et le Pakistan – auxquels s’ajouterait bien sûr l’Allemagne. On remarquera le nouvel équilibre faisant leur place aux peuples du Sud, à l’islam, au bouddhisme, tout en observant que l’entrée de l’Inde ne peut guère s’imaginer sans celle du Pakistan – un Etat-clef dans la sécurité régionale asiatique de toute façon.
On pourra encore faire les comptes : si le collège permanent actuel représente moins d’un tiers de la population mondiale, et encore avant tout grâce à la Chine, le nouveau collège en représenterait près des deux tiers, beaucoup plus également répartis sur la planète.
L’intermède de Nice
Les débats niçois se sont bien entendu centrés sur l’Afrique et les arguments désormais traditionnels ont été mis en avant, sous l’œil rieur d’un président français heureux de la farce. Il est tout de même apparu que, dans cette réforme, la francophonie serait particulièrement mal servie. Ce fut pour le président Abdoulaye Wade l’occasion de développer encore davantage son ego, avançant sans rire la candidature du Sénégal… oubliant au passage que s’il y avait, une autre fois, une place pour un pays francophone d’Afrique, ce serait nécessairement la République Démocratique du Congo, le jour où Kinshasa, la paix ayant permis la mobilisation de toutes les richesses du pays, sera devenue une ville-monde, à l’instar de Shanghai aujourd’hui.