L’histoire moderne et contemporaine de la France est intimement liée à la défense de ses frontières. La « ceinture de fer » de Vauban, achevée entre 1690 et 1700, aura joué ce rôle jusques et y compris pendant les guerres révolutionnaires et au-delà. La ligne de fortifications mise en place dans les années 1880-1890 par le général Séré de Rivières [[ Directeur du Génie de l’Armée de 1874 à 1880. Ses derniers mots furent « La frontière … la frontière »]], avec Verdun pour barrer la route de Paris, sert jusque pendant la Grande Guerre. La ligne Maginot, conçue et construite dans les années trente pour assurer la défense du Nord et de l’Est, tombe après avoir été tournée et non sans combattre, à la fin de juin 1940.
La dissuasion nucléaire et la force de frappe en portent encore la trace et la marque, des années soixante aux années quatre-vingt dix. Le nucléaire, c’est la sacralisation de la frontière nationale, dans l’indépendance nationale.
Vingt-cinq ans après la fin de la Guerre froide, treize ans après les attentats du 11 septembre, les principes de la politique publique de défense et de sécurité évoluent dans le sens d’un rapprochement de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure. La notion et l’importance de la frontière s’estompent. L’accent mis sur la sécurité plus que sur la défense a des conséquences sur la place des militaires dans le système de défense et de sécurité nationale.
Si notre organisation de défense remonte, pour l’essentiel, au début des années soixante, le cadre, le contexte et les acteurs de notre système de défense et de sécurité ont connu des transformations majeures, dont les livres blancs de 1972, 1994, 2008 et 2013 sont des témoins. Notre organisation de défense et de sécurité est en effet passée de la défense nationale (Livre blanc de 1972) à la défense (Livre blanc de 1994), et de la défense à la défense et la sécurité nationale (Livres blancs de 2008 et 2013). Au cœur de ce travail : la recherche de la frontière de la défense de la France.
L’organisation de défense et de sécurité s’inscrit dans ce cadre, y compris au plan territorial et connait une évolution de moyen terme, depuis dix ans, dans le sens d’un resserrement administratif et politique au profit de l’exécutif, avec une accélération depuis 2007. Dans le même temps, la mobilisation face aux crises fait émerger une nouvelle culture de gouvernement, pour que soient assurées non plus seulement la sécurité intérieure et extérieure du pays, mais la continuité de la vie nationale.
La mise en ordre de la façon dont notre pays se défend découle, pour l’essentiel, de l’ordonnance de 1959 et des décrets des années 1960-1961. Il s’agit d’une réflexion longue, dont les origines datent des années trente et dont les textes qui la portent ont été conçus et pour une part rédigés par le général de Gaulle lui-même. On sait l’importance, l’ancienneté et la maturité des analyses de De Gaulle en la matière, alors qu’il est lieutenant-colonel, et l’un des chefs de service du Secrétariat permanent de la défense nationale, de 1932 à 1937.
C’est à cette époque qu’il travaille sur la projet de loi portant « organisation de la Nation pour le temps de guerre », adopté par la Chambre des députés et le Sénat et publiée comme loi de la République le 11 juillet 1938.
D’avoir été, pendant les cinq années qui précèdent, au cœur de ce chantier que la guerre arrêtera, en septembre 1939, représente un élément important de la construction de la culture administrative et militaire du Général [[ Tristan Lecoq Parlement, Gouvernement, Haut commandement. La question de l’organisation de la défense nationale (1935-1940), Mémoire de maîtrise sous la direction du Professeur G. Pédroncini Paris, Centre d’histoire militaire et de défense de l’Université de Paris I, juin 1980.]].
L’organisation de la défense de la France voulue et mise en place par le général de Gaulle est aussi une conséquence de l’ « étrange défaite » de juin 1940 et de la conscience que celle-ci, pour une bonne part, résulte d’un grave défaut d’architecture gouvernementale et militaire[[Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Albin Michel 1957]], et de l’échec de la défense des frontières dont la matérialisation la plus achevée, sinon la plus excessive fut la ligne Maginot.
Ne nous y trompons, cependant, pas. Ce qui change fondamentalement la donne, dans les années soixante, c’est la force de frappe et la dissuasion. Il n’est plus question, dès ces années-là, de politique « navale », ou de l’armement terrestre, ou bien encore aérienne dans l’esprit du général de Gaulle, mais d’une seule et unique politique de défense, arrêtée au plus haut niveau de l’Etat et par son Chef. Le nucléaire, c’est la dernière des armes, aux mains du premier des Français. C’est la sacralisation de la frontière.
Le contexte des années soixante est connu : une menace majeure, massive, militaire et mondiale, à nos frontières. Un acteur essentiel et quasi-unique : l’Etat. Une approche qui ne s’effectue plus armée par armée, mais par attributions ministérielles : à la Défense, la défense militaire ; à l’Intérieur, la défense civile ; à l’Economie, la défense économique. L’unité du tout est assurée par le Gouvernement, sous l’autorité du Président de la République.
Cette approche est énoncée et en quelque sorte silicifiée par le Livre blanc sur la défense nationale de 1972, auquel Michel Debré, ministre d’Etat et ministre de la défense nationale, apporte la légitimité et la tonalité de celui qui s’estime et qui se pose comme le dépositaire de la pensée et de l’action du général de Gaulle en matière de défense[[Livre blanc sur la défense nationale, Paris, CEDOCAR 1972 (tome 1) et 1973 (tome 2)]]. La défense, c’est la défense des frontières.
En 1994, lorsque François Léotard, ministre d’Etat et ministre de la défense propose à Edouard Balladur, Premier ministre, la rédaction d’un Livre blanc sur la défense, la Guerre froide n’est pas encore si éloignée et le texte porte encore, à bien des égards, la trace et la marque des trente années qui précèdent[[Livre blanc sur la défense, Paris, La documentation française, 1994]]. Il n’empêche : la question de la définition nouvelle de la frontière de la défense est posée.
Qu’en est-il aujourd’hui, plus de cinquante ans après les textes fondateurs, vingt-cinq ans après la fin de la Guerre froide, avec trois Livres blancs qui ont, chacun, rythmé l’évolution de l’organisation de la défense de la France et dont celui de 2008[[Défense et sécurité nationale. Le Livre blanc, Paris, Odile Jacob/La documentation française, 2008]] a fait l’objet d’un travail de révision en 2011 et laissé la place à un nouveau texte, en avril 2013[[Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, Paris, La documentation française, 2013]] ?
Deux séries d’évolutions peuvent être évoquées, s’agissant du contexte, du cadre et des acteurs de la défense et de la sécurité (1.), et du renouvellement en profondeur de l’architecture gouvernementale en la matière et de l’enchaînement des crises, à l’intérieur et à l’extérieur du territoire, qui entraîne l’émergence d’une culture de Gouvernement nouvelle (2.).
De la menace aux frontières aux menaces sans frontières et de la défense des frontières à la défense sans frontières : comment défendre la France et assurer la sécurité nationale
1. Les titres des Livres blancs déjà évoqués sont éloquents. Le Livre blanc de 1972 portait sur la défense nationale. Celui de 1994, sur la défense. Ceux de 2008 et de 2013, sur la défense et la sécurité nationale. L’évolution la plus sensible des termes de référence fait passer de la défense nationale à la défense, puis de la défense à la défense et à la sécurité nationale. Sécurité intérieure et sécurité extérieure sont désormais liées, comme le sont menaces intérieures et menaces extérieures. La frontière de la défense s’estompe, diluée dans un cadre plus large à l’intérieur, et plus lointain à l’extérieur.
1972, c’est la première patrouille du Redoutable. C’est la fin de la transition pour l’Armée de terre, dix ans après la guerre d’Algérie. C’est la rénovation de notre flotte de surface. C’est une Armée de l’Air nouvelle, dont les matériels font la fierté du pays. Le Livre blanc de Michel Debré est une réflexion « à froid » de gardiens vigilants du dogme gaulliste de l’indépendance nationale. Le territoire national et sa protection comme but ultime.
1994, c’est la fin d’une menace massive, militaire, mondiale. C’est la guerre sur notre continent et la situation mouvante du Proche et du Moyen Orient. Ce sont des adversaires possibles, divers et différents, et des conditions d’engagement incertaines. Une réflexion « à chaud », encore marquée par le cadre, le contexte et les concepts de la Guerre froide, et s’appuyant sur les matériels, les hommes et les modes opératoires existants. L’Europe de la défense, comme chantier permanent. L’ébauche de nouvelles solidarités, entre l’Alliance atlantique, les Etats-Unis et l’ONU. Des inflexions importantes à notre politique de défense : la mobilité, le renseignement, la planification, la formation et les opérations interarmées. Un « nouvel équilibre » entre la dissuasion et l’action.
Quelle frontière défendre désormais ?
2008, c’est un changement de nature de notre défense et de notre sécurité, avec la menace à nouveau mortelle, mais autre, du terrorisme et des Etats qui lui seraient liés. Avec celle, différente mais tout aussi dangereuse des armes de destruction massive. Des menaces sans frontières.
La professionnalisation, l’autonomie stratégique, la continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Les engagements et les interventions de plus en plus nombreux de la France dans des alliances ou des opérations qui ne sont pas de circonstance y répondent, dans une Europe de la défense en construction, en Afghanistan ou en Libye. La frontière de la défense de la France se confond avec celle de ses engagements en-dehors de nos frontières.
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 apparaît ainsi, en quelque sorte, comme le point d’orgue d’une évolution de moyen terme, engagée un peu plus de dix ans auparavant. Celui de 2013 s’inscrit, sur ce plan, dans une forme de continuité.
Par voie de conséquence, la place et le rôle des Armées dans la mission générale de sécurité ne sont plus les mêmes.
Jusqu’en 1990, c’était la garde au Rhin étendue jusqu’à la frontière orientale de la République fédérale, et la protection du territoire national. Mission essentielle pour l’Armée de Terre, dont l’organisation reflétait l’identification à un territoire (divisions militaires du territoire, défense opérationnelle du territoire…) dont l’origine remonte à la loi de 1882 sur l’organisation territoriale de l’Armée, avec ce double attachement au sol et à la frontière, comme une inscription barrésienne de l’Armée, à la fois implantation et incarnation.
Protéger le territoire national, ce que nos armées n’avaient pas fait en 1940, avec la double assurance de la force de frappe et de l’OTAN.
Dans les années 1990-2000, l’accent fut mis sur la projection : le Golfe, les Balkans, l’Afrique. Avec une double incertitude, sur la dissuasion et sur la conscription, dont le Livre blanc de 1994, rédigé pendant la cohabitation (1993-1995) est le témoin et un « nouvel équilibre » entre la dissuasion et l’action la formule retenue, après des heures de travail rédactionnel entre les parties concernées et des allers-retours nombreux au sein de l’exécutif, témoin d’une rupture de la pensée de la défense et de la notion de frontière à défendre.
Dans le même temps, les restructurations militaires, la professionnalisation des armées, leur projection en-dehors de territoire national ont pour conséquence de rendre l’Armée invisible à la Nation.
Un troisième temps voit une nouvelle répartition entre la dissuasion, la projection et la protection, et l’accent mis sur cette mission à la fois militaire et non-militaire, comme l’est la fonction « anticipation » qui couvre, entre autres, le domaine du renseignement, « nouvelle frontière » de la défense.
Cette évolution permet de comprendre comment les missions de nos forces armées s’intègrent à la manœuvre générale de sécurité, dans le contexte d’une transformation en profondeur non de nos alliances, mais du cadre militaire de leur exercice, comme le montrent à la fois ce qu’il advient des relations transatlantiques et de leur bras armé, l’OTAN.
Dans le même temps, une évolution profonde a eu lieu, s’agissant de la puissance publique, c’est-à-dire de l’Etat.
Le général de Gaulle pouvait dire à Bayeux, le 14 juin 1952 que « La défense est la première raison d’être de l’Etat. Il n’y saurait manquer sans se renier lui-même ». Cette logique d’Etat très ancienne, le Général l’avait exprimée dans La France et son armée lorsqu’il décrit l’ordonnance de Charles VII du 2 novembre 1439 qui crée l’armée permanente, l’impôt et la loi et qu’il conclut qu’ « Au lieu de l’héroïsme épisodique des paladins, de la ruse avide des routiers, du bref élan des milices, la constance des troupes professionnelles sera, pendant trois siècles et demi, le rempart de la France »[[ Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Plon 1938 p. 28.]].
Le Livre blanc de 1994, dans la même veine, allait plus loin encore, en affirmant que « L’Etat centralisé et l’armée régulière contribuent à façonner la plupart des valeurs de la société française, depuis l’impératif de la règle jusqu’au sens du service public »[[ Livre blanc sur la défense, Paris, La documentation française, 1994, p. 229.]].
Cette logique semble, aujourd’hui, s’estomper. L’Etat s’est décentralisé, déconcentré, démembré, privatisé, en partie intégré dans d’autres cercles d’exercice de la puissance publique, à la fois infra et supra étatiques et nationaux. De la logique de la contrainte, on est passé à celle de la coopération et du contrat. De la défense des frontières, hier obligation de vie ou de mort, à la sécurité nationale et à une défense sans frontières, à la fois sur notre sol et loin du territoire national.
Pourtant, notre organisation de défense et de sécurité conserve l’empreinte d’une tradition étatique, historique et nationale, qui ne semble pas dépassée.
Cette tradition historique de notre pays consiste, à l’époque contemporaine, à prendre en compte l’ensemble des intérêts de défense et de sécurité du pays. C’est dès 1906 que fut institué un Conseil supérieur de la défense nationale qui réunissait, sous l’autorité du Président du Conseil, les ministres responsables en la matière !
Les institutions dont il s’agit sont nationales, parce qu’elles expriment des obligations permanentes et une continuité de l’exercice de leurs missions : garantir la défense et la sécurité de l’Etat, des populations, du territoire. La frontière demeure donc !
2. Cette organisation s’est renforcée depuis 2002. C’est véritablement à compter de ce moment, que l’on peut dater une inflexion sensible de notre organisation de défense et de sécurité. C’est d’ailleurs à ce moment qu’est rédigée, sous l’autorité du Chef d’état-major des Armées et du délégué aux affaires stratégiques du ministère de la défense une note qui énonce clairement les principes sur lesquels doit reposer une stratégie de défense et de sécurité pour que convergent objectifs de sécurité intérieure et de sécurité extérieure[[ Note EMA/DAS n°787 DEF/EMA/ESMG et n°5017DEF/DAS du 29 novembre 2002.]].
S’agissant des « principes d’actions de la France », la note avance l’idée que « … la politique de défense s’appuie sur une démarche interministérielle (…) la nature globale de la défense est amplifiée par les liens (…) entre les menaces intérieures et extérieures, ce qui tend à fusionner les notions de sécurité et de défense. Cette politique (…) doit assurer la sécurité des institutions, des populations, des biens, et des ressources ». Loin de nos frontières.
Le Président de la République est, depuis cette date, la clef de voûte non seulement de la défense, mais de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure du pays. Dès l’été 2002 sont mises en chantier trois lois de programmation, pour la défense, la sécurité intérieure, la justice. Un Conseil de sécurité intérieure, pendant du Conseil de défense et présidé comme ce dernier par le Chef de l’Etat, est institué.
L’exemple du renseignement est particulièrement éloquent. Parce que le renseignement est la première frontière de notre défense, mais il n’a pas de frontières. C’est pourquoi le Président de la République, chef de l’Etat et chef des Armées, est aujourd’hui de facto l’autorité opérationnelle des services de renseignement, dont les opérateurs sont les services et le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), devenu en 2010 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), assure la régulation du système.
C’est en 2008 qu’est rédigé un nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
C’est en 2010, que le SGDN devient SGDSN.
Un seul Conseil de défense et de sécurité nationale réunit désormais, sous l’autorité du Président de la République, les responsables civils et militaires du pays. Mais le départ avait été donné près de dix ans auparavant.
Dans l’organisation de la défense nationale, de 2002 à nos jours, se fait ainsi jour une continuité de moyen terme dans le resserrement du dispositif, avec une inflexion forte de 2007 à 2011.
De ce resserrement politique et administratif, les questions de renseignement portent la marque la plus visible, dans l’esprit duLivre blancde 2008 où la fonction « anticipation » était venue s’ajouter aux missions déjà arrêtées en 1994. Avec des décisions majeures, comme la création de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), résultat de la réunion en un même ensemble de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) et de la Direction de la sûreté du territoire (DST) et le passage de la Direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN) de la Défense à l’Intérieur.
L’institution d’une Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), distincte de la DGPN, en mai 2014 se comprend aussi dans ce contexte.
Il n’y a là nulle rupture, mais une continuité de moyen terme, fonction du rapprochement de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure, et de l’évolution de l’architecture de défense et de sécurité de notre pays. La défense de la France se joue à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières.
Les crises qui se sont succédé, depuis plus de dix ans, sur le territoire et en-dehors de nos frontières, sont à la fois un élément d’explication et le fondement d’une nouvelle culture de Gouvernement en la matière.
Les années 2001-2011 sont, en effet, celles des crises « en chaîne », pour reprendre l’expression que Raymond Aron appliquait au long terme des conflits du premier XXème siècle[[Raymond Aron, Les guerres en chaîne, Paris, Gallimard 1951.]]. Avec, au présent et dans le même temps, une des plus graves crises, économique, financière et budgétaire qui affecte l’ensemble des « Occidentaux », mettant à mal des solidarités de près de cinquante ans en Europe et une relation transatlantique devenue incertaine.
La crise n’a pas de frontières.
En arrière-plan, une réalité nouvelle : le monde ne connaît plus « …la menace de deux Grands qui conçoivent, construisent, composent des bombes destinées à leur destruction réciproque, dans un dialogue somme toute d’égal à égal qui leur fournit un cadre commode pour un arrangement rationnel. Mais des Etats encore à l’âge de pierre à bien des égards, déraisonnables et déraisonnés, ni ici, ni là : Etats « du seuil », dont l’usage du nucléaire ou la menace de celui-ci s’apparente quelquefois à un prétexte, (…) tantôt à une dangereuse réalité »[[ Marie-Hélène Labbé, Le nucléaire à la dérive, Paris, Editions Frison Roche 2011 p. 13.]].
La frontière entre puissances nucléaires et puissances nucléaires en devenir s’estompe elle aussi, et peut-être une forme de dissuasion avec elle.
En surplomb : les menaces que font peser, partout, les groupes terroristes dont les soubresauts politiques, les conséquences de la mondialisation, les sursauts identitaires et les revendications religieuses sont comme le terreau, en particulier dans le monde arabo-musulman et en Afrique sub-saharienne, mais aussi sur notre territoire.
Elles n’ont pas de frontières.
Le contexte intérieur et extérieur de ces crises est différent de celui des dix années qui ont suivi la fin de la Guerre froide. L’Etat n’est plus seul, engagé dans une chaîne de responsabilités et de solidarités qui va du niveau local à l’international, en passant par l’européen. Ce sont d’autres frontières qui disparaissent.
Dans le même temps, l’Etat joue sa crédibilité à chaque crise, dans un tempo de plus en plus court, sous le regard d’une opinion publique de plus en plus exigeante et distante à la fois, à la mesure du sentiment qu’elle exprime que l’intérêt collectif ne s’incarne plus uniquement, spontanément, nécessairement dans l’Etat.
L’exemple de ces infrastructures que l’on qualifie en France de « vitales », aux Etats-Unis de « critiques », au Canada d’ « essentielles » parce qu’elles sont un élément décisif des économies et des sociétés modernes (transports, communication, réseaux matériels et immatériels…) montre à la fois la complexité des systèmes, l’interdépendance et la multiplication des acteurs, la difficulté pour la puissance publique de s’assurer de la permanence et de la disponibilité de ces systèmes qui, aujourd’hui, conditionnent la continuité de la vie des Nations.
La prise de conscience de l’importance de ces sujets, au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, s’est traduite en premier lieu par le renforcement de la sécurité des systèmes d’information. C’est ainsi qu’a été créée en France, au sein du SGDN, en 1999 la Direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (DCSSI), devenue Agence nationale depuis, et qu’une réflexion d’ampleur a été engagée, au même moment, sur le rôle du Gouvernement en matière de protection et de permanence des infrastructures vitales.
Les systèmes d’information, c’est la dématérialisation de la menace, la déterritorialisation de la défense, la négation même de la frontière.
Voilà bien un tournant important des politiques de défense et de sécurité, au début du XXIème siècle : l’enjeu et l’objet d’une politique publique de défense et de sécurité ne sauraient se limiter, comme hier et pour essentiel que cela demeure, au « …fonctionnement normal et régulier des pouvoirs publics ».
La frontière disparaît à mesure que la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure disparaît elle aussi.
Défendre la France et assurer la sécurité nationale, c’est donc bien assurer la continuité de la vie nationale, sur le territoire national et partout où celle-ci peut dépendre de nos engagements extérieurs, dans le cadre de nos alliances, c’est bien ce qui donne le sens à une politique publique de sécurité nationale dans l’après-Guerre froide.
Dans le contexte d’une défense sans frontières et d’une projection et d’une continentalisation, sur mer, sous les mers, au-dessus des mers, des enjeux de puissance[[ Tristan Lecoq, Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation, Collection Trait d’union Paris, CNDP 2013]].
On voit bien, dans ces conditions, comment notre pays a pu passer de la défense nationale (1972) à la défense (1994), puis de la défense à la défense et la sécurité nationale (2008 et 2013).
Les vingt dernières années de cette évolution de long terme s’inscrivent dans le contexte de l’après-Guerre froide et se distinguent cependant dans l’émergence d’une organisation nouvelle de la défense nationale.
Dans le contexte de la réforme des Armées, là où les militaires étaient les seuls en 1972, ils sont les premiers en 1994 et les uns parmi d’autres, en 2008 comme en 2013. De la distinction à l’indistinction.
La dernière décennie en est la preuve, avec une série d’évolutions de moyen terme et une inflexion très forte à partir de 2008. La mission de sécurité nationale, c’est aujourd’hui la continuité et la permanence des outils à la disposition de la puissance publique, le resserrement administratif et politique autour de l’exécutif, le rassemblement de la Nation autour de l’objectif.
C’est sur ce dernier qu’il importe de faire porter l’effort, et c’est le sens de la démarche de révision du Livre blancde 2008, dès 2011 et de la rédaction d’un nouveau Livre blancen 2013, pour contraint qu’il soit par l’état des finances publiques.
Le Livre blancde 2013 réaffirme la priorité de l’autonomie stratégique de notre pays, dans le cadre de nos alliances et de nos engagements. Les Armées devraient préserver des capacités-clef : moyens de renseignement, capacités de commandement, forces spéciales. Pour conserver l’initiative, les forces devraient se spécialiser et s’organiser, avec un objectif de capacité de projection de 15000 hommes dans une opération extérieure « de coercition majeure ». L’accent mis sur le renseignement militaire, intérieur et extérieur, sur la protection des systèmes d’information, sur la coordination interministérielle en matière de sécurité nationale s’inscrit dans une volonté d’assurer la continuité de la vie nationale, à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières.
La réflexion et l’action s’inscrivent désormais dans le cadre historique d’un Etat souverain, dépositaire des intérêts vitaux de défense et de sécurité de la France, adossée à l’assurance ultime de la dissuasion nucléaire, pour tenir compte au présent des acteurs en chaîne réunis par un Etat qui défend, protège et assure, à l’intérieur de nos frontières, les infrastructures civiles et militaires indispensables à la continuité de la vie nationale, dont nos alliances et nos interventions sont, à l’extérieur de nos frontières, le prolongement et le dépassement de celles-ci.
Une lecture du Livre blancde 2013 devrait y conduire.
Trois piliers d’une stratégie nationale : protéger, dissuader, intervenir.
Un double impératif : prendre notre part à la défense de l’Europe par les Européens et assurer, au-delà de nos frontières et de celles de l’Europe, la sécurité nationale. Une mission : la défense de la France, dans le nouveau contexte des alliances et la nouvelle hiérarchie militaire et navale des puissances. Des moyens : conformes à nos ambitions et respectueux de notre histoire, ajustés à nos contraintes et partagés avec ceux de nos Alliés qui y consentent.