L’élaboration de la résolution, son contenu et ses limites contiennent plusieurs enseignements, sur la crise autant que sur les rapports de force internationaux.
Les conditions du retour au politique
Trois événements successifs ont permis la conclusion de cet accord. L’intervention russe sur le terrain syrien en appui à Bachar Al-Assad au mois de septembre montre qu’un soutien croissant au régime syrien – et le ciblage de l’opposition armée – est incapable d’infléchir suffisamment la situation pour faire émerger une solution. Quelques semaines plus tard, les attentats de Paris accentuent la notion d’urgence (le mot apparaît trois fois dans la résolution). Ils font apparaître la porosité entre le terrain moyen-oriental et les scènes européennes. Dès lors, il s’agit de réinscrire l’action politique dans l’équation syro-irakienne. Le 10 décembre enfin, un accord entre les membres de l’opposition syrienne et certains groupes armés conclu à Riyad, prévoit la formation d’une délégation pour ouvrir des pourparlers avec le régime syrien. L’accord crédibilise et consolide ainsi un des deux acteurs de la négociation à venir.
La conjonction de ces événements permet le vote d’une résolution politique. Jusqu’à présent, le Conseil de sécurité, bloqué par le veto russe, ne s’accordait que sur des résolutions à but humanitaire, ou bien des résolutions à objectif restreint (désarmement chimique à l’été 2013 ; lutte antiterroriste en novembre 2015). Le volet politique se résumait alors à rappeler le cadre de Genève 1, accord pour une transition politique conclu en juin 2012.
Un compromis minimal
La résolution est donc l’accord des acteurs sur un plus petit dénominateur commun : la nécessité d’un règlement politique de la crise syrienne. L’ambition impose, en amont, un mode de négociation particulier. Alors que de nombreuses résolutions sur la Syrie étaient proposées par le P3 (États-Unis, France, Royaume-Uni), le projet est cette fois l’objet de discussions plus larges. La visite de John Kerry à Moscou atteste d’une forme de parrainage en duopole, auquel les autres acteurs donnent leur aval. L’ONU redevient ainsi un acteur légitime et non plus seulement l’arène dans laquelle s’expriment les dissensions et, plus rarement, se nouent les compromis.
Sur le fond, à défaut de maîtriser le jeu, la résolution 2254 tente de maîtriser le temps. Son principal apport est d’entériner un calendrier : réunir les représentants du gouvernement syrien et de l’opposition en janvier, établir « une gouvernance crédible, inclusive et non confessionnelle » d’ici six mois et organiser des élections libres après dix-huit mois. Le cessez-le-feu apparaît comme condition de la réalisation du programme de transition politique.
Quels acteurs et quelle applicabilité ?
Mais déjà, les discours de justification de vote laissent paraître des divergences d’interprétation. Ayant voté le même texte, les quinze membres du Conseil de sécurité lui attribuent des ambitions différentes. De part et d’autre du spectre, Serguei Lavrov voit ainsi dans l’unanimité du Conseil la constitution d’un front antiterroriste, alors que Laurent Fabius rappelle la nécessité de mettre à l’écart de la transition politique Bachar Al-Assad, principal acteur de la violence dans le pays. Ces déclarations modèrent l’enthousiasme autour de l’unanimité décrite. Rappelons que le texte de Genève 1 invoquait déjà une transition politique « qui réponde aux aspirations légitimes du peuple syrien ». La diplomatie russe se réjouissait que l’accord n’exclue aucune partie du processus, alors que pour les Occidentaux, le texte permettait de penser l’après-Assad, interprétation validée à demi-mot par l’émissaire Kofi Annan. La résolution de vendredi n’a donc pas tranché la question des partenaires syriens de la négociation. L’affirmation « c’est au peuple syrien qu’il appartient de décider de l’avenir de la Syrie » occulte mal l’ampleur de la difficulté à définir les acteurs de la négociation lorsqu’elle sera intersyrienne. Outre le sort du président, apparaît en filigrane la problématique de la représentation de l’opposition. La résolution salue le processus de Riyad et invoque la réunion de « l’éventail le plus large possible d’éléments de l’opposition ». La définition des parties de la négociation passe enfin par la qualification, confiée au gouvernement jordanien, des groupes considérés comme terroristes. L’ultime incertitude porte sur la connexion avec le terrain et l’acceptation de la résolution par les acteurs locaux. Même une fois les partenaires définis, dans quelle mesure le calendrier et le cadrage de la résolution 2254 pourront-ils leur être appliqués ? En cas de résistance d’une des parties, quelles pressions pourront être exercées ? La dernière confrontation entre le régime et l’opposition en janvier 2014, dans le cadre de Genève 2, a vu l’absence de discussions sur le fond. La logique de la négociation a été vidée de son sens par le régime, qui a engrangé des points sur le terrain avant les discussions pour se permettre de n’y rien céder, dénigré le statut d’interlocuteur de l’autre, et refusé un agenda autre que celui de l’antiterrorisme. Les suites de la résolution 2254 consisteront donc à évaluer si nous sommes à ce bref moment où les deux parties en Syrie estiment que la poursuite de l’option militaire est mutuellement dommageable. Alors seulement la solution politique amorcée pourra être endossée sur le terrain. Finalement, la résolution signifie le retour d’une régulation qui faisait jusqu’alors défaut. Mais son effectivité n’est pas assurée, sans l’étape qui consistera à descendre des sphères diplomatiques pour revenir à l’acteur local qui doit se réapproprier le discours de la crise et déterminer son issue.
Article publié sur Le Monde.fr, le 22 décembre 2015.