Entre février 2015 et janvier 2017, vingt-trois parlementaires, répartis sur neuf délégations, ont effectué des visites en Syrie. Ils infligèrent à la diplomatie française un désaveu politique sans précédent en matière de politique étrangère dans l’histoire de la Vème République. Le point final de cet épisode trouva sa place au lendemain de l’élection présidentielle de 2017, lors de la première audition du nouveau Ministre des affaires étrangères par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (CAE) le 11 juillet 2017. A cette occasion, le Ministre déclarait sous une forme de mea-culpa « Les intentions de ceux qui font de son départ [à Bachar el-Assad] un préalable à toute discussion sont respectables, mais force est de constater que cette approche n’a pas fonctionné : Bachar el-Assad est toujours là.» Notre étude s’attachera à comprendre les ressorts de cet épisode parlementaire unique, situé à la frontière de la diplomatie parlementaire et du coup de force.
Des éléments précurseurs de la discorde dès 2013
Dès septembre 2013, quelques mois après que la France eut rompu ses relations diplomatiques avec Damas, le député Baumel (PS) avait élaboré un projet de tribune libre, co-signé par une trentaine de parlementaires, appelant le gouvernement à fournir un soutien militaire plus solide à l’Armée Syrienne Libre (ASL). A cela, Gérard Bapt, du même groupe politique, Président du groupe d’amitié France-Syrie, s’était publiquement opposé à cette idée à travers une lettre communiquée à l’AFP dans laquelle il estimait que « L’ASL voit certaines de ses composantes rejoindre le camp jihadiste[1].»
De 2012 à 2016, face à l’enlisement du conflit, l’exécutif paya l’impuissance de sa ligne lors d’une audition houleuse du Ministre (CAE, 26/09/2016) face à des parlementaires vent debout. Parmi les membres de l’opposition, le député Lellouche déclarait dans une longue intervention « N’est-il pas temps de reconnaître que nous nous sommes fourvoyés, non pas seulement sous M. Fabius mais aussi sous son prédécesseur (…) cette ligne est un échec depuis le début. (…)M. le Ministre, vous savez comme moi qu’il n’y a pas de gentils dans cette histoire ! Des déclarations comme celle de M. Fabius ”ni daech, ni Bachar ” ne font pas une politique. » Le député Myard ajoutait « Nous avons continué de mener une politique manichéenne qui nous mène droit dans le mur » avant que le député Mariani ne demande « Depuis six ans nous attendons l’effondrement du régime (…), n’est-il pas temps de changer de ligne politique, de tenir mieux compte de la réalité ? ». De manière plus feutrée des députés de la majorité remettaient également en question la ligne politique. Le député Glavany indiquait « Les parlementaires de droite comme de gauche s’étonnent de la ligne ” ni-ni ”, théoriquement tout à fait défendable, mais démentie par le fait que nous faisons la guerre au second mais pas au premier.» Le député Loncle remettait quant à lui en question l’intégrité de l’opposition syrienne sur laquelle s’appuyait tout l’argumentaire de l’exécutif : « Dans cette ville, Alep, il y a une opposition modérée surestimée, mais surtout daesh dans tous les immeubles, les caves… ». Cette audition parachevait le travail de sape mené par les parlementaires de l’opposition depuis 2015, qui venait lui-même s’ajouter aux errements des parlementaires de la majorité. Cette cacophonie dans le domaine traditionnellement réservé du Président de la République sonnait le glas d’une position devenue hors-sol.
Des motifs divergents mais une ambition commune
C’est dans le contexte d’enlisement du conflit que la première visite parlementaire eut lieu, le 15 février 2015[2]. Elle fut suivie de quatre autres visites, en juillet, septembre, octobre et novembre 2015, puis en mars, avril et décembre 2016, et enfin janvier 2017. Ces visites résultaient d’initiatives non coordonnées, aux objectifs divers, impliquant à la frontière de l’officiel et de l’officieux l’action des Présidents des groupes d’amitié parlementaires France-Syrie au Sénat et à l’Assemblée nationale. De plus, certaines d’entre elles, bi-partisanes, semaient la confusion sur leur statut. Une seule visite, celle de décembre 2016 menée par la députée Cécile Duflot, fut conduite avec l’aval de l’Elysée. Elle sort donc du cadre d’analyse qui prévaut pour les huit autres visites et, à ce titre, ne pourra faire l’objet d’un développement particulier. Tout juste convient-il de rappeler qu’elle fut la seule à ne pouvoir accéder au terrain qu’elle ambitionnait de rejoindre. Concernant les huit autres, deux motifs étaient avancés. L’un politique et l’autre humanitaire, notamment à travers le prisme du soutien aux Chrétiens d’Orient.
Les visites des parlementaires de l’opposition, quinze députés[3] et trois sénateurs[4], n’ont jamais manqué d’émailler la politique gouvernementale. Ils appelèrent unanimement à une révision de la ligne politique gouvernementale. Lors de la visite d’octobre 2015, le député Xavier Breton appelait dans un entretien « à renouer le dialogue avec le régime », précisant dans ses propos aux journalistes « nous sommes nombreux à nous interroger sur la ligne actuelle du gouvernement qui ne mène nulle part. On disait qu’Assad allait tomber dans deux mois, et il est toujours là[5].» Les visites conduites par le député Mariani visait à « rétablir les relations entre les sociétés française et syrienne.» Mais outre la remise en cause de la ligne politique de l’exécutif, ses visites lui ont permis d’asseoir son rôle très personnel de faire-valoir des positions russes[6]. En janvier 2016, lors de la fin du siège d’Alep, il indiquait « heureusement qu’il y a des pays comme la Russie qui ont évité que la Syrie tombe aux mains des extrémistes islamistes[7]». Les visites des parlementaires de l’opposition s’inscrivent dans un cadre très particulier de diplomatie parlementaire fondée sur un motif d’opposition idéologique[8].
Les visites des parlementaires de la majorité, quatre députés[9] et un sénateur[10], sortent quant à elles du champ de la diplomatie parlementaire en ce qu’elles furent menées en dehors de tout mandat et qu’elles ne peuvent s’inscrire pleinement dans un motif d’opposition idéologique. Cependant, elles mirent en évidence de profondes divergences au sein même de la majorité. Par un exercice d’équilibriste, le député Bapt a cherché à faire valoir une autre voix au sein de la majorité sans pour autant discréditer l’exécutif. Mais la composition bi-partisane de la première délégation conduite brouilla son message. Sur place il fut pris au dépourvu par les autres parlementaires qui avaient tenu à rencontrer le Président Assad. La récupération politique de cette visite par le régime syrien a conduit la délégation à essuyer un déferlement de condamnation à tous les échelons du pouvoir. Le Président Hollande indiquait « Je la condamne [cette initiative] parce qu’il s’agit d’une rencontre entre des parlementaires français qui n’ont été mandaté que par eux-mêmes, avec un dictateur à l’origine d’une des plus graves guerres civiles de ces dernières années[11].» Le Premier Ministre Valls déclarait « condamner avec la plus grande rigueur cette initiative[12]. », ainsi que l’ensemble de la hiérarchie du Parti socialiste et de l’Assemblée nationale.
En dépit de cette avalanche de condamnation, Bapt s’est rendu une seconde fois en Syrie avec deux autres députés de la majorité en septembre 2015. Pour se prémunir de toute critique, il déclarait avant son départ : « On ne contreviendra pas à la politique étrangère du Président de la République. Nous ne sommes chargés d’aucune mission ou d’aucun message diplomatique, simplement d’une volonté de faire des rencontres humaines[13].» Malgré ses déclarations rassurantes, le député de la majorité Jérôme Lambert, membre de la délégation, avait affirmé à la radio qu’il fallait « faire front commun contre daesh avec Bachar el-Assad[14]», sapant les efforts de Bapt. En réaction, le Quai d’Orsay dissimulait mal son embarras, qualifiant « ce nouveau déplacement d’aussi inopportun que les précédents[15].»
Par l’attention médiatique qu’elles suscitaient, par l’emballement politique qui en résultait, le Quai d’Orsay se trouvait constamment dans l’obligation d’avoir à justifier sa ligne politique, ce qui constituait une mise sous pression continue et, donc, un élément de fragilité ayant des répercussions sur la crédibilité diplomatique de Paris à l’international.
Une réaction du Quai d’Orsay mal calibrée
Face à cette fronde, l’exécutif a considéré ces visites comme de simples « initiatives personnelles », ignorant la somme de leur ensemble. Les délégations n’ont jamais cherché à se coordonner, ni à publier un communiqué commun, ni même à unifier leurs attentes. Leur seul objectif visait à faire entendre dans les médias, auprès de l’opinion publique et des partenaires internationaux, une autre voix incarnant la possibilité d’une alternative. La campagne présidentielle de 2017 marqua un coup d’arrêt aux pressions des parlementaires. Trois des quatre principaux candidats – F. Fillon, J-L. Mélenchon et M. Le Pen – avaient publiquement repris les messages portés par les parlementaires.
Par ces visites, les parlementaires ont fait valoir une forte capacité d’influence. Sans que leur impact ne puisse être quantifié, le Président élu prit en considération la plupart des volontés des parlementaires : celui d’une hiérarchisation des menaces – et donc de la fin de la posture du « ni – ni » – et d’une meilleure prise en compte des intérêts de la France. C’est ainsi que le Président annonçait après son élection : « Le vrai aggiornamento que j’ai fait au sujet de la Syrie, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar el-Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime[16].»
Bertrand OLLIVIER
3 octobre 2018
L’étude de cas compète est publiée dans la revue Locale et globale, L’Harmattan, n° 51, septembre 2018.
BIBLIOGRAPHIE
Livre :
Tannous, M-N, 2017, Chirac, Assad et les autres. Les relations franco-syriennes depuis 1946, PUF
Articles :
Lons, C, 26/04/2016, Une compassion très politique pour les Chrétiens d’Orient, Orient XXI
Bougrat, J, 2012, « Le groupe parlementaire avec les pays asiatiques : un outil pour l’établissement des relations diplomatiques avec la Chine populaire », Parlement(s), revue d’Histoire politique n°17 p. 63
Maus, D, 2012 « Le cadre institutionnel de la diplomatie parlementaire », Parlement(s), revue d’histoire politique n°17, p.14
Vaïsse, M, 2012, « Conclusions », Parlement(s), revue d’histoire politique n°17, p. 111
Wenkel, C, « La marge de manœuvre des parlementaires en l’absence de relations officielles. Le cas de la RDA », Parlement(s), revue d’Histoire politique n°17, 2017, p. 197
Revue
La diplomatie parlementaire, 2001, Actes du colloque Sénat et Assemblée nationale
[1] AFP, « Syrie : appel de parlementaires PS et EELV à une aide militaire à la rébellion », L’Express, 29/09/2013
[2] G. Bapt, J. Myard, J-P Vial, F. Zuchetto
[3] Députés de l’opposition:
- Les Républicains : Valérie Boyer, Xavier Breton, Guillaume Chevrollier, Nicolas Dhuicq, Yves Fromion, Denis Jacquat, Thierry Mariani, Hervé Mariton, Yannick Moreau, Jacques Myard, Jean-Frédéric Poisson, Jean-Marie Têtard, Michel Voisin.
- Indépendants: Véronique Besse, Jean Lassalle
[4] Sénateurs de l’opposition :
– Les Républicains : Bernard Fournier, Jean-Pierre Vial (PR du Groupe d’amitié France-Syrie au Sénat)
– Union des Démocrates Indépendants : François Zochetto
[5] X. Breton, le Dauphiné libéré, 28/10/15
[6] P-J Truer, B. Vitkine, « Thierry Mariani, la voix de la Russie », M Le Monde, 29/07/2016
[7] T. Mariani, France info, 06/01/2017
[8] M. Vaïsse, « Conclusions », Parlement(s), revue d’histoire politique n°17, 2012, p. 111
[9] Députés de la majorité :
– Parti Socialiste : Gérard Bapt (PR du groupe d’amitié France-Syrie à l’AN), Jérôme Lambert, Christian Hutin.
– EELV : Cécile Duflot
[10] Sénateur de la majorité :
– Parti Socialiste : Patrick Menucci
[11] Déclaration du Président Hollande lors d’une conférence de presse, 26/02/2015
[12] Déclaration du Premier Ministre Valls sur BFM TV, 26/02/2015
[13] G. Bapt, France Info, 26/09/2015
[14] J. Lambert, France info, 28/09/2015
[15] Point presse du MAEE du 23/09/2015
[16] Entretien donné par E. Macron à huit quotidiens européens, 22/06/2017