ThucyBlog n° 6 – Cristallisation d’une coutume de contre-mesures armées contre les groupes irréguliers ?

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Par Philippe Bou Nader, 30 janvier 2020

Le 12 novembre 2019, l’armée israélienne a mené deux frappes létales dans la bande de Gaza et dans la banlieue de Damas en Syrie : la première fut menée contre Rasmi Abou Malhous, un commandant du Jihad islamique (« JI »), et la seconde contre Akram Ajouri, le responsable de la coordination des branches du JI dans la bande de Gaza avec ses opérationnels à l’étranger. Le JI a répliqué à cette opération israélienne par l’envoi d’un barrage de roquettes contre les localités israéliennes voisines de la bande. Tel Aviv a répondu à ces tirs de roquettes en bombardant d’autres cibles du JI. Au total, les ripostes respectives du JI et d’Israël auront duré deux jours.

Responsabilité internationale

Depuis quelques années, Israël a théorisé et appliqué la doctrine dite de la « campaign between wars » (la campagne entre deux guerres). L’establishment sécuritaire israélien a en effet remarqué que les périodes de « paix » marquant ses conflits avec des États ou groupes voisins permettaient à ces derniers de se réarmer et d’affiner leurs tactiques contre lui. Cette constatation fut encore plus vraie après la pénétration opérationnelle de l’Iran au Levant, en particulier à travers le Hezbollah libanais en Syrie et au Liban et le JI dans la bande de Gaza. « While Israel’s strength was still readily apparent as it entered its seventh decade of existence, […] the 2006 Lebanon war spurred the IDF [Israeli Defense Forces] to develop a concept of integrated, low-intensity, preemptive warfare: the Campaign Between Wars. » Cette doctrine fut particulièrement théorisée par l’Institute for National Security Studies – institut semi-public opérant sous l’autorité directe du Premier ministre – qui en établit le premier principe : « avoid escalation and conduct operations under the war threshold […] ». Tel Aviv considère donc que de telles opérations sont en dessous du seuil minimum qu’une opération armée doit dépasser pour être qualifiée d’agression, prérequis au droit de légitime défense. Néanmoins, une telle opération ne pouvant pas être qualifiée de simple dispute frontalière, ne peut être qualifiée que d’agression. Cela est encore plus vrai dans le cas étudié du fait des relations israélo-syriennes. Israël et la Syrie n’ont en effet signé qu’un cessez-feu. L’opération israélienne en question pourrait donc être comprise comme une « relance » des hostilités armées avec la Syrie.

Néanmoins, de nombreux auteurs anglo-saxons ont développé une doctrine, appelée la Harboring doctrine, qui consiste à permettre à un État A de frapper une cible appartenant à un groupe armé sur le territoire d’un État B quand ce dernier n’a pas la volonté de lutter contre ce groupe ou la capacité de le faire. Cette doctrine fut développée afin de faire face aux manquements du Conseil de sécurité en matière de sécurité collective. Elle s’appuie principalement sur le Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. L’article 2 de ce texte dispose en effet qu’« Il y a fait internationalement illicite de l’Etat lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission : a) Est attribuable à l’Etat en vertu du droit international ; et b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’Etat. » L’article 12 du même document dispose qu’« Il y a violation d’une obligation internationale par un Etat lorsqu’un fait dudit Etat n’est pas conforme à ce qui est requis de lui en vertu de cette obligation, quelle que soit l’origine ou la nature de celle-ci. » Dans le cas de l’opération israélienne à Damas, la Syrie n’a ni la capacité, ni la volonté de lutter contre ce groupe. La Syrie commet donc un fait internationalement illicite en laissant faire le JI sur son territoire, puisque cette politique de laisser faire viole l’obligation de l’État syrien sous l’article 2 paragraphe 4 de la Charte des Nations Unies.

Encore au stade de doctrine, Israël se réfère souvent à cette dernière dans sa lutte contre les groupes armés pro-iraniens actifs dans son voisinage. Plus qu’une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté syriennes, l’opération israélienne à Damas pourrait être perçue comme une application de la Harboring doctrine. La légalité de cette dernière n’est néanmoins pas encore majoritairement admise puisqu’elle va à l’encontre de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales.

Contre-mesures armées

La seconde grande question juridique que ces deux frappes israéliennes et leurs suites opérationnelles posent est celle de savoir si une coutume internationale « légalisant » la conduite de contre-mesures armées contre des groupes irréguliers et leurs États-hôtes est en cours de cristallisation. En effet, à la suite des deux frappes israéliennes, le JI a lancé plusieurs barrages de roquettes, à partir de Gaza, contre le territoire israélien. Selon la presse internationale, le système anti-missile israélien a réussi à abattre toutes les roquettes du JI qui allaient toucher des localités peuplées. Israël bombarda néanmoins plusieurs positions du JI lors de ces barrages. La grande majorité de ces frappes ne ciblèrent pas les lieux de lancement des roquettes, trop improvisés et mobiles pour être localisés et visés à temps. Ces « réponses » israéliennes avaient donc un caractère punitif et dissuasif, et non de légitime défense.

Or, la communauté internationale a systématiquement gardé le silence quant à cette tactique punitive israélienne. Que signifie ce silence constant en la matière ? Une coutume internationale est une pratique générale des États (élément matériel) acceptée, par ces derniers, comme étant le droit (opinio juris sive necessitas – élément de l’intention). Le silence de la majorité des États de la communauté internationale peut-il être, premièrement, considéré comme une « pratique » et, deuxièmement, peut-il être perçu comme étant motivé par une opinio juris ? Sur le plan de l’élément matériel, un silence étatique, s’il est systématique et non occasionnel ou d’opportunité, peut être considéré comme étant un acte positif de l’État. Quant à l’élément intentionnel, il est admis par la majorité de la doctrine internationale que le silence d’un État, pour qu’il soit révélateur d’une opinio juris, doit être motivé par une position juridique et non purement politique. En ce qui concerne le cas étudié donc, nous devons tenter de déceler une acceptation générale de la légalité de la politique punitive israélienne contre certains groupes armés. Or, il n’est pas difficile de constater que tout État se retrouvant dans une telle situation – faire face à un groupe armé actif sur un territoire voisin – voudrait se voir conférer le droit, dans le cas où ce groupe armé contrôle un territoire ou est actif et accueilli sur le territoire d’un État-tiers, de pouvoir endommager les opérations de ce groupe et, dans le cas où ce dernier répond à cet effort, pouvoir « punir » ce groupe jusqu’au point où il cessera sa réaction armée. Il n’est donc pas irraisonnable de penser qu’une coutume en matière de contre-mesures armées contre des groupes irréguliers soit en cours de cristallisation.