Par Christophe Richer, 28 janvier 2020
L’assaut mené contre l’ambassade américaine à Bagdad le 1 janvier dernier a montré à quel point la présence américaine en Irak est précaire. Cette présence étasunienne est précaire à plus d’un titre : politiquement précaire parce que rejetée par l’opinion publique irakienne et juridiquement précaire parce que fondée sur une invasion illégale.
Le 20 mars 2003, les forces américaines soutenues par certains de leurs alliés lancèrent l’assaut contre l’Irak de Saddam Hussein. Sur le plan politique, les Américains invoquèrent, au soutien de leur opération, le risque posé pour la sécurité des États-Unis par le régime baasiste et la promotion de la démocratie au Moyen-Orient. Sur le plan juridique, les Américains accordèrent un grand effort, après leur échec pour obtenir une seconde résolution du Conseil de sécurité, à justifier leur opération sur le fondement des résolutions 678 (1990) et 687 (1991) du Conseil de sécurité.
L’Irak, un maillon de l’Axe du Mal
À la suite des attentats du 11 Septembre, les États-Unis initièrent une guerre internationale contre le terrorisme qui se distingua par une conception extensive du recours à la force en droit international, et par une série de campagnes militaires. La première de ces campagnes fut la guerre en Afghanistan qui avait pour objectif de supprimer le gouvernement taliban qui avait soutenu Al-Qaeda. Dans son discours sur l’état de l’Union de 2002, le Président Bush dénonça un Axe du Mal composé de la Corée du Nord, de l’Iran, de l’Irak et leurs alliés terroristes. Le Président Bush fixa comme objectif à son Administration la neutralisation du risque posé par l’Irak de Saddam Hussein, pourtant sous le coup de sanctions de l’ONU. Saddam Hussein était accusé de développer des armes de destruction massive en dépit des sanctions internationales, et d’aider, sinon de tolérer, Al-Qeada.
Revenons en arrière. En août 1990, l’Irak envahit le Koweït et l’annexa. La communauté internationale condamna l’invasion et l’annexion du territoire. Le Conseil de sécurité adopta un ensemble de résolutions plaçant l’Irak sous un régime strict d’embargo. Face à l’obstination de Saddam Hussein, le Conseil de sécurité autorisa, sur la base de la Résolution 678 (1990), les États membres à recourir à la force pour garantir l’indépendance du Koweït. Cette seconde guerre du Golfe[1] se solda par la défaite de l’Irak et par l’imposition, par le Conseil de sécurité, d’un vaste programme de désarmement de l’Irak. C’est la Résolution 687 (1991). Cette résolution introduisit un cessez-le-feu en Irak, à charge pour cet État de respecter un ensemble d’obligations liées notamment à son désarmement et au contrôle de ses capacités en armes de destruction massive. Le programme était largement invasif : il prévoyait notamment la conduite, par la Commission spéciale des Nations Unies et par l’AIEA, d’inspections coercitives sur le territoire de l’Irak. Entre 1991 et 1998, bon an mal an, les inspections se déroulèrent sans la coopération active de l’Irak mais purent produire un certain nombre de résultats. Cependant, en 1998, les inspecteurs de l’UNSCOM quittèrent l’Irak pour ne plus jamais y revenir. Saddam Hussein refusa que de nouvelles inspections soient organisées. La crise renait avec le discours sur l’Axe du Mal de George Bush. À partir de ce moment, l’Administration américaine n’a de cesse de mettre la pression sur la communauté internationale pour obtenir la reprise des inspections en Irak. À l’initiative des États-Unis et avec le concours actif de la France, le Conseil de sécurité s’accorda sur la Résolution 1441 (2002). Cette résolution offrait une dernière chance à l’Irak : en échange de la conduite de nouvelles inspections coercitives, elle évitait la guerre. La paix serait garantie par la coopération active de l’Irak pour parvenir à son désarmement.
L’argumentaire américain pour justifier la guerre se fonde sur une double ambiguïté. La première de ces ambiguïtés tient à la Résolution 1441 (2002). Dans son premier article, elle dresse le constat que l’Irak est en situation de violations patentes de ses obligations. Dans les articles suivants, la Résolution suspend en quelque sorte les conséquences du constat de ces violations patentes en imposant à l’Irak une dernière chance sous la forme d’un régime renforcé d’inspections. Enfin, la Résolution prévoit que le Conseil de sécurité devra se réunir à nouveau pour débattre des rapports des inspecteurs et pour décider si de nouvelles mesures sont nécessaires. La deuxième ambiguïté réside dans la Résolution 687 (1991). Le dernier article de la résolution prévoit que le cessez-le-feu sera appliqué à condition que l’Irak accepte les inspections sur son territoire et respecte l’ensemble des obligations contenues dans la Résolution 687 (1991).
Le recours à la force peut-il renaître de ses cendres ?
Pour les Américains, la situation est simple. Puisque le Conseil de sécurité a, à l’unanimité, constaté que l’Irak était en violation patente de ses obligations, le cessez-le-feu imposé par la Résolution 687 (1991) doit être suspendu. Par conséquent, l’autorisation du recours à la force contenue dans la Résolution 678 (1990) redevient valable. À première vue, le raisonnement semble logique et implacable.
Cependant, plusieurs objections doivent être notées. D’abord, la Résolution 1441 (2002) a fait du Conseil de sécurité le seul acteur de la crise en mesure de décider des suites de la crise, y compris de décider de la guerre. Les États-Unis, sans violer la résolution, ne pouvaient donc décider du recours à la force sans que le Conseil de sécurité n’ait été saisi de la question auparavant. Ensuite, la Résolution 687 (1991) ne prévoit pas la suspension du cessez-le-feu en cas d’inobservation par l’Irak de ses obligations. Bien sûr, cela est implicite, surtout au début des années 1990. Mais puisque la résolution ne le prévoit pas expressément, cela signifie que seul le Conseil de sécurité peut décider la suspension du cessez-le-feu et des mesures pertinentes. De ce point de vue encore, les États-Unis ne pouvaient légitimement décider seuls de la guerre. Enfin, l’argument américain repose en définitive sur l’idée que l’autorisation du recours à la force contenue dans la Résolution 678 (1990) est valable sans limite de temps. Or, si la Résolution 678 (1990) autorise bien le recours à la force, elle le fait dans le but de garantir le respect de la « résolution 660 (1990) et [de] toutes les résolutions pertinentes adoptées ultérieurement ». La Résolution 660 (1990) et celles adoptées en 1990 exigent de l’Irak l’évacuation du Koweït et la libération des otages occidentaux. L’Opération Tempête du désert a permis la libération du Koweït. Par conséquent, l’autorisation du recours à la force est devenue sans objet. Elle s’est périmée par l’action de la coalition internationale. Un deuxième élément vient compléter ce premier. La Résolution 678 (1990) fait référence aux « résolutions pertinentes adoptées ultérieurement » ce qui a laissé dire à certains que la Résolution 1441 (2002) était implicitement visée. Cet argument est sans fondement. Comment une résolution adoptée en 1990 peut-elle faire référence à une autre adoptée plus de dix ans après ? Les seules résolutions auxquelles la Résolution 678 (1990) sont évidemment celles qui lui sont antérieures. On le voit bien, il n’est pas possible de faire renaître de ses cendres l’autorisation du recours à la force.
Les États-Unis ont fondé une intervention militaire mal préparée sur une justification juridique qui ne survit pas un examen approfondi. Les défaillances américaines en la matière sont l’une des causes de l’actuel chaos irakien. Influence iranienne et passage de l’État islamique ont renforcé ce chaos au sein duquel les États-Unis sont toujours empêtrés.
[1] La première guerre du Golfe fut celle qui opposa l’Irak à l’Iran de 1980 à 1988.