Par Jean-Paul Pancracio, 14 janvier 2020
Professeur émérite de l’Université de Poitiers, chercheur associé du Centre Thucydide et membre du Comité éditorial de l’AFRI
A l’issue d’un processus préparatoire de dix ans (2006-2016), les négociations BBNJ (pour Biodiversity Beyond National Juridiction) ont entamé leur phase finale qui est celle de la conférence intergouvernementale convoquée par le Secrétaire général de l’Onu en vue « d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale », en d’autres termes, les espaces internationaux que sont la haute mer et la Zone (fonds marins échappant à la juridiction des Etats). L’échéancier de ses travaux résolution 72/249 de l’Assemblée générale (2018), qui a été parfaitement tenu, prévoyait quatre sessions de négociations échelonnées de 2018 à 2020. La troisième session commencée le 19 août 2019 s’est clôturée le 30 août. Le quatrième et dernier round interviendra durant le premier semestre de l’année qui s’ouvre.
A partir de l’avant-projet d’accord élaboré par la présidence de la conférence qu’il faut considérer comme un mémorandum de négociation encore susceptible de retouches, de même que des comptes rendus des discussions entre délégations au sein de la conférence, il est d’ores et déjà possible d’esquisser un profil général de l’accord définitif.
Un étrange retour aux incantations des années 1970
D’emblée, on est surpris de retrouver dans l’avant-projet d’accord un langage, un esprit incantatoire assez typiques de l’idéologie postcoloniale des années 1970, celle du droit au développement et du nouvel ordre économique international, que l’on pensait à jamais disparue, en même temps que les vieux stéréotypes tiers-mondistes de l’Assemblée générale de cette époque.
L’article 7 de l’avant-projet, relatif aux objectifs de l’accord dans le domaine des ressources génétiques marines et du « partage des avantages », énonce ainsi qu’il entend : « e) soutenir l’instauration d’un ordre économique international juste et équitable », avec une priorité accordée aux Etats en développement et tout spécialement aux moins avancés dans le partage des connaissances et avantages nés de l’utilisation des ressources biologiques marines. On est là bel et bien dans l’incantation et, au regard de la complexité des échanges économiques internationaux, de la diversité des enjeux et de la vigueur des intérêts qui s’y affrontent, c’est conférer une ambition démesurée à une activité qui est essentiellement, pour l’heure, de nature scientifique. De même en est-il du principe énoncé par l’article 5, « l’internationalisation des coûts de protection de l’environnement », dont on peut se demander ce qu’il signifie exactement en des termes aussi généraux.
Un parfum de patrimoine commun de l’humanité
Il y a aussi, à n’en pas douter, en toile de fond, l’esprit du patrimoine commun de l’humanité qui s’applique déjà aux ressources minérales – et seulement minérales – de la Zone, même si l’avant-projet d’accord n’y fait pas expressément référence.
On y décèle l’influence du G77 (groupe de 134 Etats en développement). L’une de ses propositions phares était précisément l’attribution d’un statut de patrimoine commun de l’humanité aux ressources biologiques des zones considérées, ce que ne souhaitaient pas en revanche les pays développés. Il est vrai que cela aurait apporté des retouches fondamentales aux dispositions existantes de la Convention, notamment au statut d’espace international de liberté s’appliquant à la haute mer, ce que l’on s‘était interdit de faire. D’autant qu’il fallait également ne porter atteinte à aucune des compétences existantes des institutions œuvrant déjà dans le champ de la gouvernance des océans (OMI, commissions régionales des pêches, dispositif propre à l’Antarctique, etc.), sauf à leur confier certaines missions en vue de l’application du futur accord. Il fallait donc s’en tenir à cette idée de départ : négocier un simple accord d’application de la Convention, à vocation normative limitée, visant à la « compléter » dans les domaines ciblés, sans toucher à ses fondamentaux.
Dès lors, le compromis s’est cristallisé sur un impératif de cohérence aboutissant à un régime juridique commun aux ressources biologiques des deux zones sans que l’on touche au statut de ces dernières, solution facilitée par le fait que les ressources biologiques de la Zone ne relevaient pas, comme on l’a vu, du régime du patrimoine commun de l’humanité (Convention, articles 133 et 136). On joue ainsi sur la différence entre ce qu’est un statut juridique et un régime juridique. On ne touche pas au statut de la haute mer – même en considérant les aires marines protégées qui y seront créées – tout en conférant à ses ressources biologiques un quasi-régime juridique de patrimoine commun de l’humanité.
Les éléments essentiels du futur régime des ressources biologiques
Si les mots patrimoine commun de l’humanité sont restés tabous, l’avant-projet d’accord est cependant émaillé d’éléments qui dessinent nettement un régime qui y fait appel.
Ainsi, pour ce qui est des ressources génétiques marines, pilier essentiel de l’accord, on relèvera le principe d’égal accès aux ressources, de partage juste et équitable, de transferts de connaissances scientifiques et de technologies : « a) Renforcer les capacités des pays en développement, en particulier les pays les moins avancés, […] les petits Etats insulaires en développement, les Etats côtiers d’Afrique […] de sorte qu’ils puissent avoir accès aux ressources génétiques marines des zones ne relevant pas de la juridiction nationale et les utiliser ; […] « c) encourager un partage juste et équitable des avantages [monétaires et non monétaires] qui découlent de l’utilisation des ressources génétiques marines des zones […] » considérées. De leur côté, les Etats Parties devront prendre toutes dispositions de droit interne pour rendre ce partage effectif, y compris de la part de leurs ressortissants.
L’article 9 ajoute que « l’utilisation des ressources génétiques marines des zones ne relevant pas de la juridiction nationale vise l’intérêt de l’humanité tout entière » et un « Centre d’échange » de même qu’un fonds spécial seront institués pour faciliter le partage international des avantages tirés de leur utilisation. De même, ces ressources ne seront brevetables que lorsqu’elles seront modifiées par une intervention humaine aboutissant à un produit susceptible d’application industrielle (article 12) et sans que cela puisse créer d’obstacle au principe du partage, ce qui paraît contraire à l’essence même d’un brevet qui est de protéger et d’en restreindre l’accès aux applications qu’il vise.
Enfin, et pour s’en tenir à l’essentiel, l’avant-projet énonce le principe de création d’aires marines protégées dans les zones BBNJ, couvertes par l’accord. Un point qui était un élément fondamental de discorde entre les délégations. L’espace de haute mer ne sera donc plus aussi libre qu’il l’était jusqu’alors.
Tout cela cumulé institue de fait un régime de res communis à gestion multilatérale qui est pour le moins assez caractéristique d’un patrimoine commun de l’humanité. Cela étant, le consensus final se fera sur un texte dont on affirmera haut et fort la portée contraignante, mais dont le contenu aura la belle, attractive et incertaine souplesse de la généralité. On se dirige vers un accord d’application de la Convention dont l’essentiel des dispositions permettant de le rendre effectif et opérationnel sera laissé à la Conférence des Etats Parties dont la première réunion interviendra un an après sa date d’entrée en vigueur et ensuite au rythme que ladite conférence décidera de se fixer. Elle aura pour mission essentielle de contrôler l’application de l’accord et de le faire évoluer le cas échéant. Pour cela, il est intéressant de noter qu’elle pourra s’appuyer sur un organe ou réseau – également à créer – d’experts scientifiques, mais aussi sur les savoirs ancestraux des peuples autochtones.