Cette note rédigée par Yves Aubin de La Messuzière reprend les grandes lignes de sa présentation faite au cours de la conférence « Peut-on encore parler d’un monde arabe ? » le lundi 3 février 2020 à l’Université Paris II Panthéon-Assas, dans le cadre du cycle de conférences Paroles de diplomates organisé par le Centre Thucydide et l’Association française pour les Nations Unies (AFNU).
Par Yves Aubin de La Messuzière , le 5 mars 2020
Ancien ambassadeur, ancien directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient au Ministère des Affaires étrangères
En 2016 j’ai publié un livre « Monde arabe, le grand chambardement », ouvrage de réflexion sur l’évolution des pays arabes au regard des bouleversements, survenus à partir de 2011. J’ai essayé de démontrer que ce monde arabe devait dorénavant se décliner au pluriel et qu’il faut penser « les mondes arabes », tant les situations sont diversifiées et contrastée du Machrek au Maghreb. Des nouvelles dynamiques sont apparues marquées par des mouvements de décompositions /recompositions internes et des bouleversements géopolitiques provoqués par les interventions des acteurs régionaux et internationaux.
De quoi le monde arabe est-il le nom ? Un bref rappel
La ligue arabe englobe 22 Etats qui inscrivent dans leurs constitutions la langue arabe comme langue officielle, même si plusieurs d’entre eux ont des populations qui ne sont que partiellement arabophones (Mauritanie, Comores, Djibouti, Somalie). C’est un monde complexe traversé par des lignes de fractures intra-étatiques à caractères religieux, ethnique, linguistique et aussi par des fractures interétatiques dus à des rivalités de puissance.
Complexe à définir, l’arabité s’est longtemps imposée comme le marqueur identitaire dominant du monde arabe. Pour les précurseurs du nationalisme arabe, les Arabes ont vocation à constituer une Nation, c’est-à-dire à traduire en termes politiques leur supposée unité anthropologique et culturelle à l’intérieur des frontières d’une « Patrie arabe » revendiquée. Autres signifiants de cette identité, une histoire et une culture communes qui plongent leurs racines dans le passé de l’Age d’or omeyade et abbasside et une conscience collective forgée contre les dominations étrangères, ottomane d’abord, britannique et française ensuite. L’aspiration à l’unité du monde arabe est née à la fin du XIXe siècle, en Syrie, à travers un mouvement la « Nahda », renaissance en arabe, rassemblant des figures intellectuelles musulmanes et chrétiennes. L’unité arabe devait prévaloir sur les Etats nation. Ainsi, en Egypte, l’égyptianité devait s’effacer devant l’arabité. Deux pôles du nationalisme arabe ont émergé, l’un dominant en Egypte, à l’époque nassérienne, l’autre en Syrie où est né le mouvement baasiste, d’inspiration laïque, à l’initiative d’un chrétien Michel Aflak.
La défaite de la guerre de 1967 a provoqué le déclin du nationalisme arabe, déjà affaibli par l’échec des tentatives d’unité entre l’Egypte et la Syrie. L’échec du concept de Nation arabe et de l’arabisme conduira à l’expansion de l’idéologie islamiste, élaborée par les Frères musulmans d’Egypte, à la fin des années cinquante et réprimée par Nasser. Le sentiment de l’appartenance à la Oumma, la communauté des croyants, prédominera dans certaines sociétés musulmanes. Un nouveau slogan surgit dans la doctrine des Frères musulmans : « Le Coran est notre constitution ». Bref l’Islamité se substitue progressivement à l’arabité. Cette doctrine, ainsi que dans une moindre mesure, celle des Wahabites d’Arabie saoudite, inspireront les mouvements radicaux jusqu’à l’Etat islamique.
Décompositions / Recompositions internes
Au Proche et Moyen-Orient, plusieurs pays, l’Irak, la Syrie, transformés en Etats faillis, ont vu émerger des mouvements non étatiques qui ont prospéré dans des situations chaotiques. En 2014, le Califat est proclamé et se transforme en Etat islamique, qui impose jusqu’en 2016 son autorité mortifère sur un immense territoire en Syrie et en Irak ; l’effacement par Daech de la frontière entre les deux pays, née des accords Sykes-Picot en 1917, a eu un écho bien au-delà de la région. Ainsi est né ce que l’on a désigné comme un proto-Etat qui avait les principales caractéristiques d’un Etat : un territoire, une autorité politique, une administration, une quasi armée et des ressources importantes. Il y avait de quoi s’inquiéter. Mais, l’avenir de l’Etat islamique était compté, car tous les Etats de la région, de l’Iran à la Turquie, en passant par les pays du Golfe et les puissances occidentales ne pouvaient tolérer un Etat islamiste à vocation universelle et expansionniste.
Les insurrections de 2011 qui ont conduit à la chute de plusieurs régimes, ont favorisé l’émergence de l’islam politique non radical. Les mouvements islamo-conservateurs, respectivement Nahda en Tunisie et les Frères musulmans en Egypte, qui n’étaient pas les acteurs des révolutions, ont emporté les premières élections démocratiques. Mais une mauvaise gestion politique et économique des affaires par les Frères musulmans et d’Al Nahda ont signé leur échec à dominer l’alternance. Les effets positifs de la transition en Egypte ont été effacés par le Maréchal Al Sissi qui a organisé une répression féroce contre les Frères musulmans et limité les libertés publiques. Al Nahda a senti le danger et s’est transformé en parti civil, en s’inspirant de la constitution tunisienne, qualifiée de civile. Au Maroc, et dans une moindre mesure en Algérie, les formations islamo conservatrices se maintiennent dans des systèmes de cohabitation.
Les révolutions ont réveillé les identités premières, tribales et claniques, transformées parfois en identités meurtrières pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Amin Maalouf. Après la chute des tyrans, en Irak, en Libye et au Yémen, ce ne sont pas seulement les régimes qui disparaissent, mais des Etats qui se délitent. Des pouvoirs miliciens se constituent en Syrie et en Irak pour protéger les régimes. Le régime yéménite est confronté à une rébellion menée par des milices Houthistes d’obédience zaydite. Un mouvement séparatiste s’est formé au Sud Yémen où Al-Qaïda s’est implanté durablement dans le Hadramaout. Autre exemple de fragmentation, la Libye. C’est le lourd héritage de Kadhafi qui gouvernait les dernières années en s’appuyant sur un réseau d’allégeances tribales. Le chaos libyen a réveillé les forces centrifuges en Cyrénaïque, sur lesquelles s’appuie le maréchal Haftar. En Syrie et dans une moindre mesure en Irak, des déplacements massifs de populations s’apparentent parfois à de l’épuration ethnique à laquelle se sont prêtés les Kurdes.
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