ThucyBlog n° 17 – Les mondes arabes (2/2), Recompositions géopolitiques

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Cette note rédigée par Yves Aubin de La Messuzière reprend les grandes lignes de sa présentation faite au cours de la conférence « Peut-on encore parler d’un monde arabe ? » le lundi 3 février 2020 à l’Université Paris II Panthéon-Assas, dans le cadre du cycle de conférences Paroles de diplomates organisé par le Centre Thucydide et l’Association française pour les Nations Unies (AFNU).

Par Yves Aubin de La Messuzière , le 9 mars 2020
Ancien ambassadeur, ancien directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient au Ministère des Affaires étrangères

Lire la première partie : cliquez ici

Les révolutions dans les pays arabes, du Yémen à la Libye, ont pour conséquence de redistribuer les cartes entre les différents acteurs régionaux et internationaux, le plus souvent   en compétition ou en confrontation.  La chute du régime de Saddam Hussein en 2003 avait déjà modifié la donne stratégique. Désarmé et occupé par les Américains, l’Irak s’est durablement disqualifié comme puissance régionale, au profit du rival historique, l’Iran, qui s’appuie sur la communauté chiite et constitue des milices chiites qui pèsent sur les affaires intérieures. Celles-ci sont mobilisées en Syrie, aux côtés du Hezbollah. Elles étaient placées sous le contrôle des Gardiens de la révolution commandés par général Soleimani. Le Kurdistan irakien échappe au contrôle du pouvoir central, et à terme l’autonomie du territoire évoluera probablement vers l’indépendance.

La Syrie, confrontée à une longue guerre civile meurtrière et à l’exil intérieur comme extérieur de millions d’habitants, plus particulièrement les jeunes qui fuient pour échapper au service militaire, est entrée dans la catégorie des Etats faillis. Le pays est dorénavant un pays placé sous la tutelle de Téhéran et de Moscou et son territoire est partiellement occupé par la Turquie. Cette double tutelle, qui a assuré la survie du régime, n’a pas permis d’éradiquer Daech dorénavant DETERRITORIALISE. La province d’Idlib est toujours contrôlée par d’autres organisations jihadistes, dont Joubha al Nosra, issue d’Al Qaida et protégée par la Turquie. Bien plus, malgré le contrôle de son espace aérien par Moscou et partiellement par Washington, le territoire syrien subit des frappes de l’aviation israélienne visant des positions iraniennes et du Hezbollah. Bref, la Syrie a perdu des éléments essentiels de sa souveraineté. C’est un pays sans forces vives, sans jeunes qui ont fui surtout le service militaire et qui est marqué par la déscolarisation des plus jeunes.

La montée en puissance de la Turquie ne s’exerce pas uniquement sur le théâtre syrien, où elle a réussi à chasser les forces kurdes le long de sa frontière, mais s’étend jusqu’en Libye ou elle s’apprête à envoyer des milices syriennes pro turques pour soutenir le gouvernement de Tripoli. La diplomatie turque affirme une ambition néo-ottomane, en prétendant prendre le leadership du monde sunnite, en rivalité avec l’Arabie saoudite. Cette ambition s’exerce aussi dans les domaines économique et culturel – par exemple avec le succès des feuilletons télévisés turcs doublés en arabe.

L’Egypte, en recul sur la scène régionale à la fin des années Moubarak, n’a pas retrouvé le poids stratégique qu’ambitionne le maréchal Al Sissi, le nouveau Pharaon. Celui- ci a tenté sans succès de constituer sous son égide une force interarabe qui aurait pu intervenir pour s’interposer dans les pays en guerre civile. Par ailleurs l’Egypte, qui a renforcé ses liens avec Israël, n’est plus en mesure de tenir son rôle de médiateur dans le dossier palestinien. La centralité de l’Egypte, auto qualifiée d’«Oum Al Dounia », qui s’était imposée à l’apogée du nasserisme, s’est effacée.

C’est clairement l’Arabie saoudite qui mène le jeu par sa position dominante au sein du conseil de coopération des pays du Golfe. D’un équilibre jadis dominé par les Etats au cœur du nationalisme arabe, on est passé à un basculement de puissance au profit d’un pôle golfique plutôt stable et surtout disposant d’un poids financier considérable, dû à la détention du quart des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel. L’Arabie saoudite a mobilisé plusieurs pays du Golfe pour se lancer dans une aventure militaire désastreuse au Yémen dont l’objectif était de contrer l’influence de l’Iran qui soutenait la rébellion houthiste, d’obédience zaydite. Depuis, cette coalition à coloration sunnite, puisqu’elle englobait la Jordanie et le Maroc s’est délitée. Les Emirats Unis dont les forces étaient les plus présentes sur le terrain se sont retirées. D’autre part, la cohésion du Conseil des pays du Golfe, s’est affaiblie en raison de la querelle entre l’Arabie saoudite et le Qatar, liée principalement au soutien de Doha aux mouvements islamo-conservateurs d’inspiration Frères musulmans.

Le conflit israélo-palestinien est directement affecté par les rééquilibrages géopolitiques. L’annonce du plan Trump a révélé les divisions arabes, malgré le communiqué de façade de la Ligue arabe, rejetant le « deal du siècle ». Les pays du Golfe, quoiqu’avec des nuances, se sont alignés sur Washington dont ils attendent un soutien plus affirmé face à la menace iranienne. Dans la région, seuls deux pays non arabes, l’Iran et la Turquie, ont dénoncé l’initiative américaine. La mise en œuvre du plan sur deux points, l’annexion des colonies et le changement de statut de l’Esplanade des Mosquées qui prévoit que les croyants des trois religions pourront y prier, déclenchera à n’en pas douter de nouvelles violences.

Au total, on constate que les trois principales puissances régionales que sont la Turquie, l’Iran et Israël ne sont pas arabes. En l’absence de soutien logistique américain qui se fait de plus en plus rare, l’Arabie saoudite pourtant premier acheteur d’armement au monde ne fait pas le poids face à l’Iran.

Déjà, sous la présidence Obama, les Etats-Unis ne considéraient plus le Proche et Moyen Orient comme une zone d’influence prioritaire. Trump cherche à tout prix à honorer sa promesse de la précédente campagne électorale : le retrait des troupes américaines du Moyen Orient. C’est la raison pour laquelle il se retient d’être pris dans un engrenage qui l’amènerait à la confrontation militaire avec Téhéran. Il se limite à des actions ciblées – Soleimani – et à des sanctions économiques supplémentaires. De son côté, le régime des Mollahs évite l’escalade, mais dans le même temps consolide ses positions dans la région. Un autre facteur joue en faveur d’un désengagement de la région. Les Etats Unis n’ont plus réellement besoin d’accéder aux réserves pétrolières et gazières du Golfe. Depuis peu, grâce à l’exploitation du gaz de schiste, l’Amérique est exportatrice de pétrole. L’Arabie saoudite a raison de s’inquiéter des réorientations stratégiques de Washington.

La Russie est le premier bénéficiaire du désengagement américain. L’implication militaire de Moscou dans le conflit syrien à l’automne 2015 a pris de court les puissances occidentales et bousculé les équilibres géostratégiques. Pour la première fois depuis la chute de l’Union soviétique, Moscou est intervenu militairement hors de sa sphère d’influence de proximité, avec le succès que l’on sait. Obsédé par la restauration de la grandeur russe et mu par un désir de revanche après les sanctions européennes et américaines, suite à l’annexion de la Crimée, Poutine signe ainsi le retour impérial de son pays dans les affaires planétaires. IL étend depuis peu sa sphère au théâtre libyen, en tentant sans succès à ce stade, de jouer les médiateurs dans le conflit interne.

Sur le versant maghrébin du monde arabe, les situations sont aussi contrastées. Le renversement de Kadhafi par une coalition occidentale, à l’initiative de la France, a provoqué peu ou prou le même chaos qu’en Syrie. On peut adresser la même critique sur l’absence de vision du « day after » qu’on avait adressée aux Américains après le renversement de Saddam Hussein. La Libye restera durablement instable avec des conséquences sur la situation dans les pays du Sahel et sur les flux de migrants. Les trois pays du Maghreb central constituent un pôle de relative stabilité malgré les mouvements de contestations en Algérie et la fragile démocratie tunisienne. Cette stabilité est probablement due à l’absence d’ingérences régionales ou internationales. La grande faiblesse du Maghreb est de n’avoir pas pu constituer une réelle Union du Maghreb arabe, en raison de l’absence de solution à la question du Sahara occidental. L’absence d’économies intégrées aurait fait perdre plusieurs points de croissance. C’est le cout du « Non Maghreb en termes de croissance souligné par des économistes français et arabes.

Sur l’ensemble des crises de la région, de la Syrie à la Libye, en passant par le conflit israélo-palestinien, on ne peut que constater l’absence d’une stratégie globale européenne sur les différentes crises au Proche Orient qui s’additionnent et se nourrissent les unes les autres.  C’est un ensemble diplomatiquement inerte, profondément divisé, comme on l’observe aussi sur le conflit israélo- palestinien. Un sursaut s’est peut-être produit, à la suite de l’initiative d’Angela Merkel de réunir à Berlin une conférence sur la Libye, en présence des deux parties au conflit et des puissances régionales qui intervenantes. Les participants se sont engagés à consolider le fragile cessez le feu et à contrôler les flux d’armements.

Les pays arabes notamment sur le versant levantin, connaitront d’autres mouvements tectoniques, comme le révèlent les mouvements de contestation sociale à caractère parfois insurrectionnel, en Irak, au Liban, demain probablement en Egypte et en Cisjordanie.

Ces mouvements s’inscrivent dans la suite des révoltes des années 2010. Les ressorts sont souvent les mêmes, notamment chez les jeunes, parfois toutes classes confondues, qui appellent à dépasser les clivages religieux et ethniques. La préservation de la dignité ( Karama) est un slogan dominant : « De sujets nous voulons devenir des citoyens à part entière » entend -on. La lutte contre la corruption, la prévarication, le népotisme est au cœur des contestations. Les slogans religieux semblent avoir disparu, comme en Algérie.  En Irak, les manifestants dans des régions chiites expriment une irakité en contestant les ingérences iraniennes. Au Liban des slogans appellent à la fin du communautarisme politique. Tous ces mouvements s’inscrivent dans le temps long.

Et la France ? Dans le contexte d’un monde arabe, divisé, fragmenté, où domine le concept des Etats-nations, le concept de la politique arabe de la France apparait désuet et décalé par rapport aux évolutions géopolitiques marquées par l’influence grandissante des acteurs régionaux non arabes, la Turquie et l’Iran qui pèsent sur les affaires intérieures des pays arabes. Cette politique, dont la refondation est souhaitée par des responsables politiques, avait du sens quand elle a été conçue par le général de Gaulle. La France était alors en rupture avec le monde arabe du fait de la guerre d’Algérie et de l’intervention militaire sur le canal de Suez. Cette politique a été poursuivie par Pompidou et Giscard en lui imprimant une coloration économique. Evoquer l’unité du monde arabe est un mythe, évoquer une politique arabe de la France en est une autre.

Notre diplomatie doit s’adapter, en favorisant une approche régionale, en fonction de nos intérêts bien compris, au Maghreb, au Proche et Moyen Orient autour du conflit israélo- palestinien, en incluant dans nos stratégies les puissances régionales non arabes telles que Israël, la Turquie et l’Iran. On doit regretter que la voix de la France ne se fasse plus entendre sur les différentes crises régionales. La réaction minimaliste du Quai d’Orsay à l’annonce du Plan Trump sur la question israélo-palestinienne est l’illustration de cet effacement.